Berlinde de Bruykere | Droit de Cités

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Lors d’un voyage à la Biennale de Venise avec les étudiants de l’atelier de sculpture, nous avons eu l’occasion de voir l’installation de l’artiste dans le pavillon belge. L’œuvre présentée était remarquablement mise en situation de scénographie et de recueillement — chamanique ? —, comme une présence non naturelle d’une humanité mêlée à la nature. Le (un) corps (arbre) meurtri de la nature (humaine).

Pour entamer cette chronique, nous devons penser à l’image de la douleur dans les pratiques artistiques et dans l’histoire des hommes et des diverses cultures du monde. Il n’est pas sûr que l’artiste soit dépositaire de la possibilité d’incarner à la faveur de ses œuvres une vérité sur la condition humaine qui réunirait autour de lui l’ensemble de cette part d’humanité. Il semble difficile de comprendre, à l’aune de notre morale contemporaine, les sacrifices humains réalisés depuis l’histoire des civilisations avec tout ce que cela comporte d’identification religieuse, chamanique, ou de croyances et superstitions de toutes sortes. Déjà par le passé, la nature était considérée comme un être vivant par bon nombre d’humains qui réalisaient intuitivement la nécessité de préserver les biotopes avec lesquels ils se sentaient en symbiose et redevables de leur existence.

Il semble bien que le problème de l’écologie contemporaine ne fasse somme toute que réintégrer dans notre époque la nécessité de rétablir une conscience de la chair du monde à travers les animaux, les paysages, l’eau, le vent, les saisons, etc. L’arbre dans cette nouvelle conscience des dangers qui nous guettent est un symbole précieux, la métaphore d’une nature indispensable à notre bonheur.

Bref, Berlinde De Bruyckere n’échappe pas à cette remarque, mais avec une nuance de taille : la sincérité de son propos semble nous embarquer dans un voyage de vérité qui trouble la conscience des spectateurs par l’existence d’une réalité décalée, mais ô combien actuelle.

Beaucoup d’essais artistiques ont proposé différents points de vue sur de nouvelles formes supposées représenter, aux yeux des artistes, l’idéal de conception qui fait sens. La forme — ou le concept — qui symboliserait une catharsis philosophique de ce qui est mais que l’on ne voit pas, sauf à le découvrir dans sa représentation universelle, rechigne à se livrer. L’exemple des artistes minimalistes qui ont permis de représenter un univers mental le plus pur possible a fatalement provoqué la réponse contraire d’autres artistes. Le retour du corps dans la quête de sens de l’art contemporain actuel est, somme toute, un juste retour de balancier.

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Nous avons déjà attiré l’attention du lecteur sur la difficulté que notre culture contemporaine actuelle montre à accepter une esthétisation de la souffrance. Les œuvres du peintre Bacon avaient inauguré en leur temps la douleur — psychique ? — mise en scène dans un assortiment coloré que n’aurait pas renié Yves Saint Laurent. Ce décalage mis en scène dans les tableaux parfois vitrés permettait une intériorisation décalée totale de l’énergie de la peinture, comme la tradition de la peinture le permettait par le passé et que Bacon revisitait à la faveur de l’art moderne. Nous sommes nombreux à apprécier l’art de Bacon et à le considérer comme l’un des plus grands artistes du XXe siècle. Y a-t-il un hiatus entre une vision de l’art qui éloigne le sujet du spectateur par l’utilisation du modelage de la peinture et le rend ainsi immatériel… et la récente prégnance terre à terre dans l’art contemporain actuel d’un certain réalisme qui va encore plus loin que l’hyperréalisme du pop art ? La réalité n’est pas la vérité…

Il n’y a pas de différence entre la peinture et la sculpture quand les deux pratiques utilisent le modelage comme expression. Les œuvres de Berlinde De Bruyckere

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sont particulièrement adaptées au territoire actuel des interrogations de toutes sortes qui participent de l’analyse de notre monde où l’écologie est devenue un élément constitutif de notre nature d’humain. Elle définit une réalité future qui globalise les angoisses et les peurs de la réalité actuelle de notre existence. Si l’on compare aux œuvres de Damien Hurst, avec ses animaux sous formol, il y a certes une première fois où un artiste utilise la matière vivante comme tube de couleur — dirait Duchamp. Damien Hurst n’est pas le seul. Un photographe comme Joel-Peter Witkin et certainement d’autres artistes ont ouvert la voie. La taxidermie existe depuis le temps des pharaons, et les tableaux de chasse ont permis d’immortaliser les animaux « prédatés » par les amateurs de trophées de chasse suspendus dans les demeures patriciennes comme des œuvres d’art… La chair animale ne les dérangeait pas… Berlinde De Bruyckere vise l’imitation du corps humain en utilisant à la fois la taxidermie, la cire et la peau d’un cheval. Elle fut une des premières à exploiter la métaphore de la nature (notre monde) qui souffre dans le prolongement de l’homme (le Christ sur la croix)

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Le cinéma documentaire et de fiction, à travers plusieurs films dénonçant les réalités du monde qui dérangent l’ensemble des morales qui gouvernent notre sensibilité contemporaine, a souvent frappé pile là où ça fait très mal. L’exemple d’un film très remuant de Jacopetti[ii], Mondo Cane, reste comme le premier plaidoyer contre l’horreur au quotidien. La réalité est donc une arme extraordinaire contre une forme de cécité qui nous gagne tous plus ou moins et diversement. L’information télévisuelle, à travers les médias de l’image et les réseaux sociaux, nous a habitués à la pornographie de la mort sous toutes ses formes. Nous n’avons pas besoin de fiction pour côtoyer le dégoût, l’horreur et la vraie peur. La réalité suffit… mais ne s’agit-il pas seulement d’une part de la vérité ?

C’est peut-être pour cette raison que l’art, quand il interprète la réalité du monde, est en décalage avec celui-ci. Politiquement, l’artiste a un temps de retard qui est sujet à caution. L’esthétisation de la douleur du monde devient une posture pédagogique « poétisante » dans la chic attitude des galeries high-tech… Il est trop tard, sauf pour une dénonciation des faits, comme un médicament retard au constat.

bd61-3638851 1812                                   1943             1985                                             2015

Inévitablement, la question de l’art et de son action culturelle se pose dans des contextes partisans. Est-ce bien là que l’on attend son action ? Pourtant, les artistes ne peuvent être dans la cécité d’un monde qui les interroge sans cesse sur leur utilité à construire une culture de sauvegarde de la meilleure part de notre humanité.

Comment œuvrer au salut du monde en exerçant le métier d’artiste et construire une réponse positive libératoire ? De fait, les donneurs de leçons sont les premiers à essuyer les critiques. Les artistes peuvent passer leur temps à revisiter les faits a posteriori pour leur donner du corps. La force que peut contenir la représentation réaliste des horreurs commises il y a des lustres au cours des guerres et des conflits de toutes sortes permet de dire sa colère en l’incarnant dans des œuvres d’art. Le rôle critique des artistes est utile dans la mesure où ce besoin naît intimement, en profondeur, dans les fondations de l’œuvre de certains. Ce n’est pas le cas pour tous les créateurs. Certains artistes penchent plutôt pour une distance vis-à-vis de la réalité du moment. Celle-ci est parfois trompeuse dans sa substance. Avoir le nez sur les faits ne dit rien des implications à long terme et des ramifications des effets de toutes sortes qui découlent lentement des actions commises par le passé, et dont on constate seulement maintenant le résultat négatif… Ce qui est en cause, c’est la théorisation de l’art quand celui-ci est conçu comme une critique du monde existant — par voie de conséquence contemporaine — qui ne laisse aucune place dans les esprits pour toutes les autres interprétations du monde à long terme. La polémique sur l’art public[iii] vient apporter du grain à moudre sur cette question. En effet, l’idée que les installations d’œuvres d’art dans les espaces publics n’apportent que des œuvres consensuelles — et donc non critiques du biotope social dans la cité —, est une vision simpliste de l’activité artistique récente. Du moins si l’on considère que l’art doit se réduire à la critique sociale et politique du présent. C’est réduire l’art à une action terre à terre de la poésie… alors que bien d’autres voies sont encore à explorer sur les profondeurs des émotions poétiques et l’aura du néant.

Ce qui semble difficile à réaliser dans notre monde contemporain, c’est un investissement différé dans les tentatives de construire une définition du cosmos. Tout s’accélère, au point d’empêcher la distanciation nécessaire à la compréhension des phénomènes auxquels nous assistons, en n’ayant pas le recul suffisant pour comprendre la phénoménologie de la réalité du vécu. Nous n’ignorons pas les moyens que la pensée ultralibérale de notre monde occidental a mis en place tout au long de ses révolutions industrielles, pour devenir la plus grande boutique des pays démocratiques — et non démocratiques — du monde. Cette première place est en passe depuis quelques décennies d’être investie par la Chine, qui fait mieux que les États de l’Occident en polluant l’atmosphère et le biotope autant que l’a fait le monde occidental depuis la révolution industrielle du XIXe siècle… avec pour seule réponse des Occidentaux (le trait est un peu exagéré) de rouler à vélo pour sauver la planète et de fermer le robinet d’eau froide quand ils se brossent les dents…

Bref, la société libérale occidentale a érigé en mensonge la communication à destination de sa population autour du rêve américain conquérant le monde. Elle a construit une culture de la consommation qui a conduit la population à l’aliénation à un bonheur factice basé sur une consommation débridée d’objets. Cette aliénation gagne le monde : l’exemple des coupures de films à la télévision pour vendre leur salve de produits et de la « daube » de feuilletons de téléréalité aux scénarios affligeants est stupéfiant. Ce résultat, ils l’ont obtenu en érigeant le mensonge subliminal publicitaire comme une culture de la communication des images du réel… Les dirigeants chinois, eux, ne prennent pas de gant avec leurs artistes, ni ne demandent l’avis des populations sur les restrictions de leur liberté.  La trouvaille des Chinois est de produire le poison pour asphyxier le monde occidental tout en finançant le processus par l’argent du libéralisme.

Ce n’est pas tant l’avidité de l’argent à la faveur du goût des affaires de l’occident et de l’orient qui est le pire désastre que le vide dans les esprits, nécessaire au commerce journalier, c’est-à-dire une culture qui renonce à l’existence pour s’incarner dans un paradigme de vitesse consumériste… paradigme qui gagne le monde

Nous avons déjà abordé la réaction italienne du slow food et du slow life… peut-être les journalistes et les artistes doivent-ils eux aussi refuser la pornographie de la réalité à la faveur d’une déconstruction de l’image du désastre comme activité du quotidien à la télévision ou dans les ateliers… Parfois, l’œuvre de certains artistes[v] n’échappe pas à la dérive du dollar… et à la malbouffe de l’art, comme le dit si bien Art Press.

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Notre époque contemporaine est visible et hyperréaliste. Avoir le nez dessus détruit la vraie communication du sens de la politique d’une culture sociétale. Les politiques se trompent, les économistes se trompent, les artistes se trompent, etc. Si nous nous contentons d’être des acteurs travailleurs de la politique au jour le jour, nous perdrons — peut-être ? — toute possibilité d’imaginer le monde tel qu’il est réellement…

Contraria contrariis curantur

Dario Caterina

Le 5 janvier 2015.

[i] Berlinde De Bruyckere est une artiste belge qui, comme beaucoup d’autres depuis deux décennies en Belgique, représente son pays au plus haut niveau international de l’art contemporain. Jan Fabre, Panamarenko, Luc Tuymans, Wim Delvoye, Bob Verschueren, Freddy Beunckens et bien d’autres, perpétuent la visibilité d’un esprit artistique « belgicain » très varié.

[ii] Jacopetti, avec son film Mondo Cane, a bouleversé la communication de l’image au cinéma vers le spectateur. Le documentaire de fiction cinématographique a trouvé aujourd’hui un relais un peu différent dans sa conception avec le travail des artistes vidéographes actuels.

[iii] La polémique qui pointe au sujet de l’art public est significative du cadre idéologique que l’on tente de coller autour du rôle des artistes d’art contemporain. Certains souhaitent les cantonner dans un rôle critique sociologique de notre monde actuel. Il faut y voir un souci des partisans de ce point de vue : la volonté de récupérer l’argent public alloué à la production d’installations in situ pour le réinjecter dans les budgets des commissaires d’exposition à qui il en faut toujours plus pour assouvir leur art… Les belles expositions thématiques…

[v] Jeff Koons est à l’art ce que la malbouffe est à la cuisine, c’est la sentence d’Art Press… L’Amérique a tout inventé de notre monde contemporain, le meilleur comme le pire…