Entretiens avec Jean-Luc Moulène (1/3)

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Ces entretiens croisés sont le fruit d’une rencontre entre deux chercheurs de l’UFR 04 (Paris I Panthéon Sorbonne) : l’un en esthétique, l’autre en arts plastiques. Manuel Fadat souhaitait principalement y aborder les dimensions sociales et politiques du travail de l’artiste. Ses questions se sont, in fine, parfaitement accordées avec celles portées par John Cornu, relatives à l’œuvre et à ses différents registres contextuels.

Nos remerciements vont à Jean Luc Moulène, mais également à Emma-Charlotte Gobry Laurencin et Monique Blaise pour leur relectures attentives et leurs corrections

J.C. & M.F.

Images publiées avec l’aimable concours de J.-L. Moulène

sur Jean-Luc Moulène

sur Manuel Fadat

sur John Cornu

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PARTIE 1/3

Jean-Luc Moulène : Avant de démarrer, je voudrais préciser une chose. Comme d’habitude, je vais parler du point de vue de celui qui fabrique, de l’intérieur, ce qui n’est pas une manière de parler propre à la théorie. Donc ne me posez pas de questions liées à la réception. Bien sûr je m’en pose. Mais je ne me les pose pas du dehors. Je me les pose en allant vers des réceptions. C’est pour cette raison que ce que pense tel intellectuel de mon travail et la manière dont il le formule n’appartient qu’à lui. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de produire cette réflexion, c’est de rendre cette expérience disponible. Qu’en est-il des réactions de chacun et du devenir de ces images ? Ce n’est pas que cela ne me concerne pas : mais c’est l’objet même de l’expérience. Que vous soyez là, que vous me posiez des questions, c’est la preuve, d’une certaine manière, que quelque chose a été reçu. Mais, moi, ce que j’ai produit, c’est une expérience.

John Cornu : Esthétique ?

JLM : Peut être. De fabricant, en tous les cas. D’engagement.

Manuel Fadat : Politique ?

JLM : Ah ça je ne sais pas.

JC : Alors justement, sans même citer qui que ce soit, il s’avère que lorsqu’on lit les critiques, parfois, émerge cette idée de produire des œuvres avec une portée politique, voire militante. Avec les Objets de grève, j’ai l’impression qu’il y a deux espaces politiques. D’une part, un côté documentaire qui relate une lutte sociale, c’est la sphère de la représentation. Et, d’autre part, la présentation : il y a l’effectivité de l’objet, qui fonctionne dans un système économique et qui lui-même est un produit. Cette confrontation entre la représentation et la présentation même de l’objet, son effectivité économique, me paraît particulièrement porteuse de sens dans ce travail.

JLM : Je te suis absolument. C’est comme cela que j’ai pensé les Objets de grève. Ils ont deux niveaux : les objets de grève proprement dit réalisés par les grévistes ; et leur mise en scène, par moi, c’est-à-dire la photographie que j’en faisais. Habituellement, lorsque les journalistes me posent la question de ce qu’est mon sujet, j’ai pour coutume de répondre que le sujet, c’est moi, et que l’objet, c’est ce que je photographie. Dans le cas des Objets de grève, j’ai réhabilité un sujet, le sujet d’une action, d’une lutte. Effectivement, là, d’une certaine manière je me suis tenu, en tant que sujet, en dehors, je représente. Mon action, c’est la production d’un produit. Qu’est-ce qui se joue entre le produit et l’objet de grève ? C’est l’objet même de l’expérience.

JC : Cela m’intéresse beaucoup car j’essaie de définir différents “espaces” politiques au sein d’une même œuvre. Il me semble que les Objets de grève sont particulièrement pertinents à ce sujet. Beaucoup de photographes n’assument pas cela. Ils ne se situent que dans l’espace de la représentation et ils oublient le reste.

MF : Vous voulez parler des conditions de production et de présentation ?

JC : Oui, c’est cela, et de la relation avec un autre niveau : celui de la représentation.

JLM : Dans mon cas, ceci est essentiel. Jamais les conditions de la production ne sont évitées. Il est clair que la forme de mes prises de vue, qui sont des objets, est essentielle. Lorsque je les publie dans le journal, c’est aussi une forme. Cela dit, dans le cas des Objets de grève, ils ont pris beaucoup de formes. Il y a l’objet même, qui est représenté sur un support, et la fabrication d’un objet. Et les deux ne se superposent pas. Dans cette série, c’est la première fois que de manière à peu près consciente je produis un produit d’art. Puisque l’art est devenu un marché, il n’y a pas de raison de ne pas s’y intéresser. J’entends de manière critique. Des produits d’art, il y en a quatre-vingt-dix pour cent sur le marché de l’art, avec des identités fortes, des stylistiques fortes, parfaitement reconnaissables, un suivi de production, une structure de production. Et les écoles ne t’apprennent pas à œuvrer, mais à « mettre en art », comme on met en scène.

MF : Donc on renoue finalement avec la conception de l’art comme ars, au sens du savoir-faire, du métier ?

JLM : Tout à fait. On renoue avec des formules académiques. Et je ne dirais pas académique au beau sens du terme, qui consistait à inventer une technique en fonction de ce qu’on voulait représenter. C’est-à-dire qu’on ne représentait pas une perdrix morte comme un chien mouillé car, techniquement, on n’utilise pas les mêmes huiles, ni de la même façon. Et le grand inventeur, c’était celui qui, pour représenter un certain sujet, inventait une formule chimique. Et les étudiants ne vont pas dans ce sens-là. Ils sont dans la répétition d’un modèle d’identification, d’expression, de satisfaction de la bourgeoisie en tous les cas. Et la bourgeoisie, elle a besoin de produits aujourd’hui, elle n’a pas besoin de savoir vivre !

MF : Réification ?

JLM : Réification, bien sûr. Mais la question de la réification est peut être plus complexe que la question du produit. Pour revenir aux Objets de grève, donc, le postulat de départ était : je vais faire des produits d’art, mais je vais porter la contradiction. Et des contradictions, il y en a en cascade, car il faut définir complètement le produit. Il s’agit de bien remarquer qu’ils sont tous sous “diasec”, type de montage de l’image sous plexiglas qui ne nécessite pas de cadre, et que le fait que tous les dos soient jaunes n’est aucunement un hasard. L’image est séparée du mur, de deux centimètre, par un châssis, et le dos est en PVC jaune. Deux intérêts : en même temps cela produit une aura jaune sur le mur, une radiance, et d’autre part le jaune, c’est la couleur des “jaunes”, et le jaune, dans la grève, c’est le traître, c’est celui qui ne marche pas dans la combine, celui qui continue à travailler pour le patron. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’en produisant ce produit d’art volontairement, la photographie de l’Objet de grève, il fallait que je manifeste, non seulement la contradiction mais aussi la trahison que j’exerçais. Effectivement en prenant ces objets, qui appartenaient aux luttes, en disant  « je les mets en scène », il y avait une forme de “trahison” de l’enjeu même de ces objets. J’ai rendu cela visible car l’œuvre, c’est la photographie de l’objet de grève, et non  l’objet de grève lui-même. Et une œuvre ce n’est pas un “truc” de militant, ça ne dit pas oui, ça ne dit pas non. L’œuvre dit le oui et le non, elle les réunit, les confronte et ensuite vaille que vaille ! De ce côté-là, je serais assez Brechtien. Une fois que tu as engendré le conflit au sein de l’œuvre, et je dis bien de l’œuvre et pas du produit, eh bien ce conflit devient visible et lisible.

MF : A propos de la contradiction. Vous instaurez la contradiction comme une nécessité ?

JLM : Ah oui ! Pour moi c’est une nécessité esthétique qui est idéologique.

JC : Ne s’agit-il pas d’une sorte d’utilitarisme ?

JLM : Il n’y a pas vraiment d’utilitarisme, pas au sens où il y aurait une fonction assignée du moins. A partir du moment où je continue à essayer de produire des expériences visuelles, j’essaie aussi de produire les conditions de cette expérience. Il a fallu que je me rende maître moi-même de mes propres conditions d’expérience, que je les mette en forme dans l’image. De cette manière, au moment où tu vois l’image, tu en saisis aussi les conditions d’existence. À toi de te débrouiller devant cette existence avec la tienne. La réception est bien évidemment considérée mais elle n’est pas “pré” prise en compte.

JC : En somme l’œuvre est au delà de l’objet, elle englobe son système économique, sa réception…

JLM : Ah oui, toujours ! Mais elle ne les englobe pas comme un système d’émission. Elle les englobe au sens où elle les a maîtrisés, où elle les a rendus visibles.

MF : C’est la dialectique, non ?

JLM : Il semblerait…

MF : Peut-on dire que ce sont des préoccupations propres aux années soixante-dix ?

JLM : Alors c’est intéressant, parce que vous, vous êtes d’une autre génération. Je me souviens d’un étudiant qui me disait : « mais Monsieur, quelle est la différence entre l’art moderne et l’art contemporain ? ». Question vacharde l’air de rien ! Je lui ai alors demandé sa date de naissance. Ce à quoi il me répond qu’il est né en 1972. Alors je lui ai dit : « pour toi l’art contemporain débute en 1972 ». C’est une fonction. L’art moderne est identifié dans l’histoire mais l’art contemporain c’est ce qui se passe en ce moment. Mais ce “en ce moment” commence quelque part. Tout cela pour dire que ce que vous aurez lu, vu des années soixante-dix ne sera pas la même chose que ce que l’on a vécu. Vous lisez Deleuze ? Eh bien nous, nous allions dans ses cours ! Ce n’est pas tout à fait la même chose.

MF : Mais il y a néanmoins des filiations, des liens, ne serait ce que par l’intuition, la projection, l’imagination, l’empathie…

JLM : Bien sûr. Il y a quelque chose qui se perpétue depuis les années soixante-dix. Cela dit je n’ai jamais cru à une forme avérée de la révolution, comme si elle n’avait pas eu lieu complètement. Elle est encore dans la façon dont on va s’émanciper, se libérer de diverses conditions, précisément. Les conditions étant changeantes cela implique des propositions elles aussi différentes.

MF : Vous faites référence à l’idée de révolution permanente ?

JLM : D’une certaine manière, c’est appelé comme ça. Mais malheureusement elle n’est pas permanente. Si tu veux, le fait de “penser” est une chose hyper-rare (rires). Ce n’est quand même pas rien de penser. Cela suppose la conjonction d’un corps et d’une production. Penser, c’est le moment où tu fabriques ton corps. Et ce n’est pas permanent. C’est beaucoup d’absence pour de temps en temps une pointe de croissance, une saillie. Quelque chose qui vraiment t’incorpore. En revanche c’est une attention constante, c’est un travail, au sens de la fatigue que cela génère, mais c’est aussi se mettre en disponibilité pour que ça vienne. Et tu t’incorpores aussi toujours un peu par surprise. Par surprise de ta propre pensée. Ou plutôt quand elle est impropre et qu’elle devient tienne, qu’elle est surgissante. Après, et c’est pour cela que j’ai précisé que je parlais du point de vue du fabricant, tout cela se structure, jusqu’à faire en sorte que je puisse présenter les Objets de grève, comme produit, au sein du système de l’art ! Je n’avais pas d’autres manières de prendre en compte un espace critique.

JC : Là où je te rejoins, Manuel, concernant les années soixante-dix, c’est qu’il y a toute une génération d’artistes (Buren, Varini, Verjux, Sandback, Anselmo, Toroni, Bart…) qui tentent de produire des œuvres en situation, qui prennent en considération l’ensemble d’un contexte de la conception à la réception. Pour ces artistes, le fait de produire des objets ne se limite pas à l’objet ni à un cadre, ni à des réifications. Le statut ontologique de l’œuvre d’art pour ce type de créateurs c’est l’ensemble de la situation et ce, dès l’instauration de l’œuvre. Cela est caractéristique. Est-ce qu’aujourd’hui les photographes produisent avec cette conscience ?

JLM : Non, ni aujourd’hui ni avant d’ailleurs. L’histoire de l’art a bien pris soin de se tenir à l’écart de la photographie. Ils ont trouvé le moyen de dire que c’était une culture de façon à l’éliminer du champ de l’art. Et une culture qui avait déplacé et obligé l’art à changer de position. Mais ce n’est toujours pas vraiment reconnu comme un art, dans le fond. Et dans le fond, c’est peut être très bien ! Doisneau n’en avait rien à faire d’être artiste ou photographe. C’est la casuistique ! Je dirais que l’un des passages qui me paraît important pour répondre à ta question du lien entre les années soixante-dix et aujourd’hui, c’est que dans les années soixante-dix, la question de l’esthétique de la réception se discutait et que l’on ne confondait pas réception et marketing de la réception. Au moment du passage au produit d’art, c’est-à-dire au moment de la constitution du marché, et compte tenu que les années soixante-dix sont avant cette constitution du marché, on a commencé à parler de l’esthétique de la réception, et je pense notamment aux théoriciens, en France, comme Jimenez, Revault D’Allones, Tesseydre. Aujourd’hui, lorsqu’on parle de réception, en fait on nous parle d’un public au sens marketing du terme. Cet aspect marketing consiste à essayer de savoir quelque chose du public pour lui proposer le bon produit. Il s’agit donc d’un vrai produit, d’une marchandise. On teste donc le produit en fonction des réactions du public. Mais l’œuvre, elle, n’est pas un test. Elle se donne, finie, entière.

MF : On peut parler d’une “désignification”, pour utiliser un terme « bâtard », qui consiste à ne produire l’objet qu’en fonction d’une demande.

JLM : Actuellement, oui. Mais il faut insister sur l’idée que le public est un domaine qui appartient au marketing. Bruno Latour explique qu’il s’agit d’un fantôme…

JC : Les paramètres économiques font donc l’objet d’une conscience et de choix.

JLM : Oui, c’est étonnant de constater, chez les plus jeunes, comment ils sont simultanément artiste, DJ, organisateur d’expo, “curator”. Ils sont dans la base économique du marché de l’art. Au lieu de choisir une position hiérarchique, ils préfèrent une position horizontale, où ils touchent à tous les domaines. Et en prenant mille euros par-ci, mille euros par-là, ils arrivent à vivre.

JC : Cela dit, les artistes ne sont pas des naïfs et nous savons tous très bien (cf. Bourdieu, Menger, Schütz, Gorz, Boltanski et Chiapello …) que la forme ou la plastique dépasse à bien des égards l’économie trébuchante. Il y a des économies parallèles, des rentes réputationnelles, des enjeux de capitaux symboliques, etc. Les artistes entrepreneurs sont une des concrétisations de cet état de conscience : je pense par exemple à Yann Toma, Fabrice Hybert ou encore Loris Gréaud.

JLM : Oui. Nous en avons parlé avec Yann. Mais le modèle de l’entreprise s’enracine dès les années soixante avec des travaux tels ceux de Gilles Mahé. Il commence très tôt sur ces questions-là. Et justement, c’est un des artistes français intéressants. J’en témoigne, il m’a dit expressément : « moi je ne fais pas l’artiste, j’ai juste repris l’entreprise paternelle ». Et moi de lui demander ce que faisait son père. « C’était le créateur de la publicité avec Bleustein-Blanchet dans les années cinquante » m’a-t-il répondu. Et en fait, Gilles se considérait comme un metteur en public et pas comme un artiste. C’est-à-dire qu’il se situait dans l’invention de la publicité, et non pas encore dans le publicitaire. Et effectivement, beaucoup de travaux qu’on a considérés comme in situ, si tu les regardes aujourd’hui, c’était tout simplement des tentatives de mettre en public, compte tenu que les grandes galeries étaient dans ces années-là saturées par la peinture.

MF : Mais, pour en revenir au marché et à la destination, l’œuvre est quasiment toujours liée à une commande, à une destination, à une attente. Celle-ci est aussi liée à un marché et à un contexte social. Depuis le Moyen Âge, prenons simplement le cas du Duc de Berry, et plus loin encore dans le temps. Cette destination participe aussi à l’image, d’ailleurs, dans tous les sens du terme.

JLM : Oui. Alors si l’on remonte au Moyen Âge, il est clair que l’art occidental s’est avant tout intéressé à la question de l’image. Comme elle est un enjeu sociétal. Et en tant qu’enjeu sociétal, il y a effectivement une attente. Il y a d’ailleurs un phénomène extrêmement curieux et intéressant qui fait que tout le monde considère qu’il est en droit de juger. Ce qui est tout à fait exceptionnel ! Ça concerne tout le monde et tout le monde est instantanément capable de dire j’aime ou je n’aime pas.

JC : Et en plus les gens se sentent légitimes, alors que souvent ils ne maîtrisent pas vraiment les jeux de langage en question… Mais pour revenir sur la question de l’in situ s’agit-il pour vous d’une mise en spectacle ?

JLM : Non pas en spectacle : mais une manière de rendre visible. Quand tu regardes ce que fait Hervé Fischer, par exemple, lorsqu’il remplit le quartier des galeries avec des panneaux de sens interdit, en inscrivant dessus “campagne prophylactique”, ou lorsque André Cadere se promène de lieux en lieux avec ses bâtons colorés, ou encore moi-même, lorsque je produisais des choses que l’on collait sur les vitrines des lieux d’art ou dans le métro : eh bien si on le faisait, c’est parce qu’il y avait un marché de l’art auquel nous n’avions absolument pas accès et auquel on ne prétendait pas. Nous étions activistes. Nous faisions aussi bien des fanzines, l’organisation de concerts, tout en côtoyant les cours de Deleuze et les manifestations. C’était la même chose ! Quand j’ai initié ma maîtrise, nous avions décidé avec un ami de soutenir le même texte, moi en arts plastiques et lui en philosophie : ce qui est carrément illégal ! Notre recherche s’intitulait : « Refus de la division des arts ». Les directeurs de recherche étaient Olivier Revault D’Allonnes et Bernard Tesseydre. Deux marxistes, qui n’étaient d’ailleurs pas sur la même longueur d’onde. Je me souviendrai toujours du moment où l’on a visité Revault D’Allonnes dans son petit cabinet, où j’ai d’ailleurs renversé le cendrier, pour lui parler de ce que nous faisions, avec mon ami Thierry. Il nous a donné l’idée suivante : « Vous avez des activités, faites une maîtrise sur l’activité ». Nous n’étions pas artistes : nous avions des activités. L’activité était une manière de s’opposer au travail et une prise en compte du temps libre. Le sujet étant large, on s’est rabattu sur la question du  « Refus de la division des arts ». Refus d’une casuistique, en somme.

MF : Pour rompre avec les hiérarchies, les limites et les frontières existantes entre art, arts, activité, existence ?

JLM : Absolument ! Il faut savoir que cette période correspond à l’apparition du non-art, de l’art conceptuel. Thierry et moi nous avons alors dix-huit ans, nous sommes très jeunes quand nous visitons ces galeries, et la plupart des étudiants fréquentaient plutôt celles de la rive droite. Je me souviens même d’agressions de la part des étudiants des Beaux- arts lors de performances. Obligé de faire le “coup de poing”, comme on dit. Je me souviens d’une grande bagarre lors d’une performance de Chris Burden, par exemple.

MF : Si on refuse la division des arts, peut-on, selon vous, refuser la division du temps, des époques ? Est-ce qu’avoir ces activités aujourd’hui, c’est-à-dire mêler à la fois un fanzine, une revue, des expos, un concert, une manif, etc., peut encore être jugé comme un processus artistique complet et légitime?

JLM : Il me semble que ce qui fait qu’une œuvre est une œuvre, c’est d’une certaine manière qu’en intégrant ses conditions, elle intègre aussi ses conditions temporelles. Et que c’est ce qui fait que tu peux être devant une œuvre en totale actualité, même si elle a été faite il y a dix ans, vingt ans, cinquante ans. Et de la même manière, des procédures des années soixante-dix peuvent tout à fait être reconduites. On pourrait presque parler d’un renouveau.

JC : Pas tant que cela. Moi je trouve au contraire que l’on est dans un système où l’objet est tout puissant alors que les conditions sont oubliées, mises de côté.

JLM : Oui, on peut dire que quatre-vingt-dix pour cent des artistes font cela, mais ça ne nous oblige pas à nous situer dans cette marge-là. Si tu cherches du côté des dix pour cent, eh bien tu rencontreras des gens plus intéressants, et il y en a ! De même, il y a des étudiants intéressés, et ce dans une logique d’échange et de partage. C’est pour cela que je voulais que vous vous rencontriez.

JC : C’est en effet intéressant de partager nos connaissances malgré cette frontière un peu hasardeuse entre théorie et pratique.

JLM : À ce sujet, je suis d’ailleurs très surpris par le fonctionnement de l’Université. Depuis dix ans, l’université est devenue très problématique. L’objectif, à la création de l’UFR de Paris I Arts plastiques et sciences de l’art, par exemple, c’était justement d’interagir théorie et pratique vivante.

JC : Politiquement, cette volonté existe encore, mais effectivement, on se pose la question de sa réalité et de son effectivité.

JLM : J’ai assisté à cette rupture entre théorie et pratique, alors que nous avions milité pour qu’elles soient liées. Avant, pour savoir si l’œuvre était une œuvre, on la posait au milieu de la table et l’on se demandait : « qu’est-ce que c’est que ce truc là ?». Le psychanalyste faisait sa ligne, le sociologue faisait la sienne, l’esthéticien essayait d’en faire le tour, etc. Mais on posait quand même l’œuvre comme l’énigme à laquelle on était confronté. Et cette œuvre, elle était considérée aussi bien comme pratique que théorique. Mais elle était considérée aussi dans son insertion historique, sociale, etc. Tout change à partir des années quatre-vingt, période où les écoles des Beaux-arts se réveillent parce qu’il commence à y avoir à nouveau un enjeu de marché.

MF : Mais aussi parce qu’il y a un enjeu de politique culturelle et que celle-ci a été assez généreuse, non ?

JLM : Bien sûr. Mais, dans le fond, les années Mitterrand, en termes de politique culturelle, ont quand même beaucoup instrumentalisé les artistes. Autant la droite, avant, dans les années soixante-dix, laissait faire les artistes, d’une certaine manière, en disant : « il faut qu’il y ait de l’art, il faut qu’il y ait des artistes qui gèrent le chaos que nous ne savons pas gérer, il faut qu’ils parlent de la liberté alors que nous on ne sait pas en parler ». Et du coup, beaucoup de choses s’inventaient parce qu’il y avait beaucoup de critiques à faire. À partir du moment où l’on a commencé à assigner des fonctions aux artistes, il y a eu une instrumentalisation. Mais j’ai une question, vous avez tous les deux des pratiques de producteurs ?

JC : Me concernant oui.

JLM : Oui, c’est vrai, j’ai vu quelques images de tes pièces. Et de ton côté, Manuel, tu as une activité éditoriale.

MF : Oui, entre autres.

JLM : Mais revenons à notre sujet. Je vais tenter de finir mon histoire sur l’université, pour que cette conversation se noue avec une histoire. Donc, dans les années 82-83, le marché de l’art contemporain commence à apparaître. À certaines conditions, et pour certains artistes ! Mais ils ont besoin de recruter, car à ce moment-là, il n’y a pas assez d’artistes contemporains français pour satisfaire un marché que l’on voit venir… Les écoles d’art ont alors l’idée de reprendre une partie de la formule qu’avait créée l’université, qui consistait à embaucher des artistes dans les écoles. Et à ce moment-là, ces artistes en question deviennent des têtes de pont de l’introduction des étudiants dans les galeries d’art. Et on commence à sentir une rotation qui se met en place, laquelle est en fait manipulée par les écoles d’art dépendant du ministère de la culture. L’université, quant à elle, à contre-courant, prend position. Pour elle, le marché ne concerne pas l’art. La conséquence est la suivante : l’université commence à perdre ses praticiens. Les enseignants, du coup, se sentent “largués”, se mettent à critiquer l’art qui est créé autour de ces écoles en disant qu’il s’agit d’un art commercial. Ils l’ont donc rejeté, ils s’en sont détournés. Or, même les choses que tu refuses, il faut les regarder ! L’université a fait cette erreur-là. Et je m’en souviens très bien de cette époque car Michel Journiac, qui était encore vivant, a été un des seuls à aller voir les autres enseignants de Saint Charles, qui était alors l’Institut d’études économiques, en leur disant qu’une part des activités pourrait être commune. Il savait que le marché devenait une part intrinsèque de l’art. Car il n’avait pas de visée “d’artiste”, mais une visée d’être au monde. Et dans cet être au monde, il y avait un marché. Je me souviens d’ailleurs qu’il avait affiché chez lui une inscription sur un papier de format A4 : « Jeune, tu n’es pas fils de riche ».

JC : Mais c’est justement sa qualité d’artiste effectif qu’il lui permettait d’incorporer cette dimension.

JLM : Il avait tout à fait conscience de la question du marché. C’est donc en tant que vrai chercheur qu’il est allé rencontrer les autres professeurs pour leur proposer de travailler transversalement. Mais il y a eu un réel blocage de l’université quant à cette question. Aujourd’hui, l’Université, c’est un ensemble de personnes qui essayent de théoriser un ensemble de pratiques qui, au fond, ne leur plaisent même pas. Les quelques artistes qui sont encore dans l’UFR, qui est-ce ? Yann Toma, Isabelle Vodjanie qui a une très bonne pratique, et puis voilà.

JC : Michel Verjux, Éric Rondepierre, Come Mosta Heirt, Olga Kisseleva, AOO, Benjamin Sabatier et encore bien d’autres… mais le vrai problème c’est en effet la transversalité entre les différentes recherches.

MF : J’acquiesce. Mais il y a de nombreux autres problèmes, en amont, politiques et aussi internes, relatifs aux individus, à leurs convictions et leurs postures, entre autres.

JLM : C’est pour cela qu’il ne faut pas mettre l’organisation et la hiérarchie de l’université en dehors du monde ! Elle est aussi pourrie et traversée des mêmes enjeux de pouvoir qu’ailleurs. On a vu des profs fabuleux, qui se sont investis, pendant des années, et qui n’ont jamais été nommés. Ce sont purement des questions politiques. Il ne faut pas mettre le savoir universitaire en dehors du monde et de ses enjeux.

JC : Ces jeux de pouvoir, on peut difficilement les dénoncer d’autant qu’ils sont diffus et compliqués à comprendre.

JLM : Mais il ne s’agit pas de reporter la lutte dans un champ que l’on ne maîtrise pas. Il ne s’agit pas non plus de masquer les problèmes.

MF : Si le sujet pense qu’il est de sa responsabilité de s’engager ou de dénoncer des problèmes, s’il le ressent comme une nécessité dans son être au monde, comme vous dites, que c’est une nécessité et une prise de position personnelle, alors il doit tenter de faire passer le message. On voudrait bien qu’il en soit de même pour tous et que nous assumions tous cette position. Mais on peut comprendre que certains soient indécis en fonction des situations, qu’ils aient du mal à comprendre les enjeux et aient du mal à s’engager.

JLM : Absolument. C’est là que les processus d’émancipation deviennent fondamentaux. Tu n’engageras pas un travail théorique-politique si toi-même tu ne veux pas sortir d’une situation problématique. Et la question de l’arbitraire dans la création, qui existe, se pose de la même manière. Quelle est la condition pour l’accepter, cet arbitraire ? Eh bien, que l’artiste ait nettement passé la brosse avant de le “balancer”, de l’assumer. Il s’agit de faire en sorte que ton arbitraire soit émancipé. Et à cinquante-trois ans, j’y travaille encore ! Même dans une conversation surréaliste, totalement arbitraire, un artiste qui s’assume peut tout à fait assumer la part d’arbitraire, ou, disons, se tromper. Ce n’est même pas qu’il ne laisserait pas passer une chose arbitraire, une erreur, une idée mal posée, mais c’est qu’il est débarrassé des problèmes intérieurs. La question de l’émancipation commence par soi. Il n’y a aucune liberté acquise.

MF : Y a-t-il des endroits où l’on nous ferait vraiment prendre conscience de la nécessité d’être dans un processus d’interrogation en vue de sa propre émancipation pour pouvoir ensuite partager cette prise de conscience ? Crée-t-on les conditions ?

JLM : Oui. Quand tu es gamin et que tu lis Rimbaud par exemple. Tu n’as pas besoin d’un professeur (rires) !

MF : On parle beaucoup de nous. Mais nous faisons partie des gens qui sont au moins en voie d’émancipation. Mais ceux qui n’ont pas la possibilité de le faire, en commençant par les élèves qui n’arrivent pas à saisir cette nécessité d’être au monde, ou qui n’ont pas les bonnes conditions pour y accéder ? Nous sommes responsables de cette situation et ils sont responsables de cette situation aussi, mais il y a des contextes et des conditions plus ou moins favorables.

JLM : Oui. Cela me fait penser à ce que Michel Journiac m’a dit un jour : « Combien de fois j’ai vu arriver à l’atelier de jeunes artistes et repartir de jeunes hommes ? ». Il faut effectivement des conditions, mais il faut que l’on soit prêt à les recevoir car, encore une fois, ça passe d’abord par soi.

JC : La production de soi…

JLM : Ça commence quand même là. Et cela reste encore vrai dans mon cas. Tu ne débouches pas sur quelque chose. Par contre, comme dirait Foucault, tu « élargis le cercle du dehors ». C’est-à-dire que tu sors de toi de plus en plus. Mais le monde étant extrêmement vaste, cette sortie de toi, qui te constitue, où t’es permise la rencontre de l’autre, sera de plus en plus large. Il faut partir à la rencontre des autres qui est aussi la rencontre du soi qui s’élargit. Pareillement pour l’œuvre qui manifeste un double phénomène : elle est de plus en plus simple, mais en même temps elle se porte d’autant plus en dehors de son émetteur.

JC : Et donc de plus en plus complexe…

MF : Alors on peut dire, puisque vous allez à la rencontre de l’autre dans un but d’auto-émancipation et d’émancipation, que votre œuvre est animée par un principe pédagogique, qui vise à faire émerger le spectateur, donc politique ?

JLM : Ah oui. Absolument. Qui est pédagogique parce qu’elle a une visée théorique aussi. La forme théorique est toujours plus ou moins pédagogique.

MF : Ce serait une des efficiences politiques de votre travail ?

JLM : Il me semble. Et en même temps ce sont de vieilles lunes, comme l’éveil de soi, etc. Mais est- ce que l’éveil doit aller vers la réalisation de soi, comme on te le vend dans une société totalement individualiste, j’en suis de moins en moins convaincu. L’éveil, c’est inqualifiable. Comme diraient les gens du Grand Jeu : c’est un énorme éclat de rire. C’est la même difficulté que la pensée : c’est un moment d’incarnation et en même temps d’évidence.

Partie 2 : publication le 7 janvier

Partie 3 : publication le 7 février

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Jean-Luc Moulène est principalement photographe. Depuis le milieu des années 80, il s’attache à déconstruire au travers de scènes quotidiennes ou d’images types (paysages, natures mortes, portraits…) les paramètres sociaux, économiques et esthético-historiques qui encadrent toute production d’images.

Manuel Fadat enseigne, écrit, recherche dans le domaine de l’art contemporain (notamment sur les dimensions sociales et politiques dans l’art contemporain, sujet sur lequel il rédige une thèse de doctorat). Il est aussi commissaire d’exposition et historien de l’art du verre et des usages du verre dans l’art (expositions, articles). Il codirige par ailleurs la revue Los flamencos no comen, est rattaché au lieu d’expérimentation artistique l’OBO (Le Vigan), est actif au sein de l’association autonome vivance et participe à divers projets de création (création radiophonique ; expérimentation vocales, textuelles, musicales avec BVN & Ach-so-ja !).

John Cornu est artiste et enseigne à l’UFR 04 (Paris I Panthéon Sorbonne). www.johncornu.com