Chroniques saturniennes 5 / Les apéro-géants, Les fantasmes à propos de la Chine, du franglais dans les traductions

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Les apéros géants organisés dans les grandes villes à partir de réseaux comme Facebook prennent de l’ampleur, à l’instar des désormais démodées rave parties. Le gouvernement fait mine de s’inquiéter alors que somme toute, on ne compte pour l’instant qu’un mort, bilan bien moindre que celui des sorties de boîtes. Ce qui est nouveau, ce ne sont pas les beuveries de jeunes à la dérive, c’est le gigantisme, une frénésie à quitter l’anonymat du « nulmérique » pour rentrer dans celui de « l’homme des foules » d’Edgar Poe : « Ce vieux homme, — me dis-je à la longue, — est le type et le génie du crime profond. Il refuse d’être seul. Il est l’homme des foules. Il serait vain de le suivre ; car je n’apprendrai rien de plus de lui ni de ses actions. »

Pour commenter la chose, d’aucuns ont tôt fait de convoquer des images héroïques du passé : la Révolution avec un grand R, l’irruption des masses dans l’histoire. Oui, et non. Les révolutions réussies, à la différence des jacqueries, ont été provoquées par des avant-gardes, et non par facebook. En Iran, l’année dernière, les foules ont été mobilisées par le numérique mais matraquées par des pasdarans beaucoup moins virtuels. La seule nouveauté dans l’histoire politique contemporaine, c’est l’organisation de la classe ouvrière, c’est le passage du socialisme utopique au socialisme scientifique ; ce n’est pas facebook.

Qui plus est, il y a tout lieu de se méfier d’un dispositif qui, en étalant au grand jour ce qu’on hésite encore à appeler des vies privées, mâche littéralement le travail aux Renseignements généraux. Aujourd’hui, 500 convives se sont réunis pour un apéro géant au Mans devant… 200 CRS ! On se demande si cette sollicitude maternante de la police à prévenir les débordements ne serait pas un test pour des provocations de grandes envergures : les masses déchaînées à coup de clic en vue d’une répression générale, le chaos organisé par une partie de l’appareil d’Etat contre une autre. On sait comment la « Révolution culturelle » a servi à liquider le parti de la Longue marche.

Pour éviter les provocations anarchistes et policières, on rappellera qu’en ces moments climatériques, le Parti communiste de Grèce, fort de son organisation forgée pendant la guerre civile et la dictature, organise à part ses propres défilés refusant de se mêler aux idiots utiles de l’altermondialisme béat qui confondent happening et manifestation.

« Leur Chine m’inquiète »

Puisque nous parlions de Révolution culturelle, je prends ici l’occasion d’évoquer un pays dont on parle beaucoup mais qu’on connaît trop peu : la Chine. Pour dire qu’on manque cruellement primo de sinologues, deuxio de marxistes, c’est-à-dire de faits mais également de la capacité à les articuler.

Certes, il est heureusement loin le temps où on osait encore dire que « la Chine sortait du féodalisme » alors que ce mode de production n’a jamais existé ! Mais une fois ces maladies infantiles guéries, il est vrai que cette réalité nous pose toujours des défis méthodologiques. Il faudrait comprendre que, peut-être ici plus qu’ailleurs, divers modes de production se superposent et s’affrontent et qu’on ne peut faire abstraction de l’un au détriment de l’autre. Tout d’abord la Chine impériale et le mode de production asiatique. Ensuite l’humiliation de la domination étrangère, puis la libération nationale sur des fondements socialistes. Puis les dégâts du maoïsme (Grand bond en avant et Révolution culturelle) et sa conséquence : une gigantesque NEP sous contrôle du parti qui menace toujours de retomber dans le capitalisme pur et simple. Le tout en tenant compte de diverses contraintes : impérialisme des Etats-Unis, population à nourrir, disparités villes-campagnes etc. On ne peut traiter de la Chine sans histoire, sans géographie, et sans dialectique.

C’est pourquoi il faut renvoyer dos à dos deux approches mutilantes trop fréquentes dans la bourgeoisie française : le maoïsme radical chic des Badiou et Zizek et la Chine éternelle des sinologues de service comme François Jullien. Car les uns comme les autres se complaisent dans une vision simpliste qui flatte l’inculture de leur public, mondain pour les premiers, affairiste pour le second. En effet, on sait que Jullien aime à exposer aux chefs d’entreprise la « philosophia perennis » de la Chine centrée sur les moyens, l’efficacité et non sur les fins, la recherche de vérité et de justice, philosophie qui n’est en fait que l’expression dans ce pays de la répression de la pensée dans un contexte impérial et ne saurait représenter tout le génie d’un pays et les espoirs que porte tout un peuple. Badiou et Zizek, qui présentent au moins le mérite de préférer le socialisme à Confucius, ignorent néanmoins tout de ce monde mais aussi du marxisme en ce qu’ils font passer quelques élucubrations maoïsto-taoïstes du type « un se divise en deux » pour la Science de la logique etc. Alors qu’il y aurait tant à faire dans une approche marxiste de ce pays, comme l’avait fait Ferenc Tökei. En attendant, comme antidote, je ne saurais trop conseiller au lecteur de se pencher sur les ouvrages de Jean-François Billeter – le plus intelligents de tous les Suisses sinologues ! – dont le mérite principal est d’adopter le point de vue de l’universel, de la « totalité » hégélienne, refusant de faire de la Chine un monde à part, n’ayant aucun rapport avec le nôtre.

Bref, un peu de « connaissance de l’Est » ne nous nuirait pas. Cela éviterait les représentations comiques comme celle qui consiste à dire que le salut de l’Occident consiste à « conquérir des marchés » en Chine, alors qu’avec le renchérissement croissant des matières premières, on serait bien mieux avisé de développer hic et nunc le pouvoir d’achat. Il faudrait également faire comprendre que les délocalisations n’ont surtout fonctionné que comme menaces et comme chantage pour imposer la déflation salariale, au mépris de la réalité. Car malgré le bas prix de la main-d’œuvre en Chine, la productivité là-bas est très faible et délocaliser a un coût. Il faudrait également arrêter démentir les fantasmes concernant l’agressivité de la Chine à l’étranger, sans commune mesure avec l’impérialisme des puissances occidentales. Rappelons que lorsque cet âne bâté de Guillaume II parlait de « péril jaune », la Chine croulait sous les invasions étrangères. C’est un cas princeps de paranoïa de la persécution de la part de celui qui persécute. Mais sont-ils différents ceux qui nous disent comme Big brother que l’Europe c’est la paix, et de l’autre que c’est la seule manière de résister aux méchants Chinois ? Bref, ce n’est pas la Chine qui devrait nous inquiéter, pour reprendre une expression consacrée ; c’est la conception que les Occidentaux s’en font.

Désappointée d’avoir été abusée de manière explicitement inappropriée

Rebondissement dans l’affaire Polanski : une actrice anglaise vient de jeter de l’huile sur le feu en affirmant avoir été violée par le cinéaste il y a trente ans. Appelant un chat un chat, je dis bien « violée » et non « abusée », parce que « abusée » n’est pas français, contrairement à ce que pourraient laisser croire les journalistes qui, de la radio à la presse écrite, se sont passés le mot toute la journée.

C’est sur ce seul point que je me permets d’intervenir, ne connaissant pas plus qu’un autre les ressorts de l’affaire. Ce psittacisme grégaire qui consiste à ânonner tels quels urbi et orbi une dépêche mal traduite de l’AFP révèle surtout la déchéance d’une profession, qui non contente de lancer des chasses à l’homme au mépris de la présomption d’innocence, le fait avec une bonne conscience machinale. On le voit régulièrement, par exemple lorsque un journaliste affirme qu’ « Obama a été désappointé », et non tout simplement « déçu » puisque c’est pourtant la traduction de ce mot. En ne traduisant pas les faux amis de l’anglais, certains folliculaires imposent un franglais autrement plus dangereux que l’emploi inoffensif des mots flipper, jogging ou baby foot (mot qui d’ailleurs n’est pas anglais).

Outre les « abusées », on parle aussi beaucoup de contenu « inapproprié » ou de paroles « explicites ». C’est l’american way of life qui rentre dans la langue et donc dans les mœurs. Ce que tout cela véhicule, c’est une logique protestante qui ajoute au péché la tromperie, le mensonge et l’indécence et non une logique catholique fondée sur la faute stricto sensu. La civilisation anglo-saxonne voudrait éteindre son emprise à une morale de l’intention qui prend possession de l’intériorité, au-delà d’une simple morale du fait, objective. Cela peut avoir des conséquences incalculables. On a vu dans l’affaire Lewinsky qui, d’une minable passe sous un bureau s’est transformée en une histoire de « mensonge devant la nation américaine ». Le comble étant la guerre d’Irak : peu importe qu’on colonise un pays en massacrant sa population après l’avoir affamée par embargo ; le plus grave, c’est d’avoir menti ou non sur la question des armes de destruction massive. Si l’on s’était contenté de juger les faits : véniels au possible dans le cas Lewinsky et génocidaire dans le cas irakien, on aurait évité ce détournement dans la représentation que certains ont appelé, non sans raison, le « spectacle ».

Moralité : il faudrait que les journalistes consacrassent – indeed ! – au moins une heure par jour à l’étude du français. Il faudrait remettre le fameux prix de la Carpette anglaise non à ceux de nos compatriotes qui s’expriment parfois en français mais à ceux qui n’osent pas trahir/traduire. Sinon, trespassers will be prosecuted ! Les trépassés seront persécutés ! Pardon, je voulais dire : les contrevenants seront poursuivis.