EDITO : Une sombre affaire de carnaval / Isabelle Barbéris

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Des Témoins ordinaires [1] : le titre de la dernière création du chorégraphe Rachid Ouramdane affiche, par le choix de l’article indéterminé, le risque de la banalisation du mal qui est un des sujets de la pièce. Partant de témoignages de personnes ayant vécu sous différents régimes où la torture et l’élimination s’étaient érigées en véritables modus vivendi, Ouramdane a enclenché avec ses danseurs une recherche sur la souffrance physique et sa représentation. La pièce ne montre jamais rien, mais le travail effectué avec des artistes contorsionnistes, c’est-à-dire des performeurs pour qui les limites de la violence physique ne sont pas les mêmes que celles des gens « ordinaires », rayonne sur le public par ondes de chocs. Les poses exécutées, anodines ou extrêmes, retravaillées par la régie, sont d’une rare beauté. Mais elles suscitent autant de plaisir que de gêne. Le corps déformé traîne avec lui l’image du corps que l’on torture, du cadavre désarticulé. L’expérience que propose Ouramdane en appelle ainsi à la réception du spectateur. A partir de quel moment la souffrance se transmet-elle, par la représentation, à celui qui regarde ? Par quels canaux de la perception opère alors cette transmission ? En somme, en agglutinant plaisir esthétique et douleur projetée dans une même expérience ambivalente, Ouramdane interroge la frontière entre jugement esthétique et jugement éthique.

L’usage que je fais un peu plus haut du terme de « banalisation » est biaisé. Acceptation devrait lui être préférée. L’expression conceptuelle développée par Hannah Arendt dans son ouvrage sur Eichmann à Jérusalem ne parle d’ailleurs pas de « banalisation » mais bien de « banalité » (Banalität des Bösen) – même si souvent, la critique a pu reprocher à cette théorie de prêter dangereusement à la confusion des deux termes. Arendt cherche en tout cas un outil permettant de penser les procédures que le « mal » emprunte afin de se rendre acceptable. Sujette à controverse, la réflexion d’Arendt passe à vrai dire à côté d’une des procédures fondamentales de l’acceptation : son esthétisation, processus en grande partie antinomique avec l’idée de « banalité ».

La littérature, la poésie, la peinture pas moins que l’Histoire sont pourtant riches d’enseignements sur ce sujet. La beauté du diable a laissé éclore pas mal de « fleurs du mal » qui ont enflammé les proses crépusculaires éclaboussant chaque fin de siècle. Réprouvable sur le plan empirique et éthique, le mal en tant que représentation atteint aisément au sublime et à la pamoison. La beauté renferme une composante délétère, et l’on est bien placé aujourd’hui pour savoir qu’elle fait mal, en contraignant les corps bien sûr et en s’imposant à lui comme un idéal tortionnaire. Ce n’est pas une idée nouvelle : notre société entretient un rapport nauséabond avec la beauté physique, et plus généralement avec ses canons esthétiques, dont nous ne sommes que la chair. L’Histoire est également là pour nous enseigner que dans les moments de fracture, la substitution de l’idéal esthétique au politique et à l’éthique est un phénomène de premier plan. L’on pense bien sûr au kitsch nazi, analysé par Siegfried Krakauer Hermann Broch, Saul Friedlander. Albert Speer, architecte et ministre de l’Allemagne nazie, n’exprimait rien d’autre dans sa « théorie de la valeur des ruines », lorsqu’il imaginait de bâtir le nouveau Reich en s’inspirant de la beauté glorieuse et moribonde des ruines, postant la séduction esthétique devant la fonction humaniste de l’architecte constructeur. La tendance romantique et postromantique à esthétiser la destruction, voire à la préférer à toute autre modalité de l’Etre (tout en s’enferrant dans la nostalgie de ce dernier) est traitée avec perspicacité dans un récent ouvrage de Jean-Paul Curnier, pour qui « le romantisme est tout entier une pensée de la disparition, de la mort et de l’oubli »[2].

6 janvier 2008 à présent : ou plutôt hier… il y a un peu plus d’un an. La page s’ouvre sur un des multiples scandales qui rythment allègrement le quotidien médiatique. Mais pas n’importe quel scandale puisqu’il s’agit d’un scandale esthétique. On est en plein marronnier du carnaval de Rio – les paillettes, l’exotisme, l’air de la fête se rappellent aux journalistes comme chaque année. Mais cette année-là précisément, une école de samba a choisi de construire un char tout particulier – dans l’intention bien entendu de le faire défiler. L’engin en question, consiste, outre la charpente bariolée comme il se doit, en un amoncèlement de mannequins cadavériques « commémorant » la Shoah. Il est même prévu qu’un danseur travesti en Adolf Hitler exécute quelques diableries sur l’avant-scène du char. L’image aussi insupportable que grotesque a tôt fait d’envahir le village global. Tandis que les médias et les responsables politiques clament leur indignation, le directeur de l’école de samba, officiellement désigné comme rabat-joie planétaire, martèle ses louables intentions commémoratives. Il n’y a pas eu de voix pour « expliquer » cet évènement esthétique incongru et monstrueux, par exemple pour rappeler les origines animistes du carnaval (le retour des morts sur terre), et la fonction régulatrice de ce type de rituels omniprésents dans toutes les sociétés (la conjuration des morts pour le reste de l’année civile). La Shoah est en effet incommensurable à l’aune de quelque régime esthétique que ce soit (seuls valent les témoignages et les archives), et elle ne saurait d’aucune manière, peu importe le rite (carnavalesque ou pas), se trouver conjurée. Nous vivons parmi les morts, au milieu des cadavres, et il s’avère tout aussi inacceptable de les faire ressurgir comme des pantins, que de les renvoyer chez eux six pieds sous terre une fois le tour de piste accompli. Cette petite histoire du char des déportés se déroulait sur un terrain si délicat que personne ne s’est non plus risqué à qualifier l’entreprise de « kitsch ». Il s’agissait pourtant d’un des sommets du genre. Une esthétisation (vraisemblablement innocente et inconsciente, comme le veut la première définition, naïve, du kitsch) du Mal, contenant l’ensemble du paradigme : la commémoration et l’anecdotisation. Le kitsch, le bling-bling, le vintage, le rétro sont aujourd’hui des machineries esthétiques très efficaces de dépolitisation. Le kitsch et ses avatars dessinent les contours de notre royaume décervelé, celui de l’anecdote privant l’existence de la globalité du sens. Il fait mine de nous relier au passé, mais ne le fait que dans l’instant on ne peut plus vain de l’émotion et de la connivence faciles. Il agit donc sous l’égide de la déshistoricisation en réduisant notre rapport mémoriel à l’anamnèse circonstancielle d’un souvenir fugace. Il y a de la madeleine de Proust là-dedans, mais une madeleine qui ne ferait pas ressurgir l’édifice du souvenir, mais sa trace putrécible. Pour citer John Brinckerhoff Jackson, fondateur des méconnues landscape studies, dans le royaume kitschisé qui est le nôtre, « pas de leçon à apprendre, pas de contrat à honorer ; nous nous abîmons dans un état d’innocence, nous nous fondons dans le décor. L’histoire cesse d’exister. »[3]

Parce que Droit de Cités (en ligne) se donne pour projet de réfléchir sur « l’art contemporain », le sujet du premier numéro a été lancé comme un pavé dans la mare, celle de l’esthétique revendiquée par une « critique artiste » libertaire et libérale, plaidant pour un art engagé (art = risque) tout en recyclant les codes de manière cynique et souvent mercantiles – c’est un des axes de la contribution au dossier de Samuel Zarka. Or cette définition assimilant l’art à un risque ne fait qu’adhérer au processus même de construction de la valeur financière et participe de l’idéologie dominante du risque. Dans le dossier Risque esthétique, nous n’avons pas non plus tenu de position nihiliste et cynique consistant à dénier aux artistes la fonction critique qui constitue une des dimensions vitales de leur exercice et qui réside bien entendu dans la libre distance par rapport aux signes dominants. Mais l’esprit de contradiction propre à DDC nous a amenés à encourager, ce dès l’appel à contribution, les réfléxions attenantes au risque de l’esthétique. Face aux menaces qui déchettisent (« kitschisent ») notre environnement (ce qu’évoque la contribution plastique de Cécile Harrison Canicule), face à l’ « art stercoraire » suspect d’avoir fait du déchet son fond de commerce, il paraissait important de poser la question de manière à ce quelle reste… à double tranchant. Alexandre Massipe, Nabila Mokrani s’y sont attelés par le biais de l’art engagé, résistant ou minoré, tout en montrant certaines ambivalences (et récupérations esthétiques) de ces démarches. Les apports de Raphaël Fonfroide, Catherine Chomarat-Ruiz, Bruno Trentini (qui se concentre sur l’idée de « distraction esthétique ») tendent plus à développer la question sous l’angle de l’ « esthétique en tant que risque ». Quant aux contributions de Dorothée Sers Hermann et Virginie Foloppe, elles déplacent la réflexion sur un autre terrain en nous amenant à réfléchir sur l’intime, le secret et sa potentielle violation par le geste artistique. Le risque esthétique serait alors en premier lieu encouru par l’artiste expérimentant dans sa pratique les contours de sa subjectivité imageante.

Enfin, n’oublions pas que la question, aussi actuelle soit elle, remonte aux débuts de l’esthétique. Aristote attribuait à la tragédie, art selon lui le plus noble, la fonction transformatrice de rendre la contemplation des cadavres non seulement soutenable, mais agréable ! Depuis la Poétique, l’art opère sa catharsis à la fois rassurante et dérangeante. Derrière le confort de la contemplation esthétique se dissimule toujours l’éventualité d’un retournement de l’objet contre le spectateur. A plus d’un titre alors, il faut ouvrir l’œil, et le bon !

Isabelle BARBERIS

Co-directrice éditoriale de droitdecites.net

[1] Jusqu’au 18 octobre 2009, au Théâtre de Gennevilliers.

[2] Montrer l’invisible. Essai sur l’image, Editions Jacqueline Chambon, 2009, p. 35

[3] « De la nécessité des ruines », in De la nécessité des ruines et autres sujets, 1980, traduction de Sébastien Marot, Librairie de l’architecture et de la ville, 2005, p. 158

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