Essai sur la difficulté de vénérer – 53ème Biennale de Venise / Dario Caterina

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« (…) Il y a la culture qui est la règle, et il y a l’exception, qui est de l’art. (…) Il est de la règle de vouloir la mort de l’exception (…) » J. L. Godard.

L’art contemporain ne cesse de poser de nouvelles bases de création où s’affrontent l’art et la culture. La Biennale de Venise, par la qualité de son organisation, permet une vision assez bonne de l’état de la création mondiale dans le secteur des arts plastiques. Étant entendu que l’art occidental influence, depuis l’après-guerre, l’ensemble des pays intéressés à l’art contemporain, la biennale est le bon endroit pour se faire une opinion sur la vitalité de la création artistique. Et ce y compris en ce qui concerne les pays émergeant dans le secteur ;  je pense ici à la Chine, à l’Inde, au  Brésil, etc. Il apparaît assez clairement que le risque d’une homogénéisation créatrice est de facto en passe de s’installer durablement. L’écologie étant une préoccupation toute contemporaine, il me semble opportun d’appliquer à l’art une analyse prenant en compte les aspects de construction et de déconstruction d’une culture globalisante. C’est donc à travers un choix subjectif que mon parcours au sein de la Biennale va me permettre de réaliser un essai court de dialogue avec les œuvres et leur aura.

Pour peu que l’on s’intéresse à l’art contemporain, la Biennale de Venise est un évènement incontournable. L’occasion nous y est donnée de contempler l’ensemble des artistes sélectionnés par leur pays pour représenter la vitalité créatrice de leur action culturelle.

Jan Fabre / Arsenal (Photo 1)

On peut aussi y mesurer les qualités intrinsèques d’artistes authentiques, et a contrario, mesurer l’implication votive de certains créateurs vis-à-vis de l’esthétisation du « nul » érigée en nouvelle culture bourgeoise issue des milieux financiers. Qu’est que la critique si vous l’envisagez sous l’action d’une humeur réactionnaire ? Que devient-elle si vous coupez l’action du dialogue entre l’œuvre et le spectateur ? Si vous ne souhaitez pas recevoir le phénomène « phénoménologiquement artistique » qui s’impose à vous ?

Jan Fabre / Arsenal (Photo 2)

Il y a donc bien là un risque de ne pas recevoir « la force » comme dirait Jacques Derrida, et de valider l’affirmation : l’art c’est l’action, la critique, la réaction. Mais tout de même : il me semble envisageable d’affirmer la possibilité d’exprimer un point de vue sur l’efficacité d’une œuvre, si celle-ci ne provoque pas la récréation de l’âme. En plus, l’implication politique et culturelle des œuvres d’art, surtout si elles sont iconisées en leur nom, mérite une analyse de déconstruction. Surtout quand celles-ci sont instrumentalisées en valeurs de culture pour la cité.

D’abord, il faut tout de même réaliser un choix, subjectif bien sûr, mais honnête. La reproduction ci-dessus d’une œuvre de Jan Fabre, artiste belge de la Communauté flamande — sans chauvinisme aucun — force le respect. L’arsenal, qui depuis quelques biennales, multiplie les espaces dédiés à la sculpture et aux installations diverses, accueille cet artiste avec bonheur. Les deux installations que Jan Fabre y présente sont remarquables de conception. Pour les connaisseurs, Jan Fabre, homonyme de l’entomologiste célèbre Jean Fabre, n’est pas seulement un artiste plasticien, mais un homme de théâtre. Ses différentes participations au festival d’Avignon ont laissé des traces. Je pense ici notamment à la polémique suscitée par la libération d’urine effectuée sur scène par une actrice, évènement qui a bouleversé les convenances cultuelles de certains spectateurs spécialistes. Bref, le caractère transversal de l’œuvre de Jan Fabre s’exprime surtout de mon point de vue, dans la faculté qu’il a à poétiser le corps en acceptant la métaphore des effluves liquides corporels de toutes sortes et son caractère d’énergie créatrice interne-externe. Je ne m’aventurerais pas dans une explication psychanalytique, mais il tente, de mon point de vue de réconcilier — et le mot est faible — l’échange naturel des humeurs (nature-culture) avec l’esprit qui les fortifie (esprit-culture). De mon point de vue, la vraie force de son art réside dans la faculté qu’il a de rêver un dialogue, de plus en plus impossible dans notre société moderne, entre l’état naturel pur et dur et la célébration humaine de l’esprit poétique. Il fait revivre, par l’harmonisation entre esprits contemporains et caractère médiéval du corps, le concept moderne picassien de beauté laide…

Pour ce qui est de savoir si la transversalité des genres artistiques est de bon aloi, chacun fera son choix. Pour ma part, cette manie, depuis une dizaine d’années, de privilégier la mise en scène installatoire, me porte à croire que le tableau peint — spatialement dans la tradition — reste un must. Quand celui-ci est porteur d’un inter-espace : c’est-à-dire réalisant une interface entre l’espace réel, — le lieu ou l’on peut contempler le tableau et où se tient le spectateur — et le tableau — qui crée un espace répondant à la réalité par un autre espace métaphysique. Cette option est toujours de loin la façon la plus efficace pour créer l’œuvre d’art. L’installation minorise, à cause de sa réalité objective, le phénomène et l’iconisation de l’aura.

Les parcs d’attractions et les fêtes foraines sont remplis de petites œuvres édifiantes, monstrueuses et grandiloquentes pour étonner le peuple…

Juste à côté de Jan Fabre, les sculptures de Bernard Venet (photo 3) nous attendent dans un espace encore plus grand. Les œuvres de cet artiste français, un des premiers représentants de l’art conceptuel européen travaillant beaucoup aux États-Unis, ne m’ont pas beaucoup surpris. C’est banal de le dire, mais la première fois c’est la bonne, la centième fois, c’est atone… Malgré tout, je reste – en tant que sculpteur – émerveillé par la présence de ses œuvres et leur adéquation avec l’espace. A contrario des installations spirituellement textuelles, la sculpture se prête bien au dialogue élémentaire « espace – lieux – œuvre ». Cette tripartite contextuelle, Bernard Venet la pratique avec brio depuis des lustres et cela se sent. Nous pourrions envisager son œuvre sous l’angle de l’entreprise, il n’est pas le seul : Tony Grag en est un bon exemple, et Jeff Koons un contre-exemple. Bernard Venet doit l’envisager sous l’angle industriel pour pouvoir réaliser son œuvre. C’est fort bien, étant entendu que pour pouvoir s’approprier l’espace, il faut quitter l’intériorité statuaire, chère à l’art grec. Pour pouvoir dialoguer avec l’espace réel, il est dans la nécessité de déléguer  la réalisation de ses œuvres. Le choix est donc clair: les arcs métalliques de Bernard Venet interrogent la réalité spatiale, en proposant des sculptures qui redessinent le paysage et lui donnent un nouveau poids mental. Ce que je tente d’exprimer ici, c’est la fonction architecturale de la sculpture. Le sculpteur redéfinit l’espace neutre en espace sensibilisé par l’intervention de l’artiste. Le seul inconvénient réside dans la lassitude provoquée par la répétition du propos. Nous sommes tous sujet, nous les artistes, à un appauvrissement du signe.

Bernard Venet me donne l’impression que c‘est fini, la conception à tout dit. Or ce n’est jamais fini, comme le disait justement Alberto Giacometti…

Bernard Venet / Arsenal (Photo 3)

Toujours à L’Arsenal, passons maintenant à Michelangelo Pistoletto (photo 4). Celui-ci présente une œuvre très intéressante d’un point de vue philosophique. Les grands miroirs, installés par lui au préalable, puis brisés aléatoirement, questionnent le spectateur en intégrant sa propre image dans l’œuvre. Il me semble intéressant de souligner la volonté de créer de nouveaux espaces dans le sillage d’une tradition issue de la « Renaissance ». C’est peut-être un délire de ma part, mais c’est bien là que je situe l’intérêt de son œuvre. Le spectateur s’introduit dans l’œuvre, certes involontairement, mais c’est un fait. Nous sommes donc confrontés à une ambiguïté. Il n’est pas possible d’appréhender l’œuvre dans une seule et même vision, sauf à rester quelques instants immobiles, constater le résultat, et puis laisser la place à d’autres spectateurs, et  ainsi de suite. C’est bien là parfois la faiblesse de la sculpture, la voir dans sa totalité est impossible. Je suis moi-même sculpteur, et c’est un problème que je connais bien. En effet, pour pouvoir considérer la perception de l’aura, il faut certaines conditions, dont une certaine intimité avec l’œuvre.

Les miroirs provoquent une certaine distraction rétinienne qui induit une jouissance du phénomène « jeu » artistique, plutôt qu’une réelle émotion de l’esprit.

Michelangelo Pistoletto / Arsenal (Photo 4)

Au Giardini, le premier pavillon est celui de l’Espagne. La peinture de Miguel Barceló (photo 5) me suggère une pensée que j’exprime déjà dans un autre projet écrit. J’y fais allusion à la difficulté d’exprimer un terroir, même si ce mot est particulièrement difficile à utiliser ici, tant il y a des réticences contemporaines à aimer ce mot. Pourtant, il s’applique à merveille à cet artiste profondément ancré dans une expression typiquement catalane. Cette région du nord de l’Espagne a comme particularité de produire, à travers ses artistes, des œuvres d’une grande qualité de matière, comme un sang minéral d’une région. Il suffit d’énumérer Miro, Tapiés et plus récemment le grand sculpteur Jaume Plensa, pour s’en convaincre. Bref, l’on tient ici une œuvre qui se situe dans une certaine tradition tout en prolongeant l’esprit d’un territoire spirituel. La force primitive et moderne exprimée par ses travaux est une synthèse de la vigueur nécessaire à la pratique de la peinture en général. Par contre, même si les poteries artistiques (photo 6) sont séduisantes, le marché n’est pas loin…

Je ne pratique pas l’artisanat, sans pour autant le décrier. Parfois, c’est bien là que la pratique artistique rencontre sa logique contemporaine, et nous éloigne du sens premier du vrai art.

Les peintres ne sont pas nombreux à la Biennale : Sandro Chia, Danièle Galliano, Nicolas Verlato pour le pavillon italien, Adel El Siwi pour l’Égypte, Sherrie Levine pour les États-Unis, Sedaghat Jabbari pour l’Iran, Raffi Lavie pour Israël, etc.

Sur la totalité des médias utilisés, cela représente plus ou moins un dixième des participants. La photographie ; l’art contextuel photographique, vidéographique, sculptural et pictural, et la sculpture plus traditionnelle en général, se partage le reste des interventions. Nous sommes donc devant un fait proverbial : la peinture à l’huile est plus difficile que la…

Miguel Barceló / Giardini (Photo 5).

De ce fait, beaucoup d’œuvres socio-textuelles et vidéos-installations en tous genres animent la Biennale. Elles sont clairement majoritaires. Beaucoup d’œuvres sont assez faibles de mon point de vue : l’impression de déjà-vu est patente. Parfois une bonne surprise arrive : je pense notamment au pavillon danois où l’installation montre un lieu de vie en l’absence des propriétaires, où le mobilier raconte leurs histoires dramatico-comiques. Le pavillon américain est intéressant, avec Bruce Nauman, sculpteur remarquable par son expressionnisme paradoxalement mis au service d’un propos textuel.

Cela n’enlève rien aux risques inhérents à la création artistique, quand l’œuvre est construite par un réel esprit libre. Mais est-ce toujours le cas ?

Pour le reste, beaucoup d’artistes participent à l’évidence à la « grand-messe » contemporaine. En tant qu’artiste, c’est toujours avec un grand intérêt que je découvre le génie d’autres créateurs. Souvent, je me dis qu’il est illusoire de vouloir prendre la parole dans un débat qui est plutôt activé par des spécialistes. Et pourtant d’un point de vue iconoclaste, le débat n’en reste pas moins passionnant. On ne peut pas assister à une transformation des différents médias artistiques, qui nous laisse le plus souvent perplexes, sans donner son point de vue. Même si, en tant qu’artiste, cela est périlleux. Être dans son époque, ce n’est pas céder à toutes les dérives culturelles issues du libéralisme le plus effréné, ni à fortiori les accepter…

Miguel Barceló / pavillon espagnol (Photo 6).

Les artistes ne sont pas épargnés par l’attrait de la réussite sociale. Le mythe de l’artiste maudit est un vieux conte. De nos jours, les artistes se muent, grâce à des entrepreneurs en art, en businessmen. Les sommes nécessaires à la réalisation des différentes installations que j’ai pu voir à Venise doivent être considérables. C’est bien là le danger pour l’art. Nous nous souvenons tous du cirque Barnum… Les foires d’arts n’échappent pas à l’ « enfoirement » de la culture. Lors de chaque nouvelle Biennale, les espaces s’agrandissent et les moyens, en vue de l’édification du spectateur vampirisent les énergies. Le parc d’attractions n’est pas loin. Je ne peux m’empêcher de penser à une réflexion de Jean Clair regrettant le huis clos muséal où se réalisait, de son point de vue, l’intimité nécessaire entre le spectateur et l’œuvre, créant par là même la « communion ». Je ne dis pas tout et son contraire : j’aime la Biennale et le monde de l’art contemporain en général, mais on ne peut s’empêcher de ressentir un malaise en constatant le rôle que l’on veut faire jouer à la création artistique. On asservit celle-ci, en la canalisant politiquement dans un discours de sociologie participative. On souhaite lui donner un rôle d’activité culturelle associée, parfois à son insu, au tourisme. Cette nouvelle fonction se met en place au détriment d’une élévation de l’esprit, qui elle, se réalise dans l’élaboration intime d’une œuvre, d’une vie, loin des soubresauts de l’industrie médiatico-publicitaire… Le malaise provoqué par cette débauche de marketing empêche la vénération, mais on s’amuse. Le choix est clair, comme le dit Woody Allen, je le cite : « Je préfère l’avenir au passé, car c’est là que je veux vivre ». D’accord, mais pas en file indienne…

Texte et photos :  Dario CATERINA