Giuseppe Penone, ou le beau corps de la sculpture | Droit de Cités

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Giuseppe Penone / des veines, au ciel, ouvertes / MACS 2010. Photo 1.

Comme les grands anatomistes [1] des siècles passés, Giuseppe Penone nous parle des veines et des fluides en utilisant les arbres et la vie intense de la sève, parcourant ceux-ci comme la vie parcourt notre corps. Il s’agit, dans son travail, de tenter d’incarner la forme parfaite du sang de l’art.

Le sang coule, mais il est blanc, il nourrit le cœur de l’art.

Au début de la visite de cette exposition, au premier coup d’œil vers les salles, je me suis souvenu des propos d’un critique d’art qui m’avait intrigué à l’époque. Ma mémoire a effacé le nom de la personne, mais pas la philosophie du discours. Il s’agissait en fait d’une sentence critique au sujet des artistes italiens [2] contemporains en général : « … Je suis lassé de constater l’esthétisme effréné des artistes italiens… Nous voyons bien que l’exploitation de leur goût pour l’esthétisme à tout crin les éloigne d’une certaine vérité qui transcende l’œuvre des grands artistes… ».

Je m’inscris en faux de ces allégations. Nous ne pouvons pas, devant les œuvres de Giuseppe Penone [3], réagir seulement en esthètes. Sauf à croire que le substrat de ses sculptures ne répond à aucune des exigences de la vraie poétique. Mon attention d’artiste plasticien a été tout de suite attirée par la distanciation que pratique Giuseppe Penone en utilisant l’illusion naturaliste. En effet, la surprise de voir des éléments de nature fossilisés par la technique du moulage confère aux œuvres une distance métaphysique d’apparition artistique. Nous sommes confrontés à la découverte subreptice de cette illusion, et nous devons très rapidement concevoir l’œuvre comme une projection mentale de ce qu’elle nous suggère. Nous sommes bien dans la tradition de la représentation distanciée de la moelle de l’art. Penone réalise exactement la mise au jour de la solidification ancienne de l’art, celle-là même des artistes intemporels, en maintenant la distance nécessaire face à l’aura de l’œuvre par la non-objectivité du substrat. L’œuvre n’existe que recréée via un médium, support métaphysique d’un monde créé par le corps de l’artiste.

Qui plus est, l’œuvre ci-dessus (photo 1) est réalisée avec les contours mentaux très particuliers qui inspirent les artistes de l’Arte povera, je pense notamment à Mario Merz [4]. Il faut remettre en perspective le propos de cette tendance artistique très importante des années soixante-dix. En effet, dans la foulée libératoire de la jeunesse de 68, beaucoup de changements esthétiques et philosophiques ont bousculé la création en général. L’idée de fusion de toutes sortes de libertés prises au nom de l’émergence d’un monde nouveau a permis des avancées significatives et la mise au jour de nouvelles émotions autour de l’art. L’écologie naissante a initié la prise de conscience de l’importance de la perte affective qu’engendrait l’éloignement de l’homme des villes par rapport à la nature. Cet éloignement d’ailleurs va bien au-delà de la perte sensible des sens naturels du corps permettant une meilleure symbiose entre l’homme et le monde. L’existence même de ce monde pour l’homme est subordonnée à la possibilité qu’a celui-ci de saisir le temps, la douleur, la matière et tous les fluides qui constituent le magma vivant des idées et du corps. L’appartenance que certains confèrent à Giuseppe Penone à l’ensemble de ces artistes qui retrouvent un dialogue avec la matière même du monde qui existe – et ceci, grâce au monde contemporain –, cette appartenance supposée a permis de croire que le mouvement artistique Arte povera, initié entre autres par Mario Merz, avait constitué une voie de libération. Mains artistes, en l’occurrence Giuseppe Penone qui nous occupe ici, ont pu renouer avec ce qui est essentiel aux mondes de l’art, c’est à dire l’énergie vitale libératoire de la nature et de la matière qui la compose. Penone utilise des matériaux naturels, des peaux de bêtes, voire de véritables arbres, matière vivante incarnant sa pensée. Les igloos de Mario Merz, quant à eux, représentent – longtemps avant Giuseppe – l’image parfaite de l’expression pauvre en art contemporain (entendez « avec peu de moyens », ou mieux, « avec humilité à la façon de Saint-François-d’Assise »). Il n’est pas ridicule de lier cette comparaison à la justification d’ascèse de l’art contemporain, quand celui-ci parvient à atteindre de vielles attitudes philosophiques empreintes de certaines vérités mystiques ou laïques, du moins si on les partage.

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Giuseppe Penone / des veines, au ciel, ouvertes / MACS 2010. Photo 2.

Bien sûr, cette identification est à séparer du contexte des idées politiques de Mario Merz. N’oublions pas ses idées de gauche qui lui valurent bien des ennuis avant sa carrière au sein du mouvement artistique qui l’a rendu célèbre. Il est d’origine milanaise, mais il adopta Turin comme lieu de vie, comme plus tard Giuseppe Penone. L’inspiration de leurs œuvres respectives n’est pas sans lien direct avec la nature présente dans les montagnes proche du Piémont. Peut-être que pour Giuseppe Penone, l’arbre est somme toute le substrat le plus parlant de la sensation d’existence de son propre corps, à sa rencontre comme médium artistique.

Il ressent intensément les ressorts des nervures végétales, comme le lien qui permet à la sève de parcourir l’ensemble pour féconder l’espace vivant végétal. Toute métaphore a ses limites, il ne doit certes pas y penser sans répit. D’ailleurs, toutes ses œuvres ne sont pas créées autour du seul principe de nature. Les résonances kantiennes – le sublime – de son œuvre ouvrent, pour notre société contemporaine, les portes du sens à donner à la bonté de l’art. Démonétiser [5] l’art, telle est l’une des prérogatives des artistes contemporains. On voit l’implication politique que l’art peut receler quand la vision du monde dont il est porteur a pour objet la nature, le monde, le sublime. Car ce qui dévoie le sublime, c’est l’impossibilité que produit la société capitaliste à sa rencontre. Il n’y a pas de place pour la lenteur. L’arbre dépasse de loin notre notion du temps. La nature m’aime, mais je ne la vois plus, autrement dit, nous voyons sans voir, notre sens visuel nous trompe.

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Mario Merz Igloo / membre du mouvement Arte Povera. Photo 3.

Par contre, si j’étais métaphoriquement aveugle, je sentirais mieux les fluides du monde qui m’entoure. Ce sont des mots bien sûr, mais nous pouvons savoir, touchant la nature du nez, de la peau, de l’eau et de la terre, si le sublime se cache dans la poésie d’un artiste. Celui-ci tente, de même, de cerner sa propre existence en la confrontant aux mille possibilités naturelles qu’il n’a pas. Nous aussi sommes des aveugles [v6] (photo 7), qui ne voyons pas notre propre existence scintiller dans le noir, « … Le feu follet de notre esprit si éloigné du salut de la nature…». Pourtant, dans plusieurs de ses œuvres qui, elles, dialoguent avec la nature, un geste marque le temps de l’existence de l’homme, dont la vie ne prend sens que confrontée à l’arbre. « … Sa peau, la peau, strates indicibles du temps qui s’écoule, telle la sève qui parcourt les nervures nourricières des arbres séculaires… ».

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Giuseppe Penone / des veines, au ciel, ouvertes / MACS 2010. photo 3.

Ce qu’il affectionne tout particulièrement, c’est de pouvoir faire participer tout son corps à l’œuvre, notamment en prenant des empreintes de ses jambes, de ses bras… Il mêle celles-ci à ses sculptures, créant un dialogue avec la matière et fécondant de cette façon la matière inerte avec la chaleur de son corps. On le voit bien dans la reproduction ci-dessus : il touche un arbre qui, par la suite, continue son développement autour d’un moulage réalisé sur son propre corps, en l’occurrence son avant-bras et sa propre main.

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Giuseppe Penone / des veines, au ciel, ouvertes / MACS 2010. photo 4.

Ce prolongement, il le trouve aussi dans les textures végétales et leurs nervures. En ce parcours du sang végétal parmi les feuilles, l’artiste voit un lien profond entre l’arbre et l’homme : comme les feuilles, la peau humaine est nourrie d’un sang qui la traverse de part en part. Dans ses œuvres en deux dimensions également, dans ses dessins ou tableaux – dont la couleur est absente, mais pas la texture (photo 4) –, il mêle le corps humain à la pérennité de la nature. Tout est dans tout. Tout disparaît pour réapparaître changé, transformé par le temps ; la matière devient fluide, même les empreintes laissées dans la matière figent l’instant, une seconde devient l’éternité. Différents exégètes de l’œuvre de Penone font converger l’œuvre de celui-ci vers les philosophes présocratiques, tel Héraclite d’Éphèse. Dans le fond, les thèmes de nature primitive et de nature à venir ressemblent bien à l’action que mêle Penone à sa vie d’artiste. Nous montrer à quel point nous ne voyons rien lui semble en profondeur le sens à donner à ses recherches artistiques. L’art lui donne le moyen de vivre des expériences de fusions de son corps dans l’espace-temps du souffle de sa vie. Il faut se demander si nous ne devons pas aller plus loin. La science, pour ce qu’elle a de généreux, nous ouvre nombre de nouveaux champs d’action artistiques. Je pense notamment au parallèle envisageable entre le scientifique et l’artiste, qui fait preuve d’intuition fondamentale quand il s’agit de mettre au jour des aspects de l’invisible, via des créations rendues possibles par la poétique artistique. En effet, si d’aventure les artistes rejoignent in fine les avancées les plus spectaculaires réalisées depuis les cinquante dernières années en astronomie physique, cela peut paraître audacieux de relier à la science certains artistes – je pense ici à Marcel Duchamp, Joseph Beuys, ou les artistes du mouvement Arte povera en la personne de Giuseppe Penone. Puis-je ici risquer d’invoquer le mur de Planck [vii], ou la théorie des cordes [viii], pour tenter l’analyse sensible d’une œuvre somme toute très terre-à-terre, diront certains.

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Personnellement, je serais enclin à dire que si l’on suppose positivement aux artistes une capacité chamanique à ressentir un certain mystère de la matière et à pouvoir lui conférer une dialectique de l’esprit, l’on peut convenir que la matière, le temps et l’espace où la création s’exprime permettent de croire à une divination toute païenne du sculpteur artiste – ici, Giuseppe Penone. Dans l’œuvre qu’il réalise, se manifeste sa volonté de se mêler à elle, en y laissant ses empreintes corporelles et les traces de ses enlacements successifs de la matière, comme s’il faisait l’amour. Il féconde la matière pour la ressentir et comprendre en profondeur ce qu’elle a à lui dire. Il est difficile pour l’être humain de saisir l’infiniment grand et l’infiniment petit. Pourtant, Penone a toujours cherché à mettre au jour sa relation spirituelle avec la matière en tentant de confondre son corps avec la cosmologie même de la matière de la nature. Renouer avec ce qui est en s’y mêlant pour faire surgir le dialogue. L’image que nous pouvons avoir des premiers moments de l’univers ressemble à un condensé d’acte créateur de l’artiste aveugle, mais mieux-voyant. Le mur de Planck peut être considéré comme le lieu ultime de notre monde et de ses règles, qui nous régissent. Nous faisons donc partie d’une cosmologie précise. La matière qui relève de cette cosmologie, quelles que soient les distances qui nous séparent des mondes les plus lointains, est régie par les mêmes lois physiques que celles que nous connaissons pour notre propre existence. Dans le fond, l’éloignement n’est pas un handicap pour l’artiste capable de comprendre, ou du moins de sentir, les modalités de possibilité d’un dialogue entre la matière cosmique présente sur terre et le corps de l’artiste sculpteur qui la pétrit, pour la faire battre et lui insuffler de la vie, pour la faire parler, même si elle est immobile.

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Giuseppe Penone / des veines, au ciel, ouvertes / MACS 2010. Photo 5.

Il s’agit là, de mon point de vue, de l’une des clefs de l’œuvre de Giuseppe Penone et de bien d’autres artistes. Ils renoncent à l’art bourgeois, mais pas simplement par l’adoption d’une position radicale et sans concession aux truismes contemporains et anciens de l’histoire de l’art. Au fond, il est difficile de classer ces artistes qui, j’en suis persuadé, ne doivent pas être seulement considérés comme des artistes d’avant-garde, vue comme un faisceau de nouveautés bousculant les codes de l’art. Parce qu’en fait, ce qu’ils réalisent, c’est une

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Giuseppe Penone / des veines, au ciel, ouvertes / MACS 2010. Photo 6.

mise à jour réelle de la perception que nous devrions avoir de ce que nous ne voyons pas phénoménologiquement, mais qui, nous le savons, existe bel et bien. L’art est peut-être l’appui nécessaire à la science pour que celle-ci soit perçue comme un objectif de démonstration du monde réel, concomitant à celui de l’art qui l’illumine par sa redécouverte. Bien sûr l’espace, le lieu où, peut être, nos lois physiques n’ont plus cours, qu’est ce qu’il nous dit ? Y avons-nous une place ? Giuseppe Penone tente de nous décrire un espace à sa taille, à la nôtre, où il faut être aveugle pour voir, sentir pour manger la matière, se mouvoir et expérimenter le temps pour vivre. C’est dans cet espace, peut être, que Penone, inconsciemment, tend à travailler. C’est-à-dire que chamaniquement il sent qu’il existe un véritable espace libre de toute contrainte physique et mentale.

« … De l’autre côté du mur, le temps réel est mélangé au temps imaginaire : le passé, le présent, et le futur forment le seul et même temps ; le temps est fixe, il reste en état. C’est un univers d’informations (mathématiques), sans particules, et non d’énergie et de matière (physique)… ».

Si cette hypothèse s’avère exacte, cela justifierait l’existence de Dieu ou d’autre chose? Aux yeux de certains, peut-être. Pour ma part, je reste plus que sceptique. Je pense que l’aventure ne fait que commencer…

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Giuseppe Penone / des veines, au ciel, ouvertes / MACS 2010. Photo 7.

Au-delà du mur du mur de Planck, toutes nos règles ne nous manqueront plus… Notre condition humaine, existentielle, elle, nous manquera peut-être… Sans nausée…

Dario CATERINA.

[1] Comment voir à l’intérieur de nous-mêmes en fermant les yeux, sans nous ouvrir ? Les premiers anatomistes ont été des voyageurs de l’espace intérieur, celui de notre corps. L’art est aveugle, il n’est qu’une intuition de ce qui est, comme une seconde partie de la science.

[2] Certains critiques ont été agacés par la réintroduction dans les années quatre-vingt d’un certain type de figuration, je pense ici au mouvement de la trans-avant-garde. Cela a été diversement accueilli par les intégristes de l’art contemporain les plus pointus. La critique a fustigé l’esthétisme ambiant et l’anachronisme d’un tel mouvement artistique qui sentait de leur point de vue le réchauffé. Je pense que, pour être juste, il faut y opposer les tendances les plus esthétisantes de l’art contemporain adoubé comme le seul valable aux yeux de ces mêmes spécialistes. Il faut tout de même avoir le courage de considérer valables toutes les tentatives esthétiques, sans esprit de chapelle, comme un bien précieux destiné à tous.

[3] Giuseppe Penone : né le 3 avril 1947 à Garessio, province de Cunéo, Piémont, en Italie. Penone est un artiste qui travaille les matériaux, notamment le bois. Il est un des représentants du courant de l’Arte Povera.

[4] Mario Merz : né à Milan le 1 janvier 1925 – mort à Turin le 9 novembre 2003, est un artiste italien représentant du courant de l’Arte Povera.

[5] Ici il me semble important de préciser que la soi-disant volonté de certains artistes contemporains de refuser toute possibilité que leurs œuvres soient récupérées en vue de spéculations financières me semble utopique et quelque peu naïve. En effet, tout semble indiquer que ce souhait soit rarement réalisé, surtout quant les artistes deviennent, par la force de leur talent, célèbres.

[6] Photo 7 : Cette photo, portrait de Giuseppe Penone, est une partie d’une installation d’une multitude de photos représentant son portrait.  Je pense qu’avec cette œuvre, il tente d’exprimer la position de l’artiste aveugle, mais voyant plus loin que la réalité pour en atteindre une autre, plus essentielle.

[7] Le mur de Planck : Le mur de Planck est en fait  la frontière entre le monde physique et le monde mathématique pur. Cette frontière est la limite du temps entre l’avant et l’après-bigbang. Cette membrane, enfermée dans le cône d’espace-temps, contient tout l’univers et pourtant, elle a une taille encore plus petite que celle d’un atome. Dans ce mur, les mesures n’existent plus, tout est en évolution constante. Bien entendu, cela reste une théorie, car nous ne l’avons pas encore vérifiée, pourtant tous les scientifiques sont d’accord pour voir le monde ainsi. Ce mur est constitué d’informations (monopoles et instantons) et du secret de l’univers (l’instanton gravitationnel singulier de taille 0 : le temps imaginaire), mais ceci est l’une des nombreuses théories sur Planck, l’état KMS, et le mur lui-même : ce que l’on appelait le Chaos.

[8] La théorie des cordes : La théorie des cordes est l’une des voies envisagées pour régler une des questions majeures de la physque théorique : fournir une description de la gravité quantique, c’est-à-dire l’unification de la mécanique quantique (inévitable pour décrire la physique aux petites échelles) et de la théorie de la relativité générale (indispensable pour décrire la gravitation de manière relativiste). La principale nouveauté de la théorie des cordes est que son ambition ne s’arrête pas à cette réconciliation, mais qu’elle prétend réussir à unifier les quatre interactions élémentaires connues, on parle de théorie du tout.