Les ultramodernes primitifs

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Georg Baselitz

Une alternative à l’ imagerie de l’image dans l’art contemporain actuel ?

Les artistes qui utilisent un formalisme expressionniste éprouvent beaucoup de difficultés à être admis dans le giron des artistes d’art contemporain. Pour être homologuées, leurs œuvres doivent être débarrassées de toutes les scories du passé propres à une expression empreinte de douleurs feintes. Dans le cas de Bacon [1] par exemple, les visages et les corps défigurés, douloureux dans leurs expressions, provoquent le dégoût de ses détracteurs, ceux-ci lui reprochant sans doute inconsciemment son homosexualité et la difficulté d’exprimer sa douleur sans recourir à un esthétisme rosé qui cadre peu avec la réalité des vrais sentiments. On peut penser que dans le cas de Bacon, les premières toiles étaient, peut-être plus justement, démonstratives d’un expressionnisme authentique. C’est possible… Néanmoins, son art est sans ambiguïté un des plus grands moments de l’histoire de la peinture du point de vue de l’ultramodernisme primitif. Les huis clos de ses toiles, réalisées à la faveur de la solitude exprimée par la charge émotive de ses coups de pinceau, convient à partager avec lui un moment d’introspection issu d’un moment de vie du peintre. Certains exégètes ne manqueront pas de considérer que l’expressionnisme comporte le meilleur comme le pire, à l’exemple d’un Veličković [2], souvent décrié par une certaine intelligentsia qui lui reproche une forme esthétisée de l’énergie picturale dans son œuvre, au détriment d’un réel sentiment expressif… Pas sûr !… En résumé, probablement s’agit-il de savoir qui peut être désigné comme héritier légitime d’un Goya, d’un Ensor, d’un Soutine, etc., et comment l’on détermine chez les artistes d’art contemporain le niveau d’expressionnisme sémantiquement ad hoc, avec les préoccupations postmodernes de l’art contemporain actuel.

Pour débuter, il faut dresser la liste des artistes dits ultramodernes primitifs. Certains artistes de la Trans-avant-garde [3] italienne méritent de facto d’y figurer : Mimmo Paladino, Sandro Chia, Francesco Clemente et Enzo Cucchi. Mais on y trouve aussi Anselm Kiefer [4] qui, pour ne pas être simplement « un expressionniste du terroir allemand », avec toutes les ambiguïtés européennes du rejet et de l’acceptation de son histoire, participe également d’un antivirtualisme de l’art ; Georg Baselitz [5] et sa déconstruction de la sculpture, qui a ouvert une voie réelle à un nouvel expressionnisme teuton ; Joseph Beuys [6], naturellement inspiré par la force du souvenir que l’on ressent dans son corps et dans son âme ; Antony Gormley [7] par son habileté à utiliser la figuration fiction comme matière artistique ; Mathias Voetz, candidat artiste qui trouve son souffle et la respiration de la liberté dans ses œuvres douloureuses dans leur accouchement, mais tellement authentiques dans leur primitivité ultramoderne. Il y en a bien d’autres, des sculpteurs qui méritent de figurer dans cet espace, très restreint, d’une certaine efficacité de l’énergie créatrice authentique. Il ne faut jamais croire que c’est fini…

Notre époque mérite bien que des artistes réalisent encore le lien anthropologique avec un flux ancien construit à chaque fois dans l’urgence du sentiment d’être au monde, et tentent de le définir par la forme. Cette métaphysique de l’objet [8] est une réalité qui remonte à la nuit des temps, quand l’homme se définissait par son rapport à l’espace qu’il découvrait à l’intérieur de son corps spirituel.

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Auguste Rodin

L’expressionnisme a pris plusieurs formes tout au long de l’histoire de l’art, encore qu’à l’époque moderne celui-ci est apparu chez beaucoup d’artistes d’une manière balbutiante pas toujours véritablement profonde. Le peintre Soutine [9] fut certainement un des grands représentants d’un expressionnisme hérité d’un passé qui puisait son inspiration dans les grands chefs-d’œuvre des anciens, précurseurs à leur insu de ce qui allait advenir des voies esthétiques qu’ils avaient ouvertes par leurs intuitions picturales. Certains sculpteurs, comme Rodin [10] — même si celui-ci représente, au moins pour une partie de sa vie, le dernier sculpteur à thèmes classiques à préfigurer l’art moderne —, ont permis le dégagement du modelage de la terre glaise de l’enlisement de la pure figuration néoclassique. Medardo Rosso [11], que l’on range parmi les impressionnistes, fut néanmoins avec Rodin un libérateur du formalisme de la sculpture du XIXe siècle en général. Goya, Ensor et bien d’autres ont véritablement été, à des degrés divers, les passeurs entre ce qui existait déjà en filigrane dans certaines œuvres des anciens et l’art moderne du début du XXe siècle. Un pas de plus a ensuite été franchi par des artistes sculpteurs qui ont repris à leur compte la nécessité d’être authentique dans le geste, avec une décontraction qui ne manque pas de participer à la transversalité du propos et à la même recherche que le jazz par exemple, qui libère le thème musical nécessaire à l’esprit, par l’improvisation indispensable au corps de l’art. Pourquoi cet aspect de l’art expressionniste est-il positivement une bonne réponse à l’imagerie de l’image contemporaine ? Certainement parce que l’éloignement de la nature qu’entraîne la vie contemporaine dans les villes permet une désincarnation du corps et le réduit à l’image. Cet aspect philosophique ne se limite pas seulement à la sociologie du biotope des individus d’une société, mais il a des effets sur la culture et la permanence des sentiments humains et touche à l’échange de l’affectivité et de l’amour.

Autre exemple : Georg Baselitz a produit une œuvre extrêmement importante, axée essentiellement sur la peinture, la sculpture et le dessin. La force avec laquelle il permet à ses sculptures de représenter un art brut expressionniste confère à son propos artistique un engagement total dans une réalité expressive universelle. Il n’est pas seul dans cet engagement, mais sa particularité est d’avoir réintégré dans l’art contemporain une forme de vérité de la pulsion artistique. Celle-ci correspond à une réelle et totale implication de l’énergie créatrice qui prend sa source dans les tripes, juste au milieu du corps. Rodin, avant lui, avait déjà préparé l’avènement de l’énergie pure au service de la tension dans la sculpture. Rodin a clos le XIXe siècle, le néoclassicisme et le romantisme avec une toute dernière avancée de la sculpture préfigurant l’expressionnisme moderne.

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Mimmo Paladino

Il est clair que, pour être un sculpteur resté traditionnel dans les sujets abordés à travers ses œuvres sculpturales, il n’en est pas moins porteur d’une libération expressive du modelage qui permet d’entrevoir les libertés formelles à venir qui ne manqueront pas de représenter un retour primitif à une vérité universelle enfouie dans la matière et de nouveau visible par tous.

Quant à Baselitz, il se permet de participer à l’expressionnisme détaché de la tradition de l’artisan sculpteur. En cela, il ne déconstruit pas le savoir de la tradition de l’art du sculpteur, il cherche à renouer avec l’histoire plus ancienne de la création d’œuvres d’art. Cette histoire, il y fait référence non pas en utilisant un savoir transmis par les compagnons ou les maîtres des cathédrales, mais simplement en retrouvant un geste libre, identique à une formule chaque fois reconnue dans l’âme de l’artiste : la gestalt [12]. En cela, le point de vue de Baselitz n’est pas à considérer comme un geste « déconstructeur » de l’art du passé, comme peut par exemple l’incarner l’art contemporain dans certains de ses aspects esthétiques et philosophiques. Il n’est pas en décalage avec l’histoire culturelle de l’art. Son point de vue n’est pas nouveau, il est simplement régénérateur d’un élan ancien de l’art, qui tranche dans le contexte contemporain par sa remise en question de l’attitude du minestrone artistique [13] qui baigne l’art actuel. Il reste simplement attaché à une pratique artistique débarrassée des scories de l’art bourgeois. Pour ce faire, il utilise l’instinct et le désir comme seuls préalables à son travail, dans le but de réaliser des œuvres impliquées totalement dans sa vie de créateur. La problématique de l’image concerne plus particulièrement les arts liés à son utilisation. La sculpture est peu touchée par cet aspect du problème.

La sculpture doit se méfier d’être seulement entrevue comme un objet plus que comme une œuvre d’art. Certaines définitions qui la concernent de manière négative peuvent s’appliquer à différents points de réalisation des œuvres et être étendues également à d’autres pratiques artistiques. Un exemple simple est à trouver du côté du théâtre, celui de la question de la réalité du jeu philosophique, souvent posée par les différences objectives entre une pratique en temps réel et une pratique en différé — en l’occurrence entre le jeu des comédiens et celui des acteurs de cinéma. En résumé, tous les états de la création de l’art sont disponibles sous la forme de fac-similés dans des possibilités de consommation individuelle à la faveur de la mise

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Anselm Kiefer

en boîte par les moyens actuels de conservation numérique télévisuelle et sonore. On le voit dans l’exemple du livre : au départ, avec les incunables, le livre rivalisait avec les plus grandes œuvres artistiques du moment ; par la suite, avec l’apparition du livre reproductible, il provoqua une véritable révolution dans la diffusion de masse de l’écrit. Le livre d’artiste que nous voyons apparaître dans les foires d’art contemporain réinstalle la formule de l’incunable. Nous pouvons pinailler sur le côté « devoir d’école » qui couvre cette pratique reprise dans l’ensemble des établissements d’art européen depuis un certain temps déjà. C’est bien là un des soucis majeurs de savoir comment enseigner l’art, ou plus directement si même on peut enseigner l’art. Les diverses modifications pédagogiques qui sont entamées dans les enseignements supérieurs européens sont révélatrices des objectifs d’évaluation du monde de l’art à travers une autoflagellation judéo-chrétienne mise au service d’une gestion libérale de l’enseignement. Encore une fois, cela met en évidence l’impossibilité de promouvoir, au plus près de la vérité, la liberté de l’art.

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Mathias Voets

L’enseignement supérieur européen est victime de la science pédagogique des grands pédagogues, qui pensent à tort que l’on peut codifier l’apprentissage de l’art. Les artistes sont des chercheurs, ils construisent les conditions nécessaires à la création de leurs œuvres à la mesure de la compréhension du phénomène créatif qui les habitent. Chaque artiste individuellement prétend à autre chose que son alter ego, qui fait de même et aussi de suite. Donc, la complexité à codifier les chemins d’accès et à théoriser de façon pédagogique est particulièrement élevée. La véritable question est de savoir si on peut enseigner l’art, au sens où celui-ci est essentiellement un profond voyage dont personne ne connaît ni la destination, ni le paysage mental qui va apparaître à ses yeux pour prendre le corps de la poésie. L’université se trouve dans le même cas de figure quand elle met en place les conditions d’enseignement qui conduisent au savoir. Par la suite, elle abandonne positivement le candidat chercheur à la recherche fondamentale, celle qui représente l’aventure la plus profonde. Chercher de quoi est fait l’univers et tenter de définir les réalités telles que notre réalité dans l’espace… « Des chercheurs qui cherchent, on en trouve ; des chercheurs qui trouvent, on en cherche.[14] »

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Antony Gormley

En conclusion, les nouvelles technologies numériques conduisent logiquement les pouvoirs publics à vouloir les instituer comme des éléments nouveaux à utiliser. Elles sont déjà pour la plupart intégrées dans la vie de tous les jours et c’est tant mieux. La photographie numérique est l’occasion pour bon nombre de personnes de participer dans une certaine mesure à une nouvelle possibilité artistique. Le monde actuel est bombardé d’images en tout genre, faciles à réaliser et à insérer dans les œuvres d’art. La vidéographie, elle aussi, est une façon nouvelle d’exister en ce qu’elle permet, pour les candidats artistes, de nouvelles émotions. Mais un constat s’impose : pourquoi vouloir à tout prix installer une pensée hégémonique de l’image au détriment de ce qui est toujours vivant ? Pourquoi ne pas installer côte à côte toutes les pratiques avec le sentiment d’un enrichissement des possibilités artistiques ? Il est évident que le cinéma a pris l’ascendant sur le théâtre, mais sans le tuer. Le livre a supplanté définitivement l’incunable depuis plusieurs siècles et pourtant ce dernier revient modestement avec le livre d’artiste. La photographie n’a pas eu la peau de la peinture comme pourtant annoncé lors de son invention, mais elle a sans le vouloir asphyxié notre cerveau d’images, plus encore avec le numérique et ses jeux, jusqu’à l’écœurement. L’image de synthèse, pour peu qu’elle soit issue du jeu vidéo, soutient une non-réflexion autour de la réalité même du vivant. L’image est-elle un ennemi ? Non, sauf à réaliser la « promesse » du grain transgénique : nier la nature des choses, nier l’olfaction du monde, nier le corps à la faveur de la pornographie, et participer à la récréation collective du monde en créant des jeux plus inutiles que véritablement méchants.

Récemment, j’ai tenté de démontrer à un étudiant l’opposition entre la facilité à réaliser un portrait photographique instantané — l’accès est immédiat — et a contrario la difficulté à réaliser un portrait en sculpture. Un chef-d’œuvre est tout aussi difficile dans les deux cas, mais dans le cas de la sculpture, il y a une différence de taille : le méta-modelage

Nove sed non nova.

Dario Caterina

22 février 2014

[1] Francis Bacon, né le 28 octobre 1909 à Dublin et mort le 28 avril 1992 à Madrid, était un peintre britannique. Il lui fut beaucoup reproché, par les tenants d’un art contemporain plus actuel dans le propos et dans la philosophie, d’esthétiser la douleur. Le reproche n’est pas fondé, il semble comme souvent qu’il ait eu raison trop tôt : Bacon était un grand peintre ultramoderne primitif. Ses détracteurs sont souvent des tenants d’un art modeste en apparence, mais extrêmement dictatorial dans sa volonté d’hégémonie de la vérité dans l’art…

[2] Vladimir Veličković, né le 11 août 1935 à Belgrade en Yougoslavie, est un peintre contemporain britannique du XXe siècle. Lui aussi est victime de la même sentence que Bacon, et j’ai été fort intéressé par son travail à ma sortie des Beaux-arts…

[3] La Trans-avant-garde est un mouvement artistique contemporain apparu à la fin des années 1970 en Italie. Il semble bien que la trans-avant-garde soit la première initiative d’artistes entrés en résistance contre la doxa de l’art contemporain. On n’aime ou on n’aime pas, c’est selon, mais il y a des œuvres extrêmement intéressantes qui ont été en concurrence de manière positive avec toute la production majoritaire dans les foires d’art contemporain où, dans les années 1980, la peinture disparaissait au profit de l’imagerie de l’image photographique.

[4] Anselm Kiefer, né le 8 mars 1945 à Donaueschingen, est un artiste plasticien contemporain allemand qui vit et travaille en France depuis 1993. Il est considéré comme l’un des artistes allemands les plus importants depuis la fin du second conflit mondial.

[5] Georg Baselitz, né Hans-Georg Kern le 23 janvier 1938 à Deutschbaselitz (ville rattachée depuis à Kamenz en Saxe), est un peintre et graveur allemand.

[6] Joseph Heinrich Beuys, né à Krefeld sur la rive gauche du Rhin inférieur le 12 mai 1921 et décédé le 23 janvier 1986 à Düsseldorf, est un artiste allemand qui a produit nombre de dessins, sculptures, performances, fluxus, happenings de vidéos, installations et théories, dans un ensemble artistique très engagé politiquement.

[7] Antony Gormley est un sculpteur anglais né le 30 août 1950 à Londres. Voici un sculpteur fabuleux, qui est positivement en adéquation avec l’époque contemporaine et l’art d’aujourd’hui.

[8] La métaphysique en art est un questionnement ininterrompu depuis des lustres. Les chamans, le christianisme, l’orientalisme, etc., questionnent l’objet de culte et lui confèrent un pouvoir d’évocation important. Notre époque interroge elle aussi l’objet, mais celui-ci est de plus en plus un objet de production sociologique au détriment de la métaphysique et de la poésie…

[9] Chaïm Soutine, peintre français est né dans l’Empire russe, dans le village de Smilovitchi près de Minsk dans l’actuelle Biélorussie le 9 juin 1893 et mort à Paris le 9 août 1943.

[10] Auguste Rodin (René François Auguste Rodin), né à Paris le 12 novembre 1840 et mort à Meudon le 17 novembre 1917, est l’un des plus importants sculpteurs français de la seconde moitié du XIXe siècle, considéré comme un des pères de la sculpture moderne. Rodin est à la charnière de deux grandes époques artistiques : pas assez néoclassique et plus romantique que déjà moderne. Mais c’est un point de vue subjectif…

[11] Medardo Rosso (Turin, 21 juin 1858 – Milan, 31 mars 1928), sculpteur italien, fut un important représentant de l’impressionnisme. L’œuvre de Medardo Rosso est à l’origine d’une libération de la forme qui présage en partie de l’expressionnisme moderne en sculpture. Là aussi, c’est subjectif…

[12] La gestalt est un élément structurant du travail de l’artiste. La phénoménologie de l’apparition de l’œuvre d’art est un mystère chaque fois renouvelé.

[13] Le minestrone artistique, nous pouvons être assez d’accord pour dire que c’est l’art contemporain actuel qui le crée… Comme nous sommes des artistes contemporains, nous faisons tous partie aussi des artistes qui font de la « transversalité du dimanche »…

[14] Julos Beaucarne, né le 27 juin 1936 à Écaussinnes (province du Hainaut), est un artiste (conteur, poète, comédien, écrivain, chanteur, sculpteur) belge, chantant en français et en wallon. Il vit à Tourinnes-la-Grosse, en Brabant wallon (Belgique). Cette phrase sur les chercheurs figure dans le texte d’une de ses chansons.