DES ÉPINGLES DE SÛRETÉ DANS LE CŒUR
là sur la membrane
où tes premiers arbres
effleurent l’air de l’été naissant
tu te retiens
là
à ces épingles de sûreté
même tes futurs dimanches
à toutes tes nouvelles adresses
tu explores l’étendue de la membrane
et par là même l’intérieur des choses
à chaque fois que tu trouves
tu gardes en mémoire
trouver c’est perdre
tu ne veux pas te retenir à la lune
ni à quoi que ce soit
mais tu tiens aux autres
toujours
tu avais les arbres (on n’aurait su les compter)
tu avais les amandes (merveilles du palais)
les fraîches étaient les plus goûteuses
tu avais les figues (quatre variétés différentes)
tu avais (en fin de semaine)
les palmiers la mer le marché à Split
et tu avais les étés
tous les jours
illuminés
baignés de lumière d’août
des étés inscrits en toi
tu avais les bancs en bois
qu’avaient fabriqués les mains calleuses de Grand-père
tu avais Jésus
tu avais les papillons
oh
personne n’avait de si beaux papillons
oh
tu avais Jésus comme personne
tu avais le Saint fidèle
Antoine de Padoue (Roch aussi
Roch toi aussi tu étais toujours dans les parages)
tu avais l’encens
et trop de Dieu à chaque moment de ton enfance
tu avais les prières
une Bible
reliée d’or
personne ne la lisait
à part toi
tu avais les merveilles les nuages et les omelettes
tu avais cette prière imprégnée d’oxygène
Ave Maria gratia plena
tu avais la langueur
tu avais les cloches
tu avais l’air le feu l’eau et la terre
tu avais une route de gravier
(une charrette de paille et des chevaux aux gros yeux
tout un autre siècle de terre rouge)
après tu as eu l’asphalte
après
oui tu as eu l’après aussi
tout ce qui arrivait après
t’appartenait
tu avais des pins grands comme des vaisseaux spatiaux
tu avais des parents à Canberra
tu avais la vieille table en bois dans la cave de Grand-père
elle t’appartenait
y compris son tiroir plein de légendes
tu avais les vignobles
tu avais l’image de Grand-mère
tu t’es imaginé ses mains
sur la table en bois
le tiroir
l’épaule de ses enfants
tu avais les fleurs les champs
tu avais les pieds nus
tu connaissais la langue de la grâce
on t’a donné un nouveau nom
tu étais – ils t’appelaient – : sauvage
enfant du voisinage
ils venaient parfois et toujours à l’improviste
d’abord c’était toi qu’ils regardaient
puis la niche du chien étourdissante de puanteur
le chien était tout seul
les chats toujours par quatre
l’un d’eux sinon plus grimpait à toute vitesse
sur le poteau électrique
là ils jouaient à leur jeu de chats
perpétuellement
tu avais plaisir à regarder ce jeu
tu avais plaisir à écouter le silence
tu avais plaisir à entendre chanter les brindilles
tu avais l’été
comme d’autres ont un ami
tu avais tant
tu pouvais le prendre
dans son ensemble
tu aimais avec ton regard
tout
ce qui était là et sentait
tout
ce qui était là et appelait tes yeux
parce que c’était là
parce que c’était comme c’était
tu savais quelque chose
que les autres ne savaient pas
tu savais comment aimer avec les yeux
tu avais peur pour les petites fourmis
tu avais peur pour le vieux cheval
tu avais peur pour les jeunes peupliers
tu voulais aimer chaque être et chaque chose
tu avais toutes les raisons pour
il y avait beaucoup de choses autour de toi
beaucoup d’air
beaucoup de terre
beaucoup de feu
beaucoup d’eau
avant tout l’eau coulait en toi
tu as souvent pleuré
personne ne l’a vu
s’il leur arrivait de te croiser
les gens prenaient les traces de tes larmes
pour une félicité bucolique
à l’âge de quatre ans
tu savais déjà si bien mentir
tu savais déjà si bien te cacher
dans ce déguisement tu excellais toujours
derrière ton sourire guettait l’abîme
seule toi savais pourquoi tu pleurais
tu ne l’as dit à personne
toi qui pourtant savais
tu as préféré garder le silence
et y chercher un ami
tu ne voulais pas mentir
dans ton silence tu avais tant
il pouvait abriter le monde entier
tu avais toujours tout en abondance
tu avais tout
tu pouvais être satisfaite
tu ne l’es pas
seule toi sais
ce que veut dire beaucoup
seule toi sais
que beaucoup n’est rien sans les autres.
IL FAIT NUIT APRÈS MINUIT
tu penses aux chiens
au village amorphe
les gens étaient assis adossés aux murs
sous les arbres fruitiers
à l’abri des étés
les anciens appuyés à leur canne
les enfants penchés sur les plaies ouvertes
les uns avaient des trous dans la tête
les autres dans le cœur
tous s’y étaient habitués
c’était ça ton village
les chiens n’avaient pas de langue
ils n’aboyaient pas
des voleurs et des tueurs et des clients venaient
mais personne ne bronchait
le village reposait dans la plaine
il était joli vert et splendide
les cloches au loin
un air empli de douceur vespérale
idylle (avec tous ses effets secondaires)
herbe frémissante
enfants frémissants
le trou dans la tête et le trou dans le cœur
un chagrin bien rodé (anticorps du bonheur)
les anciens étaient assis adossés aux murs
comme si de rien n’était
(des trous dans les têtes et dans les cœurs –
depuis toujours ce ne sont que des images banales par ici)
comme si personne n’avait jamais pleuré
dans ce village tout est au présent
tous les jours ils ont l’air bon et beau
assis là comme des pacifistes
le soir ils s’en prennent aux chiens
à tous les chiens qui osent
se mettre à aboyer
pas un seul n’aboie deux fois
les villageois connaissent
la ruse des chiens
ils sont contagieux
avec leur aboiement savant et affamé
les chiens s’essaient à un nouvel idiome
(ils se fabriquent vite une syntaxe sans langue
exactement comme le font les enfants)
tous deux s’éveillent et s’endorment aspirinisés
se lient d’amitié avec leurs ennemis naturels
quand les chats miaulent
c’est l’éclosion de cruauté
les chats ne miaulent alors qu’une seule fois
parce qu’il y a des lois et des protecteurs de ces lois
qu’il faut somme toute appliquer
(les trous par exemple on les fait
ils n’apparaissent pas comme les choses dans la Bible
c’est un humain qui fait les trous)
c’est très simple et cela déroule ainsi :
en été une main prend des ciseaux et sectionne
la langue des chats
c’est la saison qui s’y prête le mieux
toute douleur est plus frappante en été
et s’ils se font mordre par les serpents rebondis
ils ne peuvent plus lécher le poison
les enfants se lient d’amitié avec les serpents
tout a l’air simple et léger et insouciant
question d’étés :
dans ce village les étés sont très longs.
J’AIMAIS LE TEMPS DES COINGS
dans le ventre de ma mère déjà
tout ce qui était beau et bon : des denrées rares
dans l’après-guerre du cœur
les couleurs et les odeurs
étaient ma première faim
mais ceux qui donnent la vie avaient prévu
autre chose que le jaune des fruits
pourtant les coings étaient là
parce que le Sud est plus fort que tout
leur odeur leurs promesses
se sont approchées de moi
la grande lisière solaire de jaune
dans les armoires le parfum
un bonheur jaune enfilé après l’autre
à ne pas manquer
moi ignorante au milieu
sans langue affamée assoiffée
(comment s’obtient le jaune ?)
balafré borgne le chien adoré
Blacky que nous surnommions Chio Chips
mon ami des jours d’enfance
du temps où j’étais discrète et muette
la cible
de toutes les phrases maternelles
rouges et sans virgule
le chien a été écrasé
un malheur des jours entiers
encore 30 ans après : chaudes coulent mes larmes
pour mon fidèle Blacky
regard désapprobateur de la mère
on ne pleure pas pour un animal
mes rectifications n’ont servi à rien
confusions
résultat : des lapsus
je ne pouvais penser qu’en sons
alors une gifle s’ensuivit
parce que j’avais aussi oublié le credo
la petite dernière condamnée à tout faire comme il faut
mes lapsus
mes confusions
mes rectifications
– m’ont été ôtés de la langue
d’abord ils m’ont coupé le frein lingual
avec les ciseaux de la mère conservés dans le tiroir
puis ils ont recousu avec du gros fil de laine
par mégarde c’est la langue tout entière qui fut recousue
et plus tard sciemment opérée
un malheur sans anesthésie
c’était ainsi quand j’étais petite
ils m’ont ôté du bout de la langue
tous les mots
qui paraissaient suspects aux inconnus
même les trous d’air
tout devait disparaître
ils ont fait chauffer une aiguille
juste sous mes yeux
le briquet du père était à portée de main
ils ont planté l’aiguille dans la partie supérieure
puis inférieure de ma langue
la parole s’est comprimée en moi
dans ma gorge ont jailli des routes faites de mots
et un désir compact de phrases
j’ai contemplé les marques dans le miroir
et plus tard la langue bravement recousue
plus tard lorsque ça ne saignait plus
c’était impressionnant
en observant avec attention
les marques formaient une constellation
qui se racontait à moi-même
ils étaient là :
mes caractères d’impression en toutes lettres
ma petite voie lactée primitive et privée
mais je n’ai révélé ceci à personne
marque après marque j’ai préservé mon souvenir
mon observatoire était le vieux miroir
dans lequel Grand-mère aussi s’était regardée
le miroir était un ami
je lui faisais confiance
j’y allais le plus souvent possible
même si le reflet m’effrayait
mon iris se dilatait
souvent je m’entraînais à cette rencontre
de plein gré je me plantais face au miroir
pour regarder ma voie lactée
montre-moi la voie lactée
disais-je à mon ami
il était aimable mais sans compromis
aucun détour possible
il fallait toujours que je me tire la langue
que je la tende au miroir
ainsi s’ouvrit le finale
les points se déchirèrent
face à l’observatoire savant
le frein lingual se libéra
je pus de nouveau formuler des choses
vengeance
réclamaient les maîtres des aiguilles
qui entendaient les choses autrement
ils ôtèrent le fil
dans leurs mots et leurs regards
les aiguilles étaient leurs plumes
parfois ils aimaient aussi s’en prendre à nos oreilles d’enfants
avec leurs outils éprouvés
(je n’étais pas la seule : mes frères et sœurs
furent opérés des yeux
bleu violacé : une opération quotidienne)
mes oreilles au moins ils les avaient oubliées
égard et savoir
que la voie lactée dans les cieux soit remerciée
ma langue était assez grande
tout un champ pour les maîtres des fils à coudre
ils ne se doutaient pas
que sans le savoir ils m’aidaient à croire
mère voie lactée je pouvais te faire confiance
le bout de mes doigts vivait sa propre vie
m’adressait des messages
il y avait mon témoin
le miroir que je savais chérir
un trésor lexical résidait caché en lui
des baromètres de mots s’enchaînaient
et m’aidaient dans la descente du fleuve
le long de la syntaxe
à tout porter et tout savoir d’un coup.
Poèmes extraits de Quittenstunden (Otto Müller, Salzburg 2011)
traduits de l’allemand par Gaelle Guicheney