pour PHILIPPE BECK
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Bourgeons et prémices, préface de Fredj Lahouar,
Sousse, éd. La Balance, 1999, 78 pages.
Le joueur d’échecs
Tu vas t’asseoir dans ton destin
Parmi les autres sans figures
Ô joueur aux idées obscures !
Qui menace un Roi clandestin
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Avec eux tu creuses ta tombe
Avec eux tu comptes les minutes
Qui t’épargneront la chute
Ô maudit joueur qui succombe !
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Vivre ou mourir as-tu choisi ?
Je te conseille d’être philosophe
Oublie les échecs des théosophes
Pauvre joueur d’échecs maudits.
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(Samedi 20 mars 1999)
[pp. 41-42]
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Ma rose
La rose de ma vie
M’a offert une rose
Riche comme une prose
Ô que je suis ravi !
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Surtout, rime ma passion
Sur le vert ruisselant
Chante l’amour vigilant
Danse sans discrétion…
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Ô ma jolie Rose !
Ta couleur est claire
De la nature princière
Approche que je t’arrose !
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Puisque c’est le printemps
Tu auras une eau fraîche,
On ira dans ma calèche
Vagabonder dans les champs…
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Tous deux dans la nature,
En Reine et Rois solitaires
Régnant sur les ravières,
Que je t’offre en parure !
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(Mardi 20 avril 1999)
[pp. 65-66]
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Archipels
Entre nous l’isthme se prolonge. La parole qui fut jadis s’est tue.
Quelques broussailles te couvrent le visage Quelques toiles te masquent la face
Entre nous se prolonge le strident silence et la parole qui fut se ramollit,
La roche écarlate se dissout taillée par le vent, la pluie et les vagues
Alors, l’effluve se faufile entre le fruit et sa chair. L’isthme se prolonge jusqu’à l’affliction.
Je guette le sens dans l’aurore,
Entre les rivages éloignés, l’azur accueille les vivants
L’atmosphère inondée se charge de toutes les voix Alors naît la parole.
Le silence n’a pas de place dans l’isthme de mes jours
Lentement, ma mémoire croît, bâtie de paroles, de talismans aux sons aigus
Des cris des oiseaux d’outre-mer. Je guette le sens dans l’aurore.
(p 13)
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Litanies à Lumumba
-1-
Des hommes sont à la recherche d’une gloire, d’autres l’ont, mais ils ne s’en rendent pas compte Ma gloire appartient au pays des maures là où le soleil couronnant le zénith embaume mes frères les nègres de sueur et de sang La chaleur pèse lourd sur les corps nus et sur les âmes déshéritées, tel est mon châtiment d’être né dans ce pays où la gloire est une profanation Sous la férule d’une terre assoiffée, je songe à cultiver une gloire que j’arroserai d’une eau puisée dans l’univers des anciens et dans leur narcissisme bourgeonnant en moi depuis maintes saisons, depuis le jour de la rupture ombilicale. Ce jour-là, on vit naître un enfant de braise ! Un homme de feutre grinçant qui aimait laisser ses traces là où il passait Ce fut moi cette abominable créature, cet homme, qui fut tantôt jeté sur le bitume et les chaussées Et ma gloire prit naissance ce jour-là Puis vint le poème pour stimuler ma rage de nègre assoiffé Le paysage était couvert d’âmes possédées, de corps putréfiés, de terres violées, de femmes stériles Seul un spectre lointain apparaissait dans les horizons, c’était le visage de Lumumba.
La toile était prête pour témoigner de l’orgie des hyènes
-2-
Je suis un Maure Je tente de briser mes chaînes j’essaye de replanter l’espoir dans mon domaine Je suis un Maure je raccommode mes haillons je console les cours d’eau calmes et vaillants Je suis un Maure un homme en apprentissage mes origines s’étendent jusqu’aux sources du Tamazight j’ai une culture puisée dans la ferveur des Tziganes et des Incas Je porte en moi le culte épique des âmes ancestrales Je suis un Maure le soleil se couche dans les profondeurs de mon sein Je suis un Maure
ma gloire est d’abriter la lumière après chaque crépuscule du soir
-3-
Mon sang coule à flot pour atteindre les fleuves en coalition Ma nausée est un tam-tam aux battements languissants Ma rage et mes cris ont traversé la forêt Ma voix a violé la sérénité des ancêtres Ma voix a parcouru la Savane encerclée pour réveiller les Lions endormis : Lumumba ! Lumumba ! Toute la forêt a crié Lumumba ! Lumumba ! Toute l’Afrique a chanté Lumumba ! Lumumba ! De ton sang dissipé nos terres sont assoiffées
Ô Afrique ! Que ta terre soit purifiée par les cendres du Lion vénéré !
(pp. 31-34)
Alphabet de l’heure bleue, préface d’Yves Leclair, postface de Pierre Garrigues,
Saint Julien Molin Molette, France, Jean-Pierre Huguet, éditeur, 2007.
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− a −
Que le ciel pose son masque de jour que cette impénétrable clarté s’en aille à vau-l’eau Vienne la nuit où les mots grumeaux de larmes
s’abyment dans le blanc des yeux
bleu de nuit lumière de l’heure bleue
(p. 15)
– z –
Maintenant tout le ciel est ton alphabet braille signes saillants larmes enceintes de lumière
dont nulle cécité ne peut voiler l’éclat
maintenant seul tu peux réciter ton bréviaire
la nuit gisant dans tes yeux : vois sans regarder
― Et de la nuit l’heure bleue couronne les veilles
(p. 42)
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Jeudi 1er janvier 2004. Trois heures et quart du matin. L’idée de tenir un journal me vint en marchant. Cela se passa à peu près de la manière suivante : je traversais une grande route à plusieurs voies, je risquais d’être heurté par un engin quelconque, mais l’idée de tenir un cahier où je ferai état de l’écriture des poèmes de l’Alphabet de l’heure bleue s’imposa violemment à moi. La précarité de mon corps de piéton correspond au moment de l’écriture. Le poème exclut toute tentative de commentaire. Même l’inspiration, s’il en est, y est occultée. Ces pages tenteront, enfin je l’espère, d’immortaliser des heures d’attente, de travail, d’hésitation et surtout les contraintes qui précèdent la mise au propre d’un fragment, celle qui menace d’être la mise au tombeau à la fois du poème et du poète. J’entame à cette heure la rédaction de ce « Cahier », alors que huit lettres de l’Alphabet de l’heure bleue ont été épelées.
(p. 47)
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Dimanche 18 janvier 2004.
Une heure du matin. Une semaine s’écoula depuis la composition de la lettre « i » de l’Alphabet de l’heure bleue. La première image, la matrice du poème, me vint de je ne sais où ; elle me sembla si étrange et, en même temps, si intime qu’elle m’horripila, parce qu’elle me mit en face d’un problème que j’avais toujours refoulé. C’est que je pensais que mes différends avec mon père étaient réglés, que je m’étais émancipé de la figure de mon géniteur. Certes, je ne pouvais tenir les mêmes propos qu’un Sartre : « En vérité, la prompte retraite de mon père m’avait gratifié d’un Œdipe fort incomplet : pas de Sur-moi, d’accord, mais point d’agressivité non plus », ou un Cioran : « Avoir commis tous les crimes, hormis celui d’être père. » Mais, avec le recul nécessaire à la compréhension d’un pareil imbroglio de l’âme, je m’imaginais être parvenu à une sorte de paix intérieure qui me permettrait de vivre à l’abri de nombreuses complications. Seulement voilà que cette image, qui s’exprima de surcroît en vers et de la manière la plus dense, mit à bas sans coup férir toutes mes défenses. À la vérité, je fus tenté de me voiler la face en raturant ces mots ; cependant, conscient de la gravité de la situation, je résolus de ne point me faire l’avocat du diable. Les paroles de saint Rémi à Clovis — que la tradition situe le 25 décembre 496, à la suite de la victoire de Tolbiac, lors du baptême du roi —, me furent indispensables : « Courbe humblement la tête, fier Sicambre, adore ce que tu as brûlé et brûle ce que tu as adoré. » J’ai besoin de dire que c’est dans des moments pareils que l’on se rend compte de l’importance de chaque mot appris, de toute histoire ou anecdote retenue, de n’importe quelle idée accueillie… Je passai donc une nuit blanche à transcrire la suite de ce vers qui, en s’adressant à mon autre moi, celui que j’ai tenté vainement d’effacer, fit appel à un texte orphelin que j’avais écrit il y a plus de deux ans, m’obligeant à le parfaire et à le greffer sur le corps naissant de l’Alphabet de l’heure bleue. Cette pratique consistant à « copier » un texte et à le « coller » sur un autre, selon le jargon en vogue de l’informatique, n’est nullement indigne de l’écriture, qu’elle soit poétique ou autre. Un texte ne naît jamais ex nihilo, il lui faut toujours un commencement ; cela se nomme l’inspiration, ce dont je parlais tout à l’heure, car j’y crois fermement, dans la mesure où les mots me viennent d’eux-mêmes, même si parfois il faut tout réécrire. Bref, je voudrais dire que l’écriture tient à ces moments où l’on prend la plume la fleur au fusil, sans jamais être ni tout à fait lucide ni inconscient de ce moment d’euphorie. « Tu n’as pas les yeux bleus de ton père » : ce vers m’a écrit, il m’a révélé à moi-même.
(pp. 49-51)
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…..Certains vivent dans l’expectative d’un mot qui contiendrait à lui seul tous les autres mots. Un mot dont la présence seule suffirait à parfaire pour ensuite défaire tous les mécanismes de la langue. Un mot qui mettrait fin à la diaspora des voix depuis la malédiction de Babel.
…..Ce mot serait à la fois l’espace et le temps, la présence et l’absence, l’être et le néant, le parfait et l’imparfait.
…..Bref, un mot qui couvrirait l’infini. ― Mais ce mot existe déjà. Il existe dans toutes les langues de la terre, est connu de tous les hommes et jusqu’aux autres vivants qui ne possèdent pas la parole.
…..Ainsi parlait Schéhérazade, avant qu’elle ne se tût, surprise par la voix du coq chantant les premiers rayons du soleil.
(pp. 67-68)
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Stellaire. Découverte de l’homme gauche, avec deux photographies de Yan Tomaszewski,
Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 2006, livre non paginé
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Tombeau
C’est là qu’on commence enfin à voir, dans le noir.
Samuel Beckett
Noircir
Ta main gauchère et gauche écrit sur ses tablettes entrer n’est pas sortir mourir n’est pas naître une seconde fois sur des pages blanches noircies autant de fois que la main de feu
a serré le vide entre ses doigts d’argile
pages épaisses à couper au couteau et le brouillard danse au son informel des cliquetis de mots tintant entre les mots viduité de la lumière face obscure
sur les pages épaisses vides à souhait
— comme la nuit noire se lève dans tes yeux
toi qui vas loin en toi laisse tout espoir
Job
Tu n’es pas Job pour dire que par ta patience tu as encor donné raison à l’Éternel ni que tes cris adamiques ont fait prosterner le Négateur ni que ta main gauche et tremblante a fait pencher la balance du côté du Bien
…….Tes yeux repus de nuit et de désespoir
souffriront-ils de nous voir broyer du noir ?
……………………………………………………….Non
L’homme qui a ouvert les yeux sur la nuit du tombeau n’a plus à maudire le jour de sa naissance ni à se gratter les plaies par un tesson
……….ses cris adamiques ont l’effet d’un charme
sur notre soif de vivre humaine trop humaine
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La mort
Nuit arme blanche qui se coupe les veines goutte à goutte l’encre répand un sang d’encre la mort porte aux vivants un regard d’amitié regard blanc langue frugale pierre tombale légère inimitié cependant défaillance
syntaxique quand on écrit son testament
sais-tu aujourd’hui gré à la pensée de la mort de t’avoir libéré des théodicées de jadis et naguère qui ne valent leur
pesant d’or que lorsque le jour est espoir seul
— Enfin le soleil s’est couché sur ton tombeau
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Erhebung, (Vingt et un textes en regard de vingt et une photographies de Yan Tomaszewski),
Saint-Julien-Molin-Molette, Jean-Pierre Huguet éditeur, 2008, 56 pages.
…..Je considère les photos qui constituent Erhebung selon l’ordre qui leur a été attribué par le photographe. Au total vingt et une prises entre poses et instantanés se succèdent créant un nouvel alphabet. De a à z, de alif à ya, et bien au-delà des lettres dont se composent ces deux abécédaires — les seuls que je connaisse.
…..À vous la pose, dit-on dans le langage des joueurs de dominos. Et Yan Tomaszewski de poser ses pièces dans l’euphorie me laissant piocher. Comme il le fit avec ces inconnus dont il subtilisa l’image, celle du corps en mouvement et de l’âme insaisissable. Mais les voilà qui piochent ces personnages qu’il fit siens, immobiles, immobilisés, pétrifiés, voire médusés, et néanmoins libres et vivants, puisque chacun a son histoire propre et sa manière d’être exprimée sensiblement par sa propre présence physique. Comme si ces différents personnages puisaient dans l’inaction pour se mouvoir et poursuivre sur l’échiquier du monde le mouvement qui n’en finit pas de naître.
……..Il en va de même aussi bien de l’alphabet que des dominos : l’ « ordre immotivé », placé en dehors de « toute imitation », n’est pas cependant « arbitraire », puisque nous l’acceptons tel qu’il se présente à partir du moment où l’artiste — ou le joueur — le propose comme tel. Nous devons, donc, jouer le jeu, composer avec, faire comme si, tout en veillant à « casser l’alphabet, comme l’écrit Barthes, au profit d’une règle supérieure : celle de la rupture (de l’hétérologie) : empêcher qu’un sens “prenne”. »
…..Cette défiance à l’égard d’un sens unique et, partant, inique ne me déroute pas. C’est le Sens qui me semble le plus approprié tant à l’ordre choisi par Yan Tomaszewski qu’à sa manière sensiblement naturelle de l’indiquer comme le seul acheminement possible vers quelque chose qui soit tout à la fois spolié et donné, affranchi et imposé, visible et lisible. La rupture est de fait évidente, c’est l’évidence même, dans la mesure où l’art de la photographie n’a lieu d’être que sous forme fragmentaire, suivant un itinéraire qui n’existe qu’en l’absence d’une feuille de route tracée au préalable. Épeler les lettres de l’alphabet, jouer une partie de dominos ou prendre des photos relève du même principe de déchiffrage du monde dont les règles sont écrites noir sur blanc. C’est le même mouvement de l’intelligence qui, en appréhendant l’ordre apparent des choses, opte aussitôt pour le désordre afin de dérégler et le sens et les sens. […]
(Extrait de la « Liminaire », pp. 3-4)
…..À l’angle de ce mur blanc qui cache un jardin secret. Un homme. Une femme. Octogénaires. Que cherchent-ils ? À quelle aune jugent-ils l’étendue de ce chemin ? Et ont-ils réussi à voir de la même façon au bout de Dieu sait combien d’années de vie commune ? De toute façon, ils ne regardent pas dans la même direction.
…..Chacun porte sa montre au poignet gauche. Que leurs bras, alourdis par l’âge, jouxtent leurs corps et tombent délicatement un peu en bas de la ceinture, ils ne se tiennent cependant pas de la même façon. Je vois bien la main de la dame caresser doucement le bras du monsieur en lui indiquant le chemin à prendre. Je vois bien le monsieur lever sa canne d’un air autoritaire en montrant à sa compagne une destination qui ne les mènera nulle part…
…..Je n’ai pas assez vécu pour projeter ma vie sur celle de ces deux personnes âgées. Si mes grands-parents maternels sont morts sans un cheveu blanc sur la tête, mes grands-parents paternels ont vécu plus de quatre-vingts ans. Mais jamais il ne leur serait venu à l’esprit de se promener comme ces deux personnes. Cela est impossible. Ce sont les us et coutumes des miens. À l’angle de ce mur blanc qui cache un jardin secret. Un homme. Une femme. Octogénaires. La vie est toujours devant soi, que l’on soit à quatre, à deux ou à trois pattes.
(p. 10)
…..Un homme qui marche, seul, dans la rue, n’est pas un homme seul. Il est inconcevable de le voir seul, cet homme qui marche, seul, dans la rue, seul. Quand bien même il serait seul — nu et seul, c’est-à-dire affranchi de toute appartenance quelle qu’elle soit, l’homme qui marche, seul, dans la rue, n’est pas un homme seul.
…..Ce n’est pas la Potsdamer Platz. Ce n’est pas Homer, le vieux conteur dans le film de Wim Wenders, Les Ailes du désir. L’ange Cassiel n’est pas là non plus. Mais il se peut qu’un ange, un autre ange, soit là, se tenant derrière ou devant cet homme qui marche.
…..Et néanmoins, le monologue de Homer résonne par-delà son for intérieur, au-delà de la Potsdamer Platz et des limites de l’espace et du temps, en dépit de ses quatre-vingts ans et de son souffle haletant : « Seules les voies romaines…
…..mènent encore au loin,
…..seules les traces les plus anciennes mènent plus loin. Où est ici le col ? Même le pays plat, même Berlin a ses cols cachés, et là seulement commence mon pays, le pays du récit.
…..Pourquoi tous ne voient-ils pas dès l’enfance les passages, portes et interstices, en bas sur terre et en haut au ciel ?
…..Si chacun les voyait…
…..… il y aurait une histoire sans meurtre ni guerre. »
…..Car, réflexion faite, me voyant à la place de cet homme qui marche, seul, dans la rue, je ne me considère pas comme un homme seul. Il y a toujours une histoire.
(p. 24)
…..Ce jour-là, je compris que même la mort avait un matin. Elle se tenait là, debout, de pied ferme, comme au jour de notre première rencontre. Entre le tronc d’arbre coupé et moi. Mais, à ce même endroit, le jour de notre première rencontre, le tronc d’arbre coupé n’existait pas, il y avait un arbre entier comme celui qui me soutient le dos. Là, derrière moi.
…..Ce jour-là, je compris que même la mort avait un matin. Elle se tenait là, enfin ! j’imagine aujourd’hui qu’elle soit là, debout, de pied ferme, comme au jour de notre première rencontre. Entre le tronc d’arbre coupé et moi. J’imagine également que l’arbre soit entier comme au jour de notre première rencontre. — Toi qui, au creux de moi, me révéla à moi.
(p. 44)
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le silence la cécité, préface de Bernard Noël,
Saint-Julien-Molin-Molette, Jean-Pierre Huguet éditeur, 2009, 52 pages.
BLANC SUR NOIR
Découverte de la neige
J’aime car la hauteur qu’en te parlant pour peu de chose j’ai prise était désaccordée, comme par la neige, sans avoir la cloche dont on sonne
pied. pour le repas du soir.
André du Bouchet Friedrich Hölderlin
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Prologue : Posthume
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Cette TERRE n’est pas ta terre, et tu sais tout désormais de tes fins et commencements.
Le feu corps, blanc et froid — de NEIGE, va en TERRE.
Mantra
Ni la TERRE n’aime la Neige ni la Neige n’aime la TERRE, mais une fois entremêlées (quand bien même elles seraient entremêlées), elles se repoussent aussitôt sans pouvoir pour autant se désarticuler.
Toujours est-il que la TERRE et la Neige ne s’aiment pas, peut-être parce qu’elles ne prennent pas le temps de se connaître. Est-ce leur faute,
cependant ?
Oui, la ligne claire n’aime pas se faire briser ; elle n’aime pas être dépareillée de la ligne d’horizon.
Horizon de TERRE ou horizon de NEIGE ? Aller savoir
Interzone, image d’un centre qui se veut espace plein, centre situé dans l’entre-entre. Centre à jamais décentré. Les voilà déconcertées : ni la Neige ne veut être TERRE ni la TERRE ne veut être NEIGE. Malentendu, car même le silence de la TERRE et de la NEIGE est source de malentendu.
La NEIGE parle néanmoins à coup de flocons continus, d’assauts progressifs, horizontalement de haut en bas, verticalement comme un filet blanc, cousu de fil blanc, fil blanc réel, ténu et tenace, qu’une main, invisible, a jeté, pour mieux envelopper la TERRE qui, pourtant, ne bat pas en retraite, qui, pourtant, n’a que sa couleur pour arme, couleur de la TERRE, couleur éternellement immanente — de la poussière fragile à la pierre la plus dure, passant par le sable blanchâtre, jaunâtre ou rougeâtre, la boue solennelle et mystique, et la terre meuble et sarrasine.
TERRE de neige, la terre se réécrit blanche comme neige ; encre blanche jetée à perte de vue sur les yeux vitreux de la TERRE, inhabitable.
La TERRE se tuméfie sous la NEIGE. La NEIGE gagne à posséder la TERRE ; ainsi, comme il en va de la parole et du silence, la NEIGE, pour se défaire de sa coquille informe, adopte-t-elle le corps de la TERRE.
Vides et pleins, plis et failles, ombres et lumières, vie et mort — couples insolubles dans le corps de la TERRE, obstacles, autant d’obstacles que la NEIGE aussitôt déjoue par intendance.
Mais combien de feux enfin faudra-t-il pour fendre la flamme de la foi pourtant fin feu follet
insuffisant dans la fournaise des ténèbres ?
Canéphore
À l’infini Présence fée Le corps, lui,
est Comment couper l’herbe sous le pied de la NEIGE ? Pax nivea Qui sème la NEIGE récolte-t-il la TERRE ? Pax nivea Qui sème la TERRE récolte-t-il le sel ? Pax nivea Qui sème le sel, blanc, récolte-t-il l’oubli ? Corbeille pour porter des raisins rouge sang Vin salé, suffit-il de retourner la TERRE pour sculpter de nouveau de mémoire et de
TERRE une statue de sel à jamais immortelle, tache de lumière in soluble dans la NEIGE ?
(pp. 29-32)
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Présidentielles
(Cause toujours)
peut-être y a-t-il de quoi s’étonner où ça quand ça trembler comme voix qui parle lorsque à travers claquement de langue contre palais comprendre entre autres ceci
: bravitude
peut-être y a-t-il de quoi s’étonner où ça quand ça imposer alors silence ou s’y résigner constriction de finitude ça parle plus que de raison
déraison — langue à l’usage des palais
(Cause toujours, aussi)
aux blessures les épines se plaindront de vous les épines diront : une par une vous nous avez triées une par une vous nous avez séparées de notre mère cactus une par une vous nous avez aiguisées avec votre couteau de poche une par une vous nous avez enduites de votre salive poison une par une vous nous avez semées au vent une par une vous nous avez nommées blessures une par
une vous nous avez baptisées racailles
(Inédits, 2007-2010)
Aymen Hacen est né en 1981 à Hammam-Sousse en Tunisie. Ancien élève de l’École normale supérieure de Tunis, agrégé de lettres modernes, il a été, entre 2006 et 2008, allocataire-moniteur de l’École normale supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon. Il est aujourd’hui assistant permanent à l’Institut Supérieur des Langues Appliquées aux Affaires et au Tourisme de Moknine (Tunisie).
Poète et essayiste, il est l’auteur de Stellaire. Découverte de l’homme gauche, Fata Morgana, 2006 ; Alphabet de l’heure bleue, Jean-Pierre Huguet, 2007 ; Le Gai désespoir de Cioran (Miskiliani, Tunisie, septembre 2007), essai sur le tragique en littérature ; Erhebung (avec des photographies de Yan Tomaszewski, Jean-Pierre Huguet éditeur, 2008 ; le silence la cécité (Découvertes), paru en mars 2009, avec une préface de Bernard Noël.
Directeur de la collection « Bleu Orient » chez Jean-Pierre Huguet éditeur, Aymen Hacen traduit de l’arabe vers le français et vice versa. Ainsi, a-t-il aidé, en 2007, à la traduction en arabe de Poème d’attente de Bernard Noël (éd. Tawbad, Tunisie), ainsi que L’instant de ma mort de Maurice Blanchot et Le Voyageur sans titre d’Yves Leclair (en collaboration avec Mounir Serhani), à paraître prochainement dans la collection « ‘Ayn » qu’il vient de fonder aux éditions Walidoff. Il prépare de même une version en langue arabe de Mythologie de l’homme d’Armel Guerne et d’Absent de Bagdad de Jean-Claude Pirotte. En avril 2009, il a publié une version française de Il a tant donné, j’ai si peu reçu du poète tunisien Mohamed Ghozzi, aux éditions Cénatra (Centre National de Traduction, Tunis, Tunisie). Présentielle. Fragments du déjà-vu, récit, a paru en mars 2010 aux éditions Walidoff (Tunisie).