Quoi d’autre..?

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…Quoi d’autre… ?

Situationnisme — structuralisme

Pour beaucoup, le monde des arts plastiques est réservé à une élite composée d’amateurs éclairés et de spécialistes en histoire de l’art. Le citoyen lambda se sent fort éloigné des préoccupations du monde des arts en général et en particulier, de l’esthétique contemporaine. Les grands événements artistiques comme les foires d’arts, telle la Fiac [1], par exemple, sont fréquentés par des amateurs qui possèdent, pour la plupart, les clés nécessaires à la compréhension des œuvres que l’on peut y découvrir. Les amateurs d’art contemporain existent et sont de plus en plus nombreux.

Les amateurs se pressent aux événements d’importance artistique significative pour découvrir les nouvelles tendances. Les foires d’art contemporain sont légion en Europe ainsi que dans les différents pays émergents qui, depuis peu, s’intéressent de près aux manifestations liées à l’art contemporain. Cela étant dit, il existe un domaine artistique, en l’occurrence la musique expérimentale, qui a beaucoup plus de mal que les arts plastiques à s’imposer à un large public. L’IRCAM[2], haut lieu français de la recherche musicale contemporaine, a toutes les difficultés à remplir ses salles lors des concerts donnés en son sein. Pour bénéficier d’un large succès d’audience, la musique classique et de variété, le cinéma de divertissement, la littérature de gare et le théâtre de boulevard ciblent un public populaire. La situation peut donc se résumer de la manière suivante : les arts en général produisent une grande part de leurs activités pour un large public, celui-ci étant le principal consommateur, moyennant un système de diffusion dans les médias et d’intégration dans la société libérale consumériste.

Il existe donc, d’une part, une production culturelle commerciale, et d’autre part, une production plus difficile d’accès, celle-ci étant plus particulièrement tournée vers les différentes avant-gardes de leur domaine respectif. La recherche artistique, elle, demeure relativement confidentielle et limitée à des cercles restreints de connaisseurs et amateurs. Il ne s’agit pas ici de sous-évaluer le rôle joué par l’innovation artistique, qui somme toute est légitime pour toute institution tournée vers le progrès. Les pratiques artistiques doivent en toute liberté examiner de nouvelles voies d’investigation, qui sont le gage d’une vitalité nécessaire à l’évolution de la culture au sens large. Mais il faut bien reconnaître que « l’avant-garde », quel que soit le médium artistique, se heurte à toutes les difficultés pour accéder à une reconnaissance populaire, surtout à l’époque où elle est produite. Souvent, l’on se réfère au passé pour expliquer cette difficulté de compréhension, montrant comment certaines œuvres réalisées à différents moments de l’histoire de l’art eurent peu de succès populaire en leur temps. Je pense ici au 19e siècle, pendant lequel nombre de nouvelles créations artistiques n’ont pas trouvé de reconnaissance parmi les amateurs d’art, et furent boudées par la critique spécialisée, de manière parfois lapidaire. On peut citer, par exemple, les impressionnistes, qui aujourd’hui déplacent les foules du monde entier lors d’expositions thématiques, alors qu’à leur époque, ils eurent la plus grande peine à s’imposer dans le milieu spécialisé de la peinture.

On explique cela par la trop grande nouveauté esthétique des œuvres, ou pour d’autres secteurs créatifs, la trop grande subversion morale et politique de certaines créations littéraires ou théâtrales, empêchant les contemporains de comprendre l’acuité du propos. La nouveauté suscite toujours le débat. Pour s’en convaincre, les exemples sont légion où de nouvelles formes d’expression furent d’abord l’objet de critiques sévères, puis le temps aidant, portées au pinacle de la gloire par un nouveau public qui parvient, in fine, à leur trouver des qualités exceptionnelles.

Ces changements de cap touchent aussi d’autres activités, comme l’architecture. Un exemple parmi d’autres : l’esthétique très industrielle de Beaubourg, très critiquée à l’époque de sa construction, et finalement parfaitement acceptée par le public actuel, certes aidée en cela par le succès d’audience internationale rencontré par le musée et sa programmation culturelle. Autre exemple : l’œuvre de Daniel Buren [3], installée dans la cour du Palais Royal à Paris, connaît toujours des détracteurs, qui encore aujourd’hui fustigent l’innocuité d’une telle installation artistique, qui plus est quand celle-ci est financée par les deniers publics. Bref, la nouveauté n’est pas simple à assimiler par ses contemporains. Il n’est pas téméraire de prédire une acceptation plus franche de l’œuvre de Daniel Buren à l’avenir. Nous sommes donc bien dans l’expectative critique pour ce qui concerne les arts plastiques en général. Il semble que nous soyons condamnés à exprimer des conjectures, qui pour ne pas être considérées comme fausses, devront se mesurer à l’aune du temps. Il faudra le recul nécessaire à l’exégèse d’une digestion qui nous paraît d’ores et déjà difficile. Cela ne doit pas nous éloigner d’un but qui à mes yeux est louable : prendre la parole dans un débat où l’enjeu est fondamental, plaider pour le maintien des savoirs et pratiques artistiques qui ont fait leurs preuves par le passé. Il faut y adjoindre les éléments de recherche artistique contemporaine, quand elle a fait la preuve de son acuité, afin de maintenir un lien anthropologique entre le passé et sa praxis, entre notre époque et la recherche artistique.

Cela nous amène à poser une première question : est-il raisonnable de considérer comme valable toute œuvre d’art produite au nom de la liberté créatrice, ou, comme œuvre faisant sens pour la société en général ?

Soumettre cette question, alors que je suis moi-même un artiste — plasticien et professeur aux Beaux-arts — me trouble au plus haut point. Car ne nous méprenons pas, c’est l’équivalent d’un crime corporatiste que je commets là.

En effet, oser critiquer l’art contemporain revient à recevoir les foudres de ses plus ardents défenseurs, et à être classé comme artiste réactionnaire. Ce n’est pas nouveau, d’autres s’y sont frottés. Des publications rendent compte des remous et des débats entre spécialistes, par livres interposés, dans le courant des années quatre-vingt-dix.

Les attaques furent rudes, et les arguments des uns et des autres, envoyés sans fioritures, montrent les divergences profondes entre tenants des différentes thèses de chaque camp. La presse spécialisée s’en est mêlée, ce qui est tout à fait normal, en prenant parti pour les artistes qu’elle défendait depuis très longtemps dans ses magazines. Il faut bien constater, pour simplifier, que la presse dite « de droite » était plutôt contre l’art contemporain le plus pointu, celle « de gauche » plutôt pour. Cela explique une politisation du conflit qui a induit en erreur la plupart des intervenants, les focalisant sur une fausse analyse du sens à donner à leurs combats respectifs. La plupart des critiques émanant des tenants de la droite la plus convaincue voient dans l’art contemporain une remise en question des valeurs qu’ils défendent. Ils sont les cerbères de l’Histoire, les gardiens d’un ordre classique. Les tenants de la gauche y voient, eux, un signe d’évolution s’apparentant à un darwinisme artistique : il faut évoluer, sous peine de voir disparaître l’histoire de l’« avant-garde ». De fait, pour eux, celle-ci se termine avec la mort de l’art et la fin de l’histoire. Artur Danto [4], éminent critique d‘art et philosophe, a réalisé un ouvrage où il aborde le sujet. Il y donne une explication qui, dans les milieux artistiques spécialisés, a encore cours aujourd’hui.

Il met en évidence la possibilité de considérer que l’artiste postmoderne n’a plus besoin de règles à suivre pour créer son œuvre. La liberté totale règne dans les ateliers d’artiste. Donc, tous les artistes et leurs esthétiques sont légitimés par cette formidable ouverture. Plus aucun académisme ne vient donner le ton. Tout est permis. On pourrait se réjouir de ce nouveau canevas. Qui ne soutiendrait pas l’idée que l’acceptation de toutes les formes esthétiques, in fine, obtienne le droit d’exister dans les événements culturels artistiques, alors que cela n’était pas le cas auparavant ? Mais à y regarder de plus près, dans les faits, la sélection continue. L’art contemporain n’a pas cette ouverture. Le marché exclut de  facto les artistes dont la source d’inspiration reste l’art historique, c’est-à-dire l’art moderne – que dire alors des arts faisant appel à la tradition ? Il faut simplement constater que les enjeux sont fondamentaux pour la pratique artistique et c’est peu de le dire. En effet, le marché de l’art s’accommode mal des pluralités artistiques : plus l’objet œuvre est estampillé « art contemporain » (il s’agit d’œuvres qui respectent l’esthétique postmoderne), plus il a de chances de plaire aux grands argentiers publics et aux amateurs d’art pointus qui constituent les collections privées le plus en vue médiatiquement. La promotion de l’art se concentre sur un seul type de production et renonce petit à petit à l’art dit moderne…

En vue de réaliser une nouvelle renaissance, il faut de nouveaux théoriciens et l’installation de nouvelles pratiques aux objectifs renouvelés. C’est ici que commence la polémique. En effet, pour comprendre tout l’intérêt libératoire théorique que suppose une liberté totale de création, il faut émettre le postulat suivant : considérer que l’art peut se passer de la tradition, cela étant entendu pour bon nombre de défenseurs de l’art actuel. Ces derniers ont réussi à convaincre les pouvoirs publics, à travers les gestionnaires de la culture formés à l’Université, de la nécessité d’exercer une promotion tous azimuts de l’art contemporain. Constatant le peu de visibilité qui régnait jusqu’à lors, ils organisèrent une multitude d’événements artistiques, à visée pédagogique, dans l’espoir de rendre les expressions nouvelles populaires. Nous nous rendons compte ici de la difficulté de cette entreprise, car nous sommes loin du résultat escompté. Ils s’aidèrent alors de moyens théoriques publiés dans des revues spécialisées, comme support de promotion de l’ordre nouveau. Les nouveaux principes théoriques d’encadrement créatif furent de déclarer la fin de l’histoire de la peinture, l’obsolescence de la figuration contemplative, et l’avènement de la sculpture objet. La désacralisation mise en œuvre dans le monde contemporain de l’art, en appelant à la rescousse l’œuvre du philosophe Martin Heidegger [5], et la relation ontologique qu’entretient l’homme avec la philosophie. Pourtant, à y regarder de plus près, Heidegger redéfinit l’ancienne métaphysique mystique pour lui donner un sens d’introspection individuelle plus que collective.

Donc, revenons à notre propos, il faut aux défenseurs de la nouveauté une visibilité toute publicitaire sans trublions passéistes, à leurs yeux, qui barbouillent encore de la couleur ou travaille de la terre glaise. La sculpture, dans ce mouvement, a remplacé des formes traditionnelles, d’ailleurs avec bonheur parfois, par toutes sortes de nouveaux matériaux, tels que la cire, la graisse, les pigments, le pollen, et toute sorte d’éléments qui n’étaient pas utilisés par les sculpteurs par le passé récent. Quant au dessin, il ne peut plus être question de savoir-faire « académique », ce avec quoi je suis d’accord (je m’en explique infra), mais plutôt de sensiblerie moderniste de bon aloi, obtenue par théorisation d’un nouveau comportement créatif. Pour la peinture, ce fut la « Bad painting », et toute sorte d’aventure à ranger sous la bannière des avant-gardes.

Que dire de plus ? Le grand complot ? Des groupes obscurs souhaitent la mort de la peinture ? Non, bien sûr. Il s’agit simplement d’une opportunité de fait, qu’ont saisie certains défenseurs de l’art contemporain. Ils se sont engouffrés dans une stratégie publicitaire, financée par les décisions rendues possibles par l’existence d’une chaîne de responsables culturels qui souhaitaient le changement. La prise de pouvoir fut pacifique, elle est toujours en cours. Bien des institutions culturelles avaient besoin d’air frais, et le nouveau souffle est venu de nouveaux arrivants nommés aux postes clefs. Ceux-ci ont tout simplement usé de leurs nouvelles prérogatives et promu leur goût. Après tout, auparavant, c’était le même système : les anciens responsables réalisaient un choix qu’ils soutenaient par conviction. Pourquoi pas une nouvelle ère esthétique sous les auspices de l’art actuel ?

Le succès ne fut pas au rendez-vous et c’est seulement par opiniâtreté que, depuis une dizaine d’années, le nouveau courant s’installe dans les grandes manifestations artistiques. D’abord, il connut le rejet du grand public, ce qui, après analyse des promoteurs, a provoqué la nécessité d’organiser une phase pédagogique de promotion de l’art contemporain le plus pointu. Ce fut la bataille dans la presse, bataille poursuivie ensuite par les écrivains et journalistes amateurs d’art. Mais il faut bien le constater : ils sont passés à côté du danger que constituent les nouvelles théories philosophiques qui inspirent la production artistique actuelle : le changement sociologique qui toucha les nouveaux amateurs d’art. Actuellement, ceux-ci sont, par leur origine sociale, davantage orientés vers le capitalisme financier. Auparavant, les amateurs d’art étaient plutôt des aristocrates cultivés, avec des traditions d’esthètes. Ce que n’ont peut être pas vu les critiques de gauche et de droite, c’est la récupération, dans les années quatre-vingt-dix, de l’art contemporain par l’ultra libéralisme financier, qui s’en est emparé pour des raisons de marketing industriel. C’était là le début des dérives financières autour des œuvres d’art, devenues des produits manufacturés d’une grande valeur ajoutée, puisque celles-ci atteignent parfois des prix de vente sans commune mesure avec leur prix de revient. Pour une société ultra libérale, c’est du pain béni, si je puis dire. Là, bien sûr, cela devient politique, au sens d’un projet de société faisant de plus en plus fi de la déontologie d’une pratique séculaire qui construit la civilisation.

Il faut d’abord tenter d’expliquer pourquoi ces polémiques ont eu lieu chez nous, et surtout en France, dans les milieux artistiques, littéraires et de la presse spécialisée. Le contexte philosophique qui présidait à la production d’œuvres d’art jusqu’au début de l’art moderne, en gros, était une suite logique de réactions et contre-réactions à des sensibilités platoniciennes et aristotéliciennes. Sans oublier le thomisme, qui fut une tentative réalisée de main de maître pour adosser à la mystique chrétienne l’empirisme sensualiste. Par la suite, Descartes [6] et Pascal, Leibniz, Kant [7], Nietzsche, Williams James [8] furent les inspirateurs de réflexions artistiques sur le questionnement philosophique nécessaire à la création. Nous, les artistes, avons sans cesse opposé les rationalistes aux empiristes, dans une joute théorique qui est tout à fait valable et qui a été un moteur pour bien des artistes, philosophes et écrivains de première importance. L’influence sur les courants artistiques est indéniable ; le classicisme et le romantisme témoignent de cette nécessité de l’opposition, salutaire à la création en général. Encore aujourd’hui, les milieux philosophiques sont mobilisés autour de visions différentes de l’ordre des choses : la poétique n’a pas le même sens pour tous. Dans les années soixante, en faisant référence à des philosophes comme Husserl, Merleau Ponty, J.P.Sartre, Martin Heidegger, Jacques Derrida [9], la phénoménologie [10] et l’existentialisme a quelque peu bousculé les habitudes philosophiques de l’époque. Certains philosophes ont eu une influence considérable sur la nouvelle génération d’artistes. La philosophie de la déconstruction [11], pensée par Jacques Dérrida, a été un élément clef dans la structure culturelle de la réflexion nécessaire à la production artistique depuis les années soixante. L’opposition qu’elle suppose entre les époques historiques et postmodernes permet de légitimer une nouvelle théorisation artistique qui forme une assise pour l’art d’avant-garde. Les sensibilités artistiques sont évidemment influencées par la philosophie, pour ce qui concerne la philosophie de l’art, qui sans être nécessaire à la création pure, est néanmoins un outil important de compréhension des différents mouvements artistiques. Le romantisme postmoderne tente, depuis, de rivaliser avec la philosophie en général pour lui ravir la primauté dans le classement des pratiques les plus pures de l’esprit humain.

L’art moderne soutenu par des esprits éclairés a fait apparaître les beautés artistiques ignorées par la plupart des amateurs d’art du dix-neuvième siècle. Ces derniers étaient, pour une bonne part, plus ou moins influencés par le trésor grec, la statuaire, la philosophie, la tragédie et la science du mythe. La culture grecque influença plus particulièrement la société intellectuelle occidentale du dix-neuvième siècle, soutenue en cela par l’exégèse de l’esprit grec réalisée par les philosophes et les éminents hellénistes [12] antérieurs. Cette opération s’est déroulée sur plusieurs siècles. N’oublions pas évidemment les archéologues, ainsi que certains amateurs d’art, qui s’intéressèrent de près à l’Égypte et au Moyen-Orient : le Louvre regorge d’œuvres pillées par l’Empire français. Les Britanniques ne sont pas en reste : il n’y a qu’à se rendre au  British Museum pour le constater. À l’époque, l’on n’accordait pas la même importance civilisatrice aux œuvres africaines, océaniennes et orientales. Pour beaucoup, elles n’avaient qu’une valeur anthropologique. Elles servaient de bibliothèque d’objets pour les chercheurs spécialisés, qui avaient, pour ce qui les concerne, un réel intérêt pour les arts premiers. C’était également le cas, dans notre pays, avec le musée de Tervuren, qui conserve des œuvres africaines issues de la colonisation belge du Congo.

Nous devons la connaissance de certains chefs-d’œuvre à des amateurs, je pense ici à Émile Guimet [13], fondateur du musée oriental portant son nom et situé à Paris. Il faut mentionner aussi certains artistes et écrivains, tels Delacroix et Flaubert qui, inspirés par l’amour qu’ils portaient à l’Afrique du Nord, ont permis de montrer des beautés nouvelles et des trésors propres à des cultures peu connues en métropole et par les masses populaires de l’époque. Ils ont contribué à installer une ouverture d’esprit dans les milieux intellectuels du vieux continent. Ils ont eu le courage de montrer, somme toute, que l’art est universel et que celui-ci se préoccupe peu de la seule intelligence créatrice occidentale comme voie unique d’expression artistique.

Cela nous amène à une analyse politique de ces quelques premières considérations sur les arts. En effet, il me semble que nous avons ici la possibilité de plaider pour une défense géographiquement élargie des pratiques artistiques. Les Européens ont toujours agi de façon paternaliste vis-à-vis des cultures exotiques, du moins jusqu’à la fin idéologique du colonialisme, bien que celui-ci perdure peut-être encore dans certains esprits. L’art extra européen était considéré davantage comme un ensemble de trophées culturels que comme un art méritant une considération philosophique. Sa valeur chamanique et anthropologique est considérée comme extérieure à la pensée occidentale. Donc, une certaine distance a éloigné pendant un trop long laps de temps l’art dit ethnique des valeurs modernes portées par l’Occident. Toutes les cultures doivent avoir le droit d’exister, sans que celles-ci soient inféodées à une conception occidentale de l’esthétique contemporaine. Nous ne pouvons pas, sans retomber dans une forme de colonialisme de genre, imposer à d’autres cultures d’interrompre leur évolution, au profit d’un art libéral capitaliste agissant comme le coucou et faisant table rase des autres cultures. Je me souviens d’une conférence donnée à Liège par Philippe Dagen [14], qui soutenait l’idée qu’il n’existe pas de production artistique de terroirs. Je suppose qu’il faisait référence au danger nationaliste d’une telle croyance. On pense d’emblée à la création artistique d’extrême gauche militante, en particulier à l’art soviétique ou chinois, particulièrement aux œuvres de propagande nationaliste, prônant la grandeur du Pays. A cet égard, l’extrême droite n’est, cela dit, pas en reste : pensons notamment à certains artistes Futurisme italien lié au fascisme de l’entre-deux-guerres. Ces extrêmes cadrent particulièrement bien avec l’analyse de Dagen, qu’il nous suffit de suivre.

On doit, pour ce faire, démonter l’interprétation esthétique comme soutien d’asservissement des peuples à l’idéal nationaliste des dictateurs. En bref, l’on dira que le danger totalitaire n’est pas absent des productions des artistes dans l’histoire de l’art. Ces artistes sont victimes d’eux-mêmes, comme toute personne attirée par les fantasmes de puissance. À côté de ces cas heureusement minoritaires, existent aussi les grands malentendus. Je pense ici à Wagner et Nietzsche [15], qui furent associés, à tort, comme inspirateurs de la malfaisance nazie. Cela nous amène à quelques commentaires sous la loupe esthétique des idées : Platon a inspiré, pour simplifier, une conception du monde où l’esprit est séparé du corps. Cela donne une possibilité d’interpréter sa philosophie sous un angle mystique. Ce que n’ont pas manqué de faire un nombre considérable de penseurs jusqu’à nos jours. Aristote, que la philosophie thomiste [16] a réussi à annexer dans le mysticisme théologique de son époque, est plus proche d’une conception sensible du monde. La pensée et le corps ne sont plus absents l’un à l’autre, ils fusionnent en quelque sorte en formant un continuum de fluides, autorisant des échanges et flux réciproques. L’esprit est le corps, le corps l’esprit. D’autre part, l’empirisme et la philosophie qui en découle sont un facteur important de la philosophie contemporaine. Plus proche de nous, Kant [17], suivi d’assez près par Nietzche, est également très prégnant comme référence philosophique dans l’art contemporain, notamment via le développement qu’il fait, dans son œuvre, d’un argumentaire critique du dualisme platonicien, et par extension de la philosophie cartésienne.

Bref, il n’y a pas de doute, la philosophie nous prépare le terrain créatif, et nous donnent des balises à penser l’art à faire. Beaucoup d’entre nous considèrent que l’art est au-dessus de la philosophie ; pour ma part  je le pense aussi. Comment résister à un endoctrinement via la culture des pensées ? Y a-t-il des endroits géographiques épargnés par la bonne parole ?

Toutes ces considérations pour en arriver à ceci : l’art du terroir — le terme « contextuel» convenant mieux — existe bel et bien quand celui-ci est l’expression d’une culture libérale de réelle liberté, au sens de liberté de l’individu dans la totalité de ses composantes spirituelles et sociales. La production artistique doit être libre de toute déviation mystique ou laïque pour éviter une récupération politique de ses effets culturels. Libre à l’artiste de produire des œuvres sous l’effet de croyances personnelles. C’est son droit d’avoir des convictions spirituelles déistes ou laïques, mais il doit rester un acteur culturel libre de toute déviation partisane et d’implication déviante du rôle de l’œuvre d’art dans une civilisation [18]. Cela veut dire, en substance, que ce qui secoue le landernau des arts plastiques est bel et bien une guerre souterraine mystico-laïque. En effet, dans le monde des penseurs en arts plastiques, on se querelle actuellement pour associer la nouvelle création artistique du monde contemporain (depuis à peu près 1960 à nos jours) à une nouvelle renaissance. Mais avec un changement de taille, celle-ci ne serait pas une renaissance baignée dans un monde dominé par le christianisme (associé à l’État jusqu’il y a peu), mais elle serait liée à la caractéristique politique de démocratie laïque. Donc, chaque époque politique serait soutenue culturellement par ses peintres, sa création musicale, ses auteurs et ses philosophes. Certaines idéologies souhaitent enrôler l’art dans leur combat politique de la même manière que les industriels de la finance, comme un objet sémiotique de leur propre représentation. Croire que l’art n’attise pas les convoitises politiciennes à des fins autres que culturelles est un leurre. Les politiques ont besoin de l’aura dont bénéficient les arts en général, et vont jusqu’à tendre à une appropriation publicitaire de ces derniers en tant que logo politique partisan.

L’enjeu est énorme : sous couvert de démocratie, on défend la liberté, ce qui est tout de suite accepté par les tenants d’une société libérale consumériste, cela leur permettant de justifier toutes les dérives. Oui, mais la liberté, elle, n’est pas forcément liée à la démocratie, puisque pour rester vraiment indépendant en tant que créateur, il faut s’empêcher de céder à l’illusion libertaire démocratique. C’est bien là parfois que règnent certaines contradictions de sens que l’on attribue à des convictions intellectuelles. Elles recouvrent, en fait, une servitude à des diktats dénoués de véritable liberté, au sens intime du terme. La démocratie représente, pour nous, le seul stade acceptable de la société moderne, permettant une vie en commun et le respect de la plupart des libertés individuelles auxquels nous tenons tous. Mais en réalité, nous participons, sans vraiment le vouloir, à une acceptation de hiérarchies de comportements sociétaux, qui nous maintiennent dans une logique pro libérale qui, à notre insu, participe à une pratique débridée du commerce mondial.

Pendant que certains démocrates, dont nous faisons partie pour la plupart d’entre nous, veillent à être considérés comme des défenseurs de la démocratie véritable, d’autres profitent souterrainement du tissu social pour asservir à leur projet l’ensemble de la société. La promotion du projet unique de société, autour du libéralisme, parce que celui-ci serait la seule issue pour sauvegarder les avancées modernes du monde contemporain, provoque une culpabilité des intellectuels les plus motivés. Ceux-ci ont l’impression de renoncer à la démocratie, s’ils proposent une autre alternative sociétale à cette pensée unique globalisée.

L’influence sur l’art est indéniablement une production industrielle des œuvres en vue de l’insertion dans le monde marchand, avec l’estampille « Produit démocratique». C’est la raison pour laquelle, de mon point de vue, nous n’avons pas encore de société vraiment libre : nous sommes inféodés à des règles sournoises, où la manipulation de masse emprunte des voies culturelles, politiques et morales qui lénifient la critique, dans le but d’empêcher un réel débat d’idées. Se battre contre un dictateur est somme toute plus facile, cette option bénéficiant d’une visibilité toute populaire : on se bat contre le mal, il a un visage. Tandis que se battre contre la bonne conscience démocratique, c’est se battre contre soi même, de l’intérieur pour ainsi dire, contre tout le monde et personne à la fois. La société actuelle s’occupe de nous pour quantités de bonnes raisons : elle souhaite notre bonheur, notre bonne santé, etc. Elle organise pour nous de multiples prises en charge de notre mal-être : je pense ici à toute sorte de propositions relaxantes que l’on nous propose pour évacuer notre stress, maladie du siècle. Tous ces stages de relaxation tintée de Bouddhisme occidentalisé canalisant nos déprimes par toutes sortes d’indices positifs sur notre humanité en danger ont pour vocation de nous remettre sur pied en vue de tenir notre rôle de consommateur. Bref, la Société sait ce qu’il nous faut dans tous les départements de notre vie affective et sociale. Elle nous protège de nous-mêmes, jusqu’à prétendre savoir comment nous devons produire notre propre bonheur. Le monde de l’art n’est pas épargné, l’on nous donne les indications pour le produire, au détriment de l’art de toutes les libertés, celui construit sans contraintes.

Pour expliquer les évolutions esthétiques, le rôle joué par les philosophes chrétiens et laïques dans le monde artistique est déterminant. L’arrêt décrété par Arthur Danto [19], citée auparavant, est significatif de la volonté de supprimer le lien de l’historicité des évolutions esthétiques. En soulignant le fait qu’il existe une date de la fin historique de la peinture (qui coïnciderait métaphoriquement avec la fin d’une époque sous influence du Christianisme), on historicise le début de l’art contemporain (qui symboliserait une ère nouvelle, marquée par la laïcité). Nous devons relier ce fait à la géographie des pratiques artistiques. L’art moderne fut essentiellement européen depuis 1910. Certains artistes furent dans l’obligation de s’expatrier vers les États-Unis lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Les années 60 firent, elles, le lien entre la fin de l’hégémonie de Paris et des arts européens et le début du déplacement du centre des arts contemporains vers New York. Il y a cependant l’exception allemande qui, paradoxalement et grâce aux liens économiques qui furent liés après guerre avec les États – Unis, développa, en même temps qu’eux, une conception contemporaine d’un art actuel, mais plus expressionniste que celui des Américains.

N’oublions pas ici les postmodernistes et les philosophes inspirateurs de nouvelles théories tels que Jacques Derrida [20], Michel Foucault ou Gilles Deleuze. L’influence de la déconstruction de l’histoire de la philosophie a d’abord été prépondérante dans les milieux artistiques et universitaires américains, puis dans les mêmes milieux, mais en Europe, dans les années soixante – dix.

Nous nous trouvons dans une situation où toute notre civilisation artistique est réduite par la volonté américaine qui, avec des principes libéraux capitalistes, bâtit une société sur des valeurs qui ne sont plus les nôtres. Toute la société américaine agit métaphoriquement comme un artiste contemporain. C’est-à-dire qu’elle déconstruit un « savoir» pour donner une légitimité à des mythes individuels concentrés autour d’une individualisation de l’aura artistique.

Certains créateurs emblématiques des artistes américains puisent toute leur créativité dans des valeurs de consommation résultant d’agissements publicitaires. Ils fustigent la société en démontant les valeurs portées par celle-ci, tout en profitant des retombées financières de leur vedettariat. En somme, ils ont phagocyté la production artistique pour en vider tous les moyens financiers produits par ce qu’ils contestent. Nous nous trouvons là devant un dilemme : outre l’admiration que nous pouvons éprouver pour les grands artistes et romanciers américains, la politique ultra libérale qui règne aux États-Unis nous inspire la peur par la démesure consumériste de son projet de société : elle ignore la plupart des aspects sociaux élémentaires des relations humaines de sa population.

Il faut aussi remarquer la situation des artistes européens obligés de s’expatrier lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Les grands peintres abstraits, à part l’un ou l’autre, étaient pratiquement tous issus de milieux intellectuels européens. Des surréalistes et symbolistes importants suscitèrent un immense intérêt chez les Américains. Ces artistes exercèrent une influence non négligeable sur l’évolution des arts d’outre-Atlantique et l’apparition des grands peintres abstraits américains. L’art conceptuel doit beaucoup à la présence de Marcel Duchamp [21] aux États-Unis. Même s’il a mis en garde les artistes contre une interprétation trop œcuménique de son œuvre, il ne souhaitait pas que cette dernière fût récupérée pour toute sorte de théorisation abusive.

Ses œuvres, il les avait produites dans un contexte bien particulier, n’ayant donné aucune consigne, même si on lui doit une influence considérable sur certains courants artistiques, notamment sur l’art conceptuel. Il n’a pas été déçu ; il doit ricaner post mortem : bon nombre d’artistes s’y sont engouffrés jusqu’à nos jours. Les questionnements provoqués par l’œuvre de Marcel Duchamp [22] À provoquer la situation actuelle. Les effets d’une possibilité de contourner l’apprentissage classique des métiers d’art ont permis un glissement des activités artistiques vers des candidats artistes issus de tous les milieux hors beaux-arts. Nous voyons depuis plusieurs décennies des artistes venant de milieux universitaires : sociologues, philosophes, historiens de l’art, publicistes et même anciens traders, écrivains, etc. Tout le monde veut — à tout le moins les individus intéressés à l’art — briller dans cet espace très chic qu’est celui des vernissages, « grands-messes» de l’art contemporain. On ne doit pas oublier de mettre en lien toutes les tentatives avant-gardistes du monde du théâtre dans les années soixante avec le chamboulement général des règles de production artistique. L’écriture des œuvres théâtrales a, elle aussi, été bouleversée. Pas toujours avec bonheur, même si des chefs-d’œuvre ont vu le jour, et pas toujours aidée, en cela, par l’hermétisme ambiant chez les auteurs de l’époque. Le monde littéraire a suivi le même chemin à travers le nouveau roman, et le monde musical a embrayé avec l’IRCAM [23] et son grand prêtre, mais néanmoins grand musicien, Pierre Boulez [24]. Nous avons vu fleurir les œuvres les plus folles lors d’expositions réunissant les « pur-sang» de chaque pays ; vu des essais théâtraux menés tambour battant à Avignon ; entendu des concerts de musiques nouvelles, très tard le soir, à la télévision. Bref, les essais des précédentes décennies nous ont habitués à des commentaires passionnés par les tenants de l’avant-garde ou des réflexions désobligeantes de la part de pharisiens [25] de la culture. Cela a provoqué une dualisation des amateurs d’art. D’une part ceux qui ont tout compris, d’autre part les réactionnaires qui sont le frein à l’évolution inéluctable des anciennes formes artistiques.

Pour une bonne part en Belgique, et c’est souvent le cas dans les divers pays européens, le financement public va de préférence à la musique. Les plus voraces étant certainement l’Opéra et les grands orchestres philharmoniques. Suivent les milieux théâtraux et le cinéma. Bon dernier : les arts plastiques. Pour comprendre pourquoi les arts plastiques, même en y incluant les musées, sont moins subsidiés que les autres secteurs, il faut envisager le fait que les coûts de fonctionnement sont bien moindres que dans les autres disciplines. Un musée assume des frais de gardiennage et d’entretien somme toute limités. Une fois les collections constituées et quelques achats d’œuvres nouvelles effectués, l’ensemble fonctionne tant bien que mal. A contrario, les milieux musicaux et théâtraux sont extrêmement coûteux de par le personnel composant les grands orchestres, les musiciens, acteurs, leur fonctionnement dans les lieux de concert où différents intervenants doivent assurer la régie, les décors, toute la machinerie électrique, etc. Ces divers éléments doivent être énumérés pour pouvoir comprendre pourquoi il est primordial de réfléchir sur les utilisations des deniers publics.

Nous savons que certains critiques d’art tels Arthur Danto, avec la fin de l’art, considèrent que dorénavant tout est possible avec comme seule condition que l’art doit être évalué de telle manière a ce qu’il corresponde sémantiquement et sémiotiquement à l’art de l’après-fin de l’art. Nous pouvons donc considérer que les artistes se réclamant de l’art moderne eux aussi, en invoquant le postulat de liberté totale régnant depuis la fin de l’histoire, ont le droit d’être considérés comme des créateurs vivants et non obsolètes culturellement. Cela revient à considérer que l’action publique, d’un point de vue idéal, doit consister à promouvoir tous les courants — et ici, j’insiste — qui constitue la recherche artistique en général, sans pour cela dispenser ces moyens en achats ou subsides incohérents, mais en considérant comme un enrichissement la pluralité culturelle qui, mise au profit de la collectivité, sert de lien entre les différentes communautés qui constituent la société civile. En fait, je me permets ici une métaphore. Je pense à un énorme ornithorynque, animal qui, pour emblématique qu’il soit à mes yeux, est tout de même une bizarrerie naturelle, pas toujours perçue comme esthétiquement réussie, mais viable et jouant parfaitement son rôle dans sa niche écologique. Il représente aussi l’idée, dont un Lévi-Strauss [26] ne renierait peut-être pas la formule – que l’on peut appliquer à l’anthropologie –, qu’il faille protéger cet animal, faute de quoi, et c’est déjà malheureusement le cas pour bon nombre d’animaux, un appauvrissement des diversités naturelles va engendrer un monde futur terne et mélancolique. Ou, pire encore, l’espèce humaine tout entière serait, elle, vouée à disparaître pour cause de désintérêt pour la différence ! Différence qu’il faut sauvegarder à tout prix, comme une métaphore des territoires culturels, des arts en général, des civilisations et des savoirs que le monde moderne tente de déconstruire arbitrairement en privilégiant un point de vue unique. Ceci m’amène à plaider pour une prise de conscience citoyenne et intellectuelle du phénomène. Nous devons en prendre la mesure et réagir avec discernement. La politique est une intervenante non neutre dans les secteurs créatifs. Elle est secondée par la philosophie sous forme de théorisation des tendances artistiques. In fine, elle privilégie l’aspect économique et décoratif de la création au détriment de la vérité artistique. Si nous suivons la voie actuelle, sans proposer d’alternative, nous pouvons craindre des dommages irréparables pour l’existence d’une pluralité expressive du monde des arts dans son ensemble.

Le constat d’exclusion de certains mouvements esthétiques énoncé, il faut pointer le fait que les goûts artistiques des citoyens, même si ceux-ci sont sujets à discussion, ne sont pas pris en compte lors des choix opérés par les pouvoirs publics. Jusqu’à l’avènement du Pop Art, l’art en général était consommé par la bourgeoisie intellectuelle. C’est la raison, de mon point de vue, de la réaction de certains courants philosophiques, notamment le situationnisme[27]. Les tenants de ce courant plaident pour une prise de conscience libertaire et égalitaire du monde en général. En art plus particulièrement, ils souhaitent des artistes libres et hédonistes, dégagés de toute contingence bourgeoise. Bien sûr, il serait illusoire de croire qu’il suffirait de demander l’avis du citoyen lambda pour réaliser l’idéal démocratique. D’abord, il n’est pas sûr que quelqu’un soit en mesure de mettre au point le moyen de réaliser un tel souhait. Il s’agit surtout de trouver le moyen qui permettrait une visibilité de toutes les expressions existantes, surtout si celles-ci sont vivantes culturellement. Cela permettrait de conserver des aspects esthétiques de la création artistique qui tendent à disparaitre, faute de visibilité. Les pouvoirs publics ne sont pas les seuls responsables. Le privé joue lui aussi un rôle et pas des moindres. Les dérives libérales de la société de consommation ont une influence considérable sur la production artistique. Ces dérives consistent en la promotion, via l’intervention de grands patrons industriels dans des cadres et lieux prestigieux, d’artistes déjà collectionnés par eux. De ce fait, à travers leur collection personnelle, ils réalisent la publicité de choix d’artistes dont ils ont déjà acquis des œuvres, en sponsorisant des événements artistiques où ceux-ci apparaissent en « grande pompe». Ces choix d’artistes sont parfois opérés bien avant les événements créés, de manière à accentuer la publicité et la valeur d’artistes atteignent très vite des cotes faramineuses. Il me vient ici à l’esprit la participation de Jeff Koons[28] à une exposition réalisée au Château de Versailles, sponsorisée par Pinault Valencienne[29]. Autre exemple : le crâne de Damien Hurst[30]. La publicité faite autour de la valeur supposée de l’œuvre — cent millions de dollars pour un crâne —, certes entourée de diamants, laisse rêveur. Cela serait remarquable qu’une telle œuvre atteigne ce prix pour sa seule valeur esthétique, comme un Vermeer par exemple, mais ici, il s’agit de pierres précieuses fixées sur un crâne. On peut supposer que cette disposition rassure l’acheteur-investisseur ; il peut toujours, en cas de coup dur, revendre les diamants, nous savons qu’ils sont éternels… Bref, nous sommes bien dans une dérive totalitaire, réalisée par quelques individus richissimes, qui imposent leur goût, de telle manière que cela entraîne un postulat de leur part : les artistes que nous avons choisis sont les seuls dignes d’intérêt. L’esthétique défendue par ces élus artistes créateurs n’influence pas seulement le monde très restreint des collectionneurs fortunés, elle opère aussi dans les couches des candidats-artistes au sein des académies. Toutes les générations nouvelles d’étudiants se trouvant actuellement dans les différents enseignements des beaux-arts sont concernées et touchées par les nouveaux moyens de production artistique. Comment pourrait-il en être autrement puisque, pour eux, la vision d’un lapin géant ou d’une bouée en plastique estampillée œuvre d’art créée par Jeff Koons correspond au monde virtuel de leur enfance ? Walt Disney en est la cause, bien sûr.

Les artistes pop américains ont été baignés dans une ambiance esthétique toute dévouée au consumérisme. Les œuvres des artistes « Pop Walt Disneyens» sont réalisées en matière plastique et policées. Ils les améliorent en jouant sur la perfection de la réalisation ; en bénéficiant d’équipes de spécialistes, les œuvres sont lisses et parfaitement neutres. Elles sont réalisées par les artistes dans leurs ateliers, transformées en usines de fabrication d’œuvres d’art : les artistes sont secondés par des techniciens spécialistes de la réalisation dans différents matériaux de produits manufacturés. Ces artistes réalisent la synthèse du « vivre dans un univers virtuel enfantin», réunissant ainsi le merveilleux et le mythe de l’entrepreneur industriel, mythe asséné depuis les années soixante et représentant l’avenir radieux pour tous les étudiants du monde occidental. Les étudiants n’ignorent pas qu’en plus, ces œuvres atteignent des prix parfois plus importants que des œuvres anciennes, ce qui provoque chez eux le peu d’entrain à réaliser des œuvres qui techniquement demandent un savoir-faire. Un autre constat que j’ai pu faire est le suivant : certaines pièces signées par ces artistes ne sont même pas réellement réalisées par eux. Je n’invoque pas ici l’exemple d’un artiste concevant une œuvre sous forme de maquette, puis la faisant réaliser en taille réelle par des ateliers spécialisés, ce qui est normal pour tout artiste monumental, répondant de cette manière à des commandes publiques. Mais il s’agirait plutôt du cas suivant : l’œuvre est taillée dans le marbre par un sculpteur ouvrier et simplement signé par l’artiste une fois terminée. Une similitude en musique consisterait, pour moi, à signer de mon nom un opéra écrit par Mozart[31] pour m’en attribuer la paternité, et ce, sans avoir écrit une seule note de la partition. Je dois ajouter qu’il est tout à fait possible, actuellement, de composer de la musique en utilisant des banques de données musicales. La possibilité existe depuis peu d’acheter des boucles musicales, ce nouveau médium étant constitué de compositions musicales saucissonnées de telle manière que la boucle ne dépasse pas huit mesures. Les huit mesures étant l’étalon qui permet juridiquement de préserver les droits d’auteurs. En deçà, il n’y a pas d’infraction. C’est de cette manière que je compose une partie de mes créations musicales. Bien entendu, je continue alternativement la composition assistée par ordinateur et la composition pianistique. Il me semble qu’une discussion autour de la réalité créatrice doit être envisagée quand il s’agit de ready-made. Cela concerne la musique et les arts plastiques en premier lieu. La loi Hadopi est une bonne illustration de la difficulté du problème.

En substance, quelle signification pouvons-nous donner à cet exemple ? Reprenons le cas de l’artiste Jeff Koons. Celui-ci engage un artisan-sculpteur de renom pour réaliser une de ses œuvres ; en fait, si le sculpteur ouvrier signait lui-même l’œuvre, elle atteindrait une somme de plus ou moins dix mille euros. Alors que, signée par Jeff Koons[32], la même a atteint les six millions de dollars… Certains vont me dire qu’Andy Warhol[33]réalisait, lui aussi, des « multiples». Ce fut le premier à organiser comme une entreprise, qu’il a d’ailleurs appelée La Factory[34], la reproductibilité de ses œuvres personnelles, authentiquement créées comme œuvres uniques, puis reproduites pour un public de masse. À la différence que lui partait d’une œuvre originale conçue de ses mains, produite par une sensibilité ressentie dans son corps, puis seulement engagée dans une procédure de reproduction où d’autres personnes interviennent avant que Warhol signe de son nom. Je mets ici en évidence un système qu’Andy Warhol n’a peut-être utilisé qu’au début de ses activités artistiques. Après, il se peut qu’il ait succombé, de la même manière que Jeff Koons, à un art réduit à un concep industrielle. Andy Warhol annonce, pour certains, tout l’art du XXIe siècle. C’est bien là le problème. Il se dégage de cette manière philosophique d’envisager l’art un recours à la déconstruction des œuvres d’art comme porteuses du sublime. L’intérêt consistant plus dans la qualité sociologique et anthropologique de l’œuvre, tout en gardant une esthétique publicitaire alléchante que l’on peut qualifier de pop acidulé. Cela me fait penser à Balzac[35], qui a démonté dans son œuvre les travers de la bourgeoisie parisienne. Pourtant, ce dernier a vécu à l’intérieur du monde qu’il dénonçait, en y menant la même vie bourgeoise, usant des mêmes codes et avec plaisir, même s’il était fondamentalement critique. Plus prosaïquement, il était dans un état d’esprit d’amour-haine, il a dénoncé ce qu’il aimait par amour de la vérité… Pour Balzac, je suis convaincu, mais pour Jeff Koons, j’ai un très gros doute…

Il y a bien une ambigüité à contester le monde dans lequel on vit. Nous sommes tous des consommateurs et nous tentons tous de nous adapter au monde de l’art tel qu’il existe actuellement. Certains plus que d’autres ont une mentalité de trader, ce qui leur facilite la tâche. Ils utilisent des méthodes contestables, mais une fois leur travail artistique admis dans les hautes sphères financières, ils s’y meuvent comme des « people» dans les soirées chics des grands événements artistiques. Pour cela, ils doivent aussi cadrer leurs créations. La méthode est simple : la contestation est difficilement acceptée lorsque l’œuvre exprime une critique acerbe, car elle est invendable. Il faut donc trouver un moyen de donner à un objet ready-made un minimum de caractéristiques traditionnelles artistiques, y ajouter un détournement de sens qui permet de la classer dans l’art contemporain. Le tour est joué. Pour ce qui est des artistes soutenus par les pouvoirs publics, la situation est quelque peu différente. Ceux-ci doivent se soumettre à différentes textures qui construisent l’image d’artistes estampillés « officiels».

Politiquement, leurs œuvres doivent correspondre aux thèses défendues par les milieux culturels gérés par les pouvoirs publics. Leur art est souvent l’expression fine de tous les intervenants intellectuels universitaires : philosophes, sociologues, anthropologues, psychologues et historiens de l’art, qui écrivent et pensent l’art actuel à travers leurs activités universitaires. Vous allez me dire que nous faisons la même chose en écrivant ce livre. Peut-être. Mais la raison de partager ces réflexions est de rétablir un point de vue qui doit contribuer à restaurer une équité dans un secteur déséquilibré. C’est un peu comme si la droite n’existait plus à côté de la gauche : cela serait mortel pour le débat démocratique…

Personnellement, je me passerais volontiers de l’extrême droite totalitaire et de l’extrême gauche stalinienne, mais je trouve l’extrême gauche occidentale parfois utile comme aiguillon des progressistes. Le rôle de l’extrême gauche réside plus, selon moi, dans l’opposition que dans l’exercice effectif du pouvoir.L’extrême droite, quant à elle, réalise le même fantasme autoritaire, à être exclue de la droite traditionnelle, même si certains ont oublié le mauvais coup porté par Mitterrand à la droite. Certains élus politiques de la droite démocratique ont été tentés par une collaboration avec l’extrême droite pour emporter la victoire lors de certaines élections. Malgré tout, l’ensemble de la droite démocratique a tenu bon, et repoussé la dérive droitière extrémiste. Le milieu de l’art rejoint parfois le monde politique. Nous pouvons faire le parallèle entre les artistes qui réalisent la même fonction critique, qu’ils soient tenants des traditions ou typiquement adoubés artistes contemporains. Il est primordial que toutes les activités esthétiques restent le bien de tous. Seule condition : pas d’obsolescence créatrice, au nom de choix opérés par des spécialistes, universitaires atteints par le syndrome de la grosse tête des commissaires d’expositions. Les responsables des musées et lieux culturels, qui sont pour la plupart des universitaires, engagent une gestion politique des productions d’œuvres d’art. Ils se défendent d’une telle attitude, en prétendant sans cesse être des amateurs privilégiant la liberté de créativité des artistes. En réalité ils sont, à cause de leur formation initiale, portés sur le passé, ce qui explique leur côté réactionnaire, ou sur l’art contemporain, ce qui explique leur goût immodéré pour l’art chic actuel. Entre les deux, certains conservateurs, tel Jean Clair[36], ressentent une nostalgie que nous pouvons partager et qui consiste à aimer l’art en général, même le plus nouveau au sens noble du terme, mais dans un contexte simple de mise en scène, c’est-à-dire un musée un peu obscur avec pas trop de spectateurs, à la fois pour pouvoir jouir de l’extase sublime d’une intimité avec l’œuvre d’un créateur que l’on admire par-dessus tout. Je vous l’accorde : ce n’est pas très réaliste et quelque peu dépassé, mais il pose une question salutaire au débat d’idées.

Nous connaissons depuis peu le développement — c’est le cas pour les grandes villes depuis très longtemps déjà — d’un cocktail de tourisme culturo-politique – soutenant d’ailleurs l’horeca,[37] et celui-ci est appelé à la rescousse du développement économique… Les artistes qui souhaitent participer aux grandes manifestations artistiques doivent se construire une visibilité contestataire, mais bancable[38]. Ici, il ne s’agit pas tant d’argent que d’auto-limitation à une conformité artistique de la part des artistes, dans le but de correspondre à une fonction de symbole de l’action publique et politique. L’artiste exprimant par sa liberté créatrice la vitalité démocratique des gestionnaires des secteurs concernés par le développement de la culture. Cette situation présente un aspect positif. Il suffit d’envisager l’action sous l’angle d’une réconciliation de tous les acteurs de la société, réunis par l’action publique, qui agit pour créer les conditions de création et celles de sa consommation. Ceci permet alors de justifier l’argent public donné sous forme de subsides pour les actions culturelles, étant donné que celui-ci génère de la vie économique. À première vue, nous pouvons accepter ce scénario, mais à quel prix ? Il ne faut pas se tromper : on doit, pour réussir cette opération, canaliser la création artistique dans un camaïeu de pensées politiquement correctes. Bien sûr, il s’agit de haut lieu de la culture, comme Beaubourg en France, ainsi que dans diverses villes françaises, qui organisent des expositions de très grande qualité.  Cependant, on ne peut pas en dire autant des sous-couches culturelles, qui bien souvent ne produisent que des redites de ce qui a déjà été fait. Ce phénomène m’est apparu lors de l’organisation d’une exposition. Lors de cette manifestation en France, les invités étaient des artistes de Valence. Ils avaient exposé des artistes représentatifs de ce qui se produisait à cette époque dans cette région d’Espagne. Un élément m’avait frappé d’emblée : tant la scénographie que les œuvres exposées m’ont donné une sensation immédiate de déjà vu. Il semblait que tout avait déjà été vu dans les diverses foires d’art contemporain que je ne manque pas de visiter chaque année, avec en fond une même esthétique discursive, ânonnée de manière lancinante. Le malaise surgit, en fait, parce que nous ne pouvons plus exactement situer les œuvres. On ne découvre plus, car le sentiment de récurrence brouille notre plaisir.

Nous devrions avoir une mémoire de bibliophile pour pouvoir, à coup sûr, relier les œuvres avec d’autres créations déjà existantes. Je ne m’exclus pas de cette problématique : nous sommes tous, nous les artistes, influencés d’une manière ou d’une autre par d’autres créateurs qui nous ont marqués. Mais ici, il s’agit d’un choix opéré par des représentants d’institutions publiques qui sélectionnent des artistes conformes à une pédagogie de réactions mise au service de la globalisation d’un propos. C’est d’abord leur activité de commissaires d’expositions qui engendre la reproduction, chez eux, de ce qu’ils ont été amenés à découvrir ailleurs. Ils opèrent une sélection de leurs artistes correspondant au mieux aux profils esthétiques que l’on défend à New York, Bâle ou Francfort. Les artistes abandonnent ainsi leur liberté pour pouvoir être sélectionnés et conformes à ce que l’on attend d’eux. L’idée d’un petit jeu un peu facétieux m’est venue lors du vernissage de cette exposition, à mon voisin et ami, j’ai suggéré le cas de figure suivant : si nous changions la banderole de l’exposition avant l’ouverture du lendemain, nous pourrions indiquer « Académie de Düsseldorf » ou « de Londres », en lieu et place de la légende existante « de Valence » : on n’y verrait que du feu… C’est triste, mais bien réel.

C’est ici que l’idée d’art du terroir trouve sa vraie signification et pas dans l’expression d’un sentiment nationaliste réactionnaire. Il faut entendre « terroir» comme champ contextuel inexploré du sublime : l’esprit et le corps de l’artiste dégagés de toute influence externe aux préoccupations profondes de celui-ci. L’artiste n’est pas isolé de la société, il y puise les éléments constitutifs de sa vie créatrice. Ceci sans jouer le rôle qu’on lui assigne au  nom d’un bien collectif. L’art n’est pas une expression morcelée dans chaque individualité puis retransmise en un seul et unique point de vue lors des rassemblements autour d’activités centrées sur l’art.

Nous assistons à un appauvrissement anthropologique des milieux artistiques. La globalisation du propos que l’on suscite chez les créateurs actuels induit une homogénéisation des esprits. On pense la même chose partout. L’esthétique diffère très modérément d’un pays à l’autre. Des listes d’artistes ad hoc sont constituées et organisées en écuries bancables. Celles-ci renvoient aux concepteurs des grandes expositions publiques thématiques l’image de grands connétables des arts plastiques.

La situation est passablement différente dans le privé : elle correspond à un entrelacs de sponsors, de galeristes et de jeunes financiers qui souhaitent briller lors de soirées branchées comme amateurs d’art éclairés. S’en suit une fuite en avant et c’est à celui qui a l’œuvre la plus chère et la plus tape-à-l’œil que revient le privilège d’être toujours le plus en vue des jeunes nouveaux riches. Peu importe la qualité véritable de l’œuvre. Celle-ci devient un objet de fétichisme pour les traders qui plaident pour un univers complètement asservi aux mondanités du marché financier. Toute leur vie n’est centrée que sur le commerce : la culture et la civilisation n’ont plus de réelle valeur à leurs yeux. Les vrais amateurs d’art, pour peu qu’ils soient cohérents avec leur plaisir, réfléchissent tout autrement quand ils cèdent à des achats d’œuvres d’art. Ils privilégient l’émotion ressentie dans leur for intérieur. Le sublime leur parle, et leur esprit rejoint l’émoi viscéral provoqué par le plaisir qu’ils ressentent à la rencontre de l’art. Il serait illusoire de croire que le monde de l’art actuel puisse se satisfaire de considérations de goût ou d’empathie vis-à-vis des créations nouvelles d’œuvres d’art. Le rôle, parfaitement intégré dans les sociétés anciennes, des artistes, acteurs et créateurs de supports qui avaient une fonction de catharsis, rendait naturelle l’édification d’œuvres d’art à vocation collective : ces dernières étaient le support de civilisations…

Tout ce qui fut bâti et créé comme œuvre civilisatrice nous est parvenu comme l’expression d’un sentiment d’humanité qui nous a construit une identité d’être humain culturel. Les grandes œuvres du passé ne sont pas, comme certains tenants d’une fuite en avant de l’art contemporain le prétendent, l’expression d’un art dépassé. Il est vrai que les préoccupations actuelles de l’art contemporain sont propres aux changements sociétaux, qui ont durablement changé la texture culturelle du monde occidental. D’ailleurs, il faut bien canaliser ces événements au seul monde occidental. Car, même si des artistes chinois ou indiens réalisent des œuvres contemporaines pour le marché, ils sont pour la plupart des exceptions à ce qui a véritablement cours dans leur pays. Tous ces pays émergents possèdent une historicité artistique de grande qualité. On peut même rencontrer dans les œuvres d’artistes confirmés en Occident, produisant typiquement une œuvre contemporaine, une influence sous-jacente de leur culture d’origine. Je pense ici à Anish Kapoor[39] par exemple.

Cela paraît positif à première vue. En effet, on peut considérer que c’est l’expression d’un mouvement d’intégration d’artistes provenant de pays qui quittent petit à petit le tiers monde. Pour ma part, j’estime qu’il y a là un danger et que les arts plastiques ne sont pas le seul domaine concerné. Tous les secteurs de la société sont touchés : nous assistons à une globalisation du propos artistique. Celui-ci dérégule la société en général : pas seulement dans le domaine de la culture, mais aussi dans celui des codes relationnels construits autour d’une tradition séculaire. Le sentiment que nous aussi en Europe, nous oublions que nous possédons des savoirs et des pratiques d’une très grande qualité, est un point central pour le monde de l’enseignement. Si nous voulons mener les étudiants avec force vers une autonomie artistique, il est nécessaire de réfléchir à la situation que nous avons créée ces trente dernières années. Nous avons déconstruit les études artistiques, les rapports esthétiques et les effets de ceux-ci sur les étudiants en les transformant dans le but d’atteindre une nouvelle façon de créer. Rien de plus normal pour des études qui doivent s’adapter au monde actuel et moderniser leur propos. Il est nécessaire de rappeler que ce qui doit être mis en cause ici, ce n’est pas tant le rôle d’innovateur, qui doit être le but ultime de la formation artistique, mais les procédures pour y parvenir. Nous sommes tous des créateurs qui souhaiteraient innover et atteindre le sublime. Tous les moyens sont bons pour un créateur authentique afin d’atteindre l’édification d’une œuvre la plus sincère qui soit. Il doit régner un sentiment de liberté totale pour les candidats-plasticiens qui souhaitent construire leur monde poétique sans entrave. Cependant, les moyens pour y parvenir ne sont peut-être pas adéquats. Aucune remise en question sérieuse n’a été entreprise récemment. La situation française est un bon exemple. Après un chamboulement complet de l’organisation des études, les effets néfastes commencent seulement à se faire sentir.

Nous accueillons fréquemment des étudiants Erasmus, depuis quelques années maintenant. Nous pouvons constater que, bien souvent, ces étudiants sont enchantés de devoir refaire du dessin d’une façon traditionnelle. Non par souci du passé ou pour atteindre je ne sais quelle pratique traditionnelle qui oppose l’art figuratif et l’art abstrait, mais simplement parce qu’ils souhaitent ressentir, comme tous les candidats artistes, l’émotion primaire d’un contact avec le dessin. L’apprentissage du dessin est la base essentielle à tout développement des sensations artistiques. Les cursus des études artistiques en France ont été organisés en supprimant les spécialisations des différents ateliers qui constituaient les différents métiers d’arts composant, par le passé, les pratiques dites « nobles» des beaux-arts. En effet, ils n’enseignent plus la sculpture ou la peinture d’une façon autonome. Le livre d’Yves Michaud[40] « Enseigner l’art», qui eut un réel succès dans le monde de l’art, a été utilisé comme référence dans les milieux de l’enseignement des arts plastiques d’expression française. La réforme des cursus des enseignements de l’art en France a suivi la création des Fracs[41], ou est apparu un type de création qui était peu visible du grand public. La nécessité de former des artistes capables de créer des œuvres d’art permettant une approche sociologique relationnelle avec le grand public a induit la volonté politique d’adapter l’enseignement. Les responsables des Fracs ont très vite souhaité des artistes formatés pour répondre aux nouvelles normes artistiques qui apparaissaient grâce à leurs actions. Ce qui a poussé la plupart des établissements d’enseignements artistiques à choisir l’option pluridisciplinaire : celle-ci a l’avantage de réunir plusieurs médiums, pratiques et théoriques. Les études s’articulent autour des composantes suivantes : un peu de volume, de dessin et de peinture en y intégrant la vidéo et la photographie vues sous l’angle de transversalité chère à plusieurs théories qui ont la cote pour le moment.

Dans son livre, Yves Michaud analyse très bien la situation des différents intervenants, en mettant en évidence la science du possible. Il comprend très bien le désarroi des professeurs qui tentent d’enseigner l’art actuel. Il surfe sur l’idée qu’il faut seulement espérer réaliser une approche, la plus honnête possible, du phénomène de création. De son point de vue, il est juste de penser atteindre un résultat satisfaisant en laissant une très grande part à l’autogestion des étudiants.

Nous pouvons considérer ce point de vue comme raisonnable. Tout ce qui libère les créateurs des contraintes de la société civile doit être vu sous un angle positif pour la formation d’artistes indépendants. Cependant, il me semble que nous sommes allés trop loin.  Il n’y a pas une année sans que je ne me rende compte que nous avons rompu un lien avec la tradition nécessaire à la bonne marche des études. Une phrase de Claude Lévi-Strauss[42] m’avait frappé par sa justesse, probablement lors d’une interview télévisée, je le cite de mémoire : « (…) Nous entrons dans une époque extrêmement dangereuse pour la culture : nous risquons de perdre différents savoirs ; entre autres, le métier de peintre risque de disparaître, faute de pouvoir être enseigné par des professeurs qui, l’ayant appris eux-mêmes, seraient aptes à le retransmettre à des élèves (…) ». Il fait allusion ici au métier vu sous l’angle historique, celui que l’on apprenait dans la tradition. Les anciens maîtres, depuis le Moyen Âge, ont constitué petit à petit des méthodes et des concepts qui ont enrichi les œuvres d’artistes qui plaçaient très haut le devoir de qualité et de perfection. Il ne s’agissait nullement, pour eux, de se satisfaire de la technique. Celle-ci était bien comprise par les maîtres de cette époque. Nous savons bien que l’influence des contextes sociaux et religieux menait les règles de création iconographique, puis celles des fresques et œuvres sculpturales de la Renaissance. Les artistes ont bénéficié de commandes prestigieuses de l’Église, pendant des siècles. À la Renaissance, la situation s’est enrichie de commandes venues de la noblesse et des intervenants politiques de l’époque. Il s’agissait en fait d’un glissement du soutien artistique traditionnel et institutionnel, comme l’Église, vers une forme de commandes passées par des amateurs éclairés, ce qui annonce la situation qui va perdurer jusqu’à nos jours.

Nous ne pouvons pas faire fi des nouvelles conceptions de la création artistique. Il nous faut respecter la nouveauté, quand celle-ci correspond à une réelle avancée esthétique et philosophique. Les nouvelles technologies interviennent, elles aussi, dans la difficulté de conserver une cohérence par rapport à des exigences anciennes. N’oublions pas que Léonard de Vinci, déjà, utilisait la caméra obscure pour agrandir des dessins qu’il avait, au préalable, réalisés en petit format. Ceci n’est pas sans corrélation avec des situations actuelles de production d’œuvres d’art. Toutes sortes de moyens sont mis au point pour alléger l’exécution des réalisations, qui parfois — je pense ici, par exemple, à la chapelle Sixtine — furent d’une dimension qui imposait un nombre considérable d’années de travail. Cela peut et doit nous interpeller sur la facilité que nous avons aujourd’hui à célébrer la moindre intervention artistique, faite bien souvent sans la moindre intention de bien faire, « bien faire » étant entendu ici dans le sens de créer avec un espoir authentique d’atteindre le sublime. Loin de moi l’idée de prétendre que toute œuvre réalisée dans la lenteur bénéficie d’un gage d’authenticité : peindre ou sculpter sauvagement peut, quand c’est réussi, offrir bien plus de valeur qu’un tableau techniquement parfait, mais exsangue de toutes les qualités requises d’une œuvre sublime. Le nœud du problème se trouve donc dans ce qui se déconstruit actuellement, notamment les valeurs anciennes, indispensables à la construction d’un métier et préalable nécessaire à toute créativité. C’est un truisme de rappeler ici qu’il faut d’abord connaître la technique pour pouvoir l’oublier tout aussitôt dès qu’il s’agit de créer sans entrave.

Tout le monde s’accorde à dire que le savoir est un instrument de dialogue entre une métaphysique de l’étant et la relation phénoménologique de ce qui apparaît existant. Nous sommes devant la difficulté de devoir réussir une marche en avant, tout simplement parce que nous croyons au déroulement des phénomènes. Ceux-ci s’imposent à nous dès que le concret rencontre nos préoccupations. Nous analysons les œuvres d’art et nous saisissons, quand elles contiennent les éléments déclencheurs, le sublime comme récompense de saveurs, mélange de Psyché et de ressentis corporels. Nous ne pouvons pas faire marche arrière et rétablir des us et coutumes obsolètes, même si nous pensons avoir tort d’avoir oublié leur existence. L’obligation nous est faite de devoir reconstruire — je pense ici aux trois années de bachelier – une méthodologie qui doit réemprunter des étapes nécessaires à toute évolution positive de l’étudiant.

Petite parenthèse ici : il faut savoir que le mouvement européen d’harmonisation de l’enseignement supérieur (dit « décret de Bologne ») a subi une mesure spécifiquement souhaitée par le ministre français Claude Allègre[43], celui-ci désirant sauver le bac français qui comporte trois années. Les cursus d’autres pays, notamment la Belgique, étaient parfois constitués de deux candidatures et deux ou trois licences. Les débats lors de la mise au point de la réforme eurent le résultat, d’ailleurs bénéfique, de clarifier la situation en créant un cursus de type court – trois ans pour être bachelier – et un autre de type long – trois ans de bachelier de transition et deux ans de maîtrise. Cette précision étant faite, l’élément essentiel de réorganisation des trois premières années de formation est la faculté d’établir autour de l’étudiant une distanciation entre ce qu’il doit savoir et les productions d’œuvres contemporaines visibles dans les foires et galeries d’art actuel.

Il ne s’agit pas ici de plaider pour une forme d’inculture salutaire, mais de souhaiter que l’étudiant reste concentré sur l’intérêt qu’il a, lui aussi, à ressentir les premières émotions, celles-ci étant identiquement les mêmes depuis des lustres. Il en va ainsi aussi pour l’amour, la conscience d’être, etc. Toutes les émotions constitutives d’une progression de la construction d’un être doivent se réaliser dans une sorte de vérité qui ne doit rien à l’époque que l’on vit. La conscience politique et sociale d’une époque produit elle aussi de la culture, mais il s’agit ici de construction de l’âme, vue comme une richesse interne que nous, professeurs, sommes en devoir de mettre au jour chez l’étudiant, pour son seul bénéfice. La mode artistique n’a rien à faire là-dedans : le marxisme, la droite, où que sais-je, non plus. Il sera toujours temps pour l’étudiant de se positionner sur tous les sujets de société lorsqu’il aura atteint la maturité nécessairement requise pour réaliser la fin de ses études. Au préalable, il lui faut connaître l’essentiel de l’histoire de l’art moderne et contemporaine. Être suffisamment informé sur la sociologie du monde et les implications politiques s’y affairant. En somme : construire une identité de citoyen. Tout cela est de bon aloi : il ne s’agit pas pour moi de souhaiter des incultes – apolitiques comme étudiants modèles. Mais on voit mal des étudiants de premier bachelier tenter de réaliser des œuvres se positionnant dans un contexte politico-artistique, sans disposer des moyens techniques nécessaires à des pratiques traditionnelles, si nous estimons que celles-ci sont indispensables à une bonne formation de base. Ici le problème est de toute évidence le suivant : les étudiants très cultivés sont les bienvenus, mais ils doivent d’abord accepter une discipline de formation, qui n’est pas exempte de profondeur, étant donné qu’il s’agit de mettre au jour la part la plus profonde qui constitue leur être.

Il est évident que la culture joue un rôle, mais celui-ci est périphérique à la notion universelle d’éclosion de l’étant intérieur et de la conscience du phénomène de l’existant. Par la suite, la vision culturelle du monde sera absorbée par l’étudiant possédant alors tous ses moyens de créations, et restituée en toute indépendance créatrice. Cette vision peut paraître idyllique. Nous savons que la société libérale financière souhaite des produits plus que des contes des mille et une nuits. C’est bien pour cette raison que le monde des affaires, et à travers lui les foires d’art contemporain constituent une illusion combien néfaste pour les étudiants ! Ils y voient des œuvres qui parfois ne demandent aucun savoir-faire. Comment alors leur expliquer le danger d’un tel appel pour eux-mêmes ? C’est l’acceptation, par lui, d’un apprentissage structuraliste qui permettra à l’étudiant de saisir les bases du volume pour la sculpture et de la forme pour la peinture et le dessin. Une formation combinée de figuration et d’abstraction va permettre un chassé-croisé de sensations et de concepts, ressenti par approche mesurée. L’enjeu crucial ici étant de comprendre l’intérêt que comporte le cadre blanc d’une feuille de papier, la toile vierge, tous deux métaphoriquement fenêtre sur un monde intérieur, mis au jour pour le bonheur de tous. La terre glaise ou la pierre, toutes deux matières sensibilisées, l’une par le toucher qui construit une forme sensible comme une caresse amoureuse, et la seconde taillée avec force, empreinte du corps de l’artiste dans la masse. Le dessin étant, quant à lui, comme le dit si bien certain de mes collègues professeurs de dessin aux Beaux-arts de Liège[44] – je pense ici à Cécile Vandresse et Jacques Lint –, métaphoriquement, le moment où l’on se décide : dessiner, c’est se décider…

Nous ne pouvons pas faire l’impasse sur une forme inter relationnelle de la création artistique et de son environnement immédiat. L’intégration sociétale des événements créatifs demande, en fin de compte, la même interdépendance entre les individus qui composent la société en général. Une forme de structuralisme est nécessaire aux ramifications qui doivent se tisser entre la pensée métaphysique et le matérialisme social. Le situationnisme, quant à lui, demeure une porte de sortie pour l’indiscipline salutaire que doit se permettre toute individuation créatrice.

in animum quod homines, qui non sunt pictis in cavernis lascaux universitate …

Dario Caterina

le 10 octobre 2016 (rédigé le 19 juin 2009).

a suivre … chapitre II…

Bien perdu, nouveau bien — Liens perdus, nouveaux liens

[1]FIAC, foire d’art contemporain organisée toutes les années au mois d’octobre à Paris. Avec les foires de Bâle, Cologne et Bruxelles, la Fiac est certainement une des plus importantes manifestations d’art contemporain du moment. Malheureusement, de mon point de vue, il ne s’y voit plus beaucoup de peintures et trop peu de sculptures modernes au sens de l’histoire de l’art.

[2]IRCAM , centre français de la musique nouvelle situé à Beaubourg et centre de recherche et coordination/acoustique/musique. L’institut de recherche et coordination acoustique/musique est aujourd’hui un des plus grands centres de recherche publique au monde se consacrant à la recherche musicale et à la recherche scientifique. Lieu unique où convergent la prospective artistique et l’innovation scientifique. Direction Frank Madlener / IRCAM.

[3] DANIEL BUREN, artiste français. Daniel Buren a réalisé une de ses œuvres sculpturales dans la cour du Palais Royal. Les deux plateaux, installation dans la cour du Palais Royal 1982-1985. Cette œuvre a stigmatisé à elle seule toutes les difficultés de l’art contemporain à être admis par le grand public.

[4] ARTHUR DANTO , L’art contemporain et la clôture de l’histoire. Traduit de l’anglais par Claude Harry-Schaeffer, aux éditions du Seuil, avril 2000, 317 pages.

Historien et critique d’art américain, c’est un philosophe analytique qui s’inscrit dans les traditions des philosophes américains. Melissa Thériault a écrit à son propos : « (…) l’entreprise de Danto sera justement de montrer que dans toute définition entre en jeu une dimension qui dépasse le visible : c’est le contexte historique et culturel qui permet de faire la différence entre des objets indiscernables sur le plan perceptif. Wittgenstein avait déjà soulevé le problème, mais il restait à trouver la nature de cette différence, ce que Danto tente de réaliser à travers la notion d’interprétation. Par la suite, Danto reviendra légèrement sur sa position et en viendra à la conclusion qu’à une ère post historique (c’est à dire où “la fin de l’art” est accomplie) l’art n’a plus de direction, de règles à suivre : en contexte post historique, la diversité règne ».

[5]MARTIN HEIDEGGER, philosophe allemand né à Messkirch Bade, 1889-id-Messkirch le 26 mai 1976.

La philosophie de la seconde moitié du XX ° siècle participe du début d’une nouvelle conception de la pensée artistique contemporaine. Les arguments développés par plusieurs philosophes qui furent influencés par Martin Heidegger alimentent les nouvelles théorisations qui président à la création contemporaine en général.

[6] RENE DESCARTES (né le 31 mars 1596) – (mort le 16 février 1650) philosophe français fondateur du dualisme.

La philosophie de Descartes incarnant la synthèse de l’esprit français, elle est considérée comme  fondatrice de la modernité. Elle imprègne l’esprit classique en art. Notre époque postmoderne a une position critique quant aux thèses défendues par la philosophie dualiste de René Descartes – opposition entre corps et esprit. Le monisme de Spinoza et la phénoménologie d’Husserl servent le propos des avant-gardes par une sorte d’atterrissage philosophique du corps dans la vraie « réalité » matérialiste.

[7] EMANUEL KANT , philosophe allemand, né le 22 avril 1724 à Königsberg, fondateur de « l’idéalisme transcendantal ». Il fut opposé à la philosophie du dualisme prônée par René Descartes.

L’un des philosophes les plus importants pour la compréhension du phénomène intuitif en art. Son influence critique reste encore aujourd’hui prépondérante pour les artistes romantiques, qui ne cessent de tenter de retrouver « l’unité perdue ».

[8] WILLIAMS JAMES, né le 11 janvier 1842, à New York, mort le 26 août 1906 à Chocorua dans le New Hampshire, psycologue et philosophe américain, fils d’Henry James, le disciple de Swedenborg, et frère aîné d’Henry James,, romancier célèbre.

Williams James et la théorie du pragmatisme ont eu, de mon point de vue, une répercussion sur l’interprétation du mouvement artistique expressionniste, figuratif comme abstrait.

[9]FRANCOIS DE CLUSET, La French Théory, impression réalisée par Bussières à Saint-Amand-Montrond (Cher), aux éditions la découverte/Poche, 357 pages.

Jacques Derrida eut une influence considérable aux États-Unis dans les années septante, mais paradoxalement c’est seulement depuis peu qu’il est considéré comme important dans le débat qui nous occupe sur le post-modernisme.

[10]PHENOMENOLOGIE, méthode analytique et descriptive permettant de faire « retour aux choses mêmes ». Edmund Husserl, par opposition à l’idéalisme allemand, à l’empirisme et au positivisme du dix-neuvième siècle. Source dictionnaire de philosophie , JP.BARRADER, Dictionnaire de Philosophie, 1re édition, collection sous la direction de J.P.Barrader , éditions Ellipses, 624 pages.

[11] Déconstruction ou théorie littéraire d’analyse qui a pour ambition de révéler le sens caché inhérent au langage textuel : communication d’informations, etc. L’influence de cette philosophie dans le monde de l’art permet une approche phénoménologique de la perception de l’œuvre d’art. Cette méthode permet certainement de démonter les mécanismes de l’esprit qui conçoit les concepts présidant à la vérité intérieure de l’œuvre.

[12] ERASME (1466 – 1536), JOSUE BARNES (1654 – 1712), ALEXIS PIERRON (1814 – 1878), ELOIS RAGON (1853 – 1908) , quelques noms pour comprendre l’intérêt pour le monde antique répercuté dans l’enseignement des collèges depuis le dix-neuvième siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. C’était l’expression d’une adoration du monde grec et latin.  Ils le prenaient comme exemple d’une agora philosophique inspirant encore les intellectuels de l’époque.

[13] EMILE GUIMET, né le 2 juin 1836 à Fleurieu-sur-Saône, mort le 12 octobre 1918. Industriel et collectionneur d’objets d’art. Il s’est passionné pour les civilisations qu’il a étudiées au cours de nombreux voyages. Ses collections asiatiques ont donné naissance au Musée national des arts asiatiques – Guimet. Son père est l’inventeur du bleu outremer artificiel.

J’ai une affection particulière pour le musée Guimet, que j’ai découvert pour la première fois lors d’un voyage d‘études à Paris, organisé par l’atelier de sculpture et son professeur de l’époque, Mady Andrien. C’est à cette occasion que je découvris les sculptures khmères et l’art sud-asiatique. L’amour pour l’art non occidental n’a jamais cessé depuis lors de me questionner sur notre production artistique occidentale. La valeur toute relative et historique que nous attelons à nos découvertes esthétiques, vue sous le seul point de vue des valeurs philosophiques européennes. Celles-ci présidaient dans notre pensée jusqu’à la fin du colonialisme.

[14] PHILIPPE DAGEN, journaliste et critique d’art au journal Le Monde.

Conférence qui se tint à la galerie des Brasseurs à Liège. Lors de cette conférence, Philippe Dagen fit un plaidoyer pour une globalisation des pratiques artistiques d’avant-garde, et soutint l’idée que l’art du terroir n’existe pas, étant entendu que l’art est universel et non lié à un biotope culturel ni à un lieu géographique particulier. Pour ma part, je m’inscris en faux par rapport à cette allégation, car celle-ci revient à ignorer la production artistique contextuellement liée à l’environnement socio-culturel d’une région particulière.

[15] FRIDERICH NIETZSCHE , Le gai savoir, Patrick Wotling, GF Flammarion, 353 pages.

L’utilisation à des fins politiques de certains philosophes, ici il s’agit de l’utilisation abusive du mythe de la volonté de puissance de Nietzsche. La récupération romantique de l’œuvre de Wagner par le nazisme est l’exemple type de l’instrumentalisation d’œuvres poétiques, où la mythologie médiévale est asservie à une forme d’esthétisation du mal. Cela n’est absolument pas imputable aux poètes, mais à une mauvaise lecture politique de certaines envolées poétiques et lyriques des créateurs.

[16] Thomas d’Aquin parvint à amener la philosophie aristotélicienne dans les préoccupations théologiques de son époque. Plus simplement, de mon point de vue, il réalisa une synthèse entre l’être naturel et l’esprit mystique. Il réussit à dualiser son propos en séparant son propos philosophique théologique de son point de vue philosophique naturaliste.

[17] KANT : Lecture des trois Critiques — Luc Ferry — biblio essais — livre de poche – Collection dirigée par JP Einthoven — Achevé d’imprimer en mai 2008 — 438 pages.

[18] FRIDERICH NIETZSCHE, Le gai savoir , Patrick Wotling, GF Flammarion, 353 pages.

Ici j’emprunte le sens donné par Nietzsche au mot “civilisation”, c’est-à-dire culture globalisante civilisatrice en général.

[19] ARTHUR DANTO, l’art contemporain et la clôture de l’histoire, traduit de l’anglais par Claude Harry-Schaeffer, Deuxième édition, collection poétique, aux éditions du Seuil,317 pages.

[20] JACQUES DERRIDA , philosophe français, inventeur du terme déconstruction , moyen philosophique d’analyse textuelle à rapprocher de la phénoménologie.

[21] MARCEL DUCHAMP , né le 28 juillet 1987,  à Blain-Ville-Crevon, Seine-Martime,  mort le 2 octobre 1968 à Neully-sur-Seine,  Hauts de Seine peintre,  sculpteur, plasticien, homme de lettres et joueur d’échec français naturalisé américain en 1955. . Inventeur des eady-made au début du XXe siècle, sa démarche artistique exerce une influence majeure sur les différents courants de l’art contemporain.

L’œuvre de Marcel Duchamp influença considérablement la suite de la création artistique jusqu’à nos jours. Pour salutaire que soit l’œuvre de Marcel Duchamp, qui est à la base d’œuvres d’artistes que nous admirons, elle n’en est pas moins détournée à des fins obscures. En effet, il est évident, à mes yeux, que pour lui, il ne s’agissait nullement de déconstruction lénifiante des œuvres d’art “petit-bourgeois”, quand celui-ci critiquait l’art de son époque. Ayant hérité, grâce au symbolisme, d’un sens moderne de la tragédie psychanalytique antique, c’est en cela que son œuvre s’inspire à la fois du passé et prédit l’avenir. Ce n’est pas pour autant qu’il souhaita que son œuvre fût envisagée comme une rupture culturelle, car il serait bien déçu de constater la pauvreté répétitive exercée en son nom par l’art actuel. Ceci est pure conjecture de ma part.

[22]

Voir note précédente.

[23]IRCAM : Centre français de la musique nouvelle situé à Beaubourg et centre de recherche et coordination/acoustique/musique. L’institut de recherche et coordination acoustique/musique est aujourd’hui un des plus grands centres de recherche publique au monde se consacrant à la recherche musicale et scientifique. Lieu unique où convergent la prospective artistique et l’innovation scientifique. Direction Frank Madlener / IRCAM.

[24] PIERRE BOULEZ, compositeur et chef d’orchestre français, né le 25 mars 1925 à Montbrison dans la Loire.

Ici, il ne s’agit pas pour moi de fustiger la recherche musicale du centre de musique nouvelle. Les expériences doivent exister. C’est à cette condition que nous avançons dans toutes les matières où l’on s’occupe de création artistique. J’ai personnellement participé, très modestement, à une expérience musicale dans un centre du même ordre à Liège. À l’époque, le directeur en était Henri Pousseur, grand compositeur de musique moderne. Il avait édité une œuvre de musique nouvelle qui m’avait marqué, s’intitulant “Grâce-Berleur”, la commune où j’ai passé mon enfance. Avec des amis musiciens, nous formions un groupe de jazz influencé par Miles Davis. Nous avons pu faire l’expérience, au sein du laboratoire de musique nouvelle du Conservatoire, de l’usage des techniques de transformation des sons instrumentaux, en direct, c’est-à-dire lors de notre interprétation instrumentale. Ce qui m’avait frappé, à l’époque, c’est l’enthousiasme provoqué par la nouveauté du résultat. Par la suite, la réflexion fut toute autre. En effet, le fait de jouer sans le contrôle du son m’a fait entrevoir la perte d’une sensation qui, à mes yeux, est primordiale, à savoir celle d’être le conducteur, sans interférence, du flux émotionnel créateur par le plus court chemin, c’est-à-dire de la tête (l’esprit) vers les mains (le corps).

[25]Ce qui est mis en évidence ici, c’est la faculté qu’ont certains défenseurs de courants artistiques, de tenter de faire régner une orthodoxie totale quant aux critères nécessaires à l’estampille “art contemporain”. De cette façon, ils espèrent une extinction d’expressions artistiques qui perturbent, comme une tache sur un vêtement propre, la promotion d’un ordre artistique nouveau.

[26] CLAUDE LÉVI-STRAUSS, dans le livre, PATRICK BARRER, (tout) l’art contemporain est-il nul ?, aux éditions Favre-354 pages.

Claude Lévi-Strauss fait une intervention sur le métier de peintre, qui de son point de vue d’anthropologue risque de disparaître, faute de n’être plus enseigné de façon traditionnelle (structuraliste). Métaphore anthropologique qui, de mon point de vue, peut être appliquée aux pratiques artistiques en général.

[27] SITUATIONNISME, courant philosophique libertaire. (…)  Le but traditionnel de l’esthétique est de faire sentir, dans la privation et l’absence, certains éléments passés de la vie qui, par une médiation artistique, échapperait à la confusion des apparences, l’apparence étant alors ce qui subit le règne du temps. Le degré de la réussite esthétique se mesure donc à une beauté inséparable de la durée, et tendant même à une prétention d’éternité. Le but des situationnistes est la participation immédiate à une abondance passionnelle de la vie, à travers le changement de moments périssables délibérément aménagés. La réussite de ces moments ne peut être que leur effet passager. Les situationnistes envisagent l’activité culturelle du point de vue de la totalité, comme méthode de construction expérimentale de la vie quotidienne, développable en permanence avec l’extension des loisirs et la disparition de la division du travail (à commencer par la division du travail artistique) (…).

[28]JEFF KOONs, artiste américain né le 21 janvier 1955 à York en Pennsylvanie.

L’artiste le plus représentatif, à mes yeux, de la dérive industrielle de l’acte créatif. D’ailleurs, beaucoup d’éléments de production de ses œuvres sont mal connus. Je pense ici à une de ses dernières productions sculpturales qui fut réalisée à Pietra Santa, lieu spécialisé dans la taille du marbre et la coulée d’œuvres en bronze. C’est lors d’une entrevue que j’ai appris, de sa bouche, qu’il avait confié la réalisation de son œuvre à un sculpteur de Carrare.

[29]PINAULT — VALENCIENNE, industriel français — amateur d’art et mécène.

Il vient d’inaugurer, il y a peu, un centre d’art dans un palais vénitien. Il exerce une influence considérable dans le monde artistique en sponsorisant des événements d’envergure et en faisant la promotion des artistes qu’il apprécie, notamment Jeff Koons. Après tout, les artistes qu’il soutient ne s’en plaignent pas…

[30] Avec l’œuvre de Damien Hurst, nous avons à faire à un cas typique de mensonge artistique qui consiste à utiliser les armes d’une séduction financière sous le vernis de l’art. L’acheteur est rassuré par la valeur “objet” en plus de la valeur artistique. Sur ce point, j’émettrais plus que des doutes sur la réalité d’une effective valeur artistique. Il me semble qu’au début de sa carrière, Damien Hurst semblait plus authentiquement le représentant d’une nouvelle forme d‘expressionnisme. Depuis, il cède, dans sa pratique, à un cynisme postmoderne des plus douteux. Cependant qui suis-je pour le dire ?

[31]Cette réflexion m’est inspirée par l’épisode que tout le monde connaît et qui concerne, pour ne pas le nommer, le comte de Walsegg, qui commanda le requiem à Mozart, puis prétendit en être l’auteur lors de concerts privés qu’il interprétait. La tentation est grande de s’approprier le talent d’un créateur que l’on admire. Cela nous arrive, nous les artistes, parfois même sans le vouloir au départ. Nous sommes donc tous susceptibles d’être des “suiveurs” : il faut le reconnaître et tenter de rétablir une vérité personnelle…

[32]En effet, Jeff Koons étant considérablement plus connu que l’artisan, sa signature a énormément plus de valeur financière.

[33]ANDY WARHOL, (de son vrai nom Andrew Warhola), né le 6 août 1928 à Pittsburgh en Pennsylvanie et décédé à New York le 22 février 1987.

Artiste américain précurseur du pop art. Il est le représentant le plus emblématique de la problématique de la reproductibilité de l’œuvre d’art. D’autres artistes avant lui — je pense à Rubens — produisaient leurs œuvres dans de grands ateliers, avec l’entourage de peintres plus ou moins formés par leurs soins. Ils restaient les maîtres d’œuvre et corrigeaient les esquisses avant d’effectuer la réalisation finale. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène nouveau, mais la différence est de taille entre la manière d’Andy Warhol et la non-reproductibilité d’un tableau de Rubens, sauf pour la reproduction de leurs œuvres dans les livres d’arts, comme illustration et information au sujet de son œuvre.

[34] C’était le nom donné au lieu de production et d’échange d’œuvres d’Andy Warhol. Différents artistes et musiciens y réalisaient des actions artistiques. En somme : un lieu culturel ouvert.

[35] Ce que je souhaite exprimer ici, c’est le point de vue de fascination et de dégoût mélangé qui préside parfois à la construction d’œuvres littéraires ou plastiques, qui rend le propos artistique ambigu, mais néanmoins digne d’intérêt. Cela me semble être typiquement la position de certains artistes actuels.

[36] JEAN CLAIR , Considération sur l’état des beaux-arts, PATRICK BARRER,  (tout) l’art contemporain est-il nul, aux éditions Favre, 354 pages.

[37] En Belgique, l’Horeca est le secteur qui concerne les métiers de bouche et de l’hôtellerie. Nous pouvons comprendre tout l’intérêt d’une collaboration entre le secteur de la culture et du tourisme. Les bénéfices d’une telle interpénétration de ces secteurs sont salutaires pour le financement préalable de musées qui attirent un grand public. Encore une fois, il faut veiller à ce que cela n’entraine pas une standardisation des œuvres en vue de leurs nouvelles fonctions touristiques.

[38] BANCABLE, ce terme est emprunté au milieu du cinéma. Il désigne un acteur qui, par sa popularité, constitue un gage de réussite financière quand les réalisateurs sont en recherche de fonds pour monter un projet cinématographique. Pour les plasticiens, il s’agit surtout de rentabilité publicitaire, l’artiste devenant emblématique d’un produit manufacturé.

[39] ANISH KAPOOR, né à Bombay en Inde en 1954, plasticien contemporain (principalement sculpteur) britannique d’origine indienne.

La culture d’origine de cet artiste influence sa vision de production artistique, il s’adresse plus sociologiquement à nos institutions et son œuvre est consommée par notre culture occidentale. Qu’est ce qu’il gagne et qu’est ce qu’il perd ? Nous y gagnons nous, mais en créant, petit à petit, une globalisation artistique où le nivellement assèchera des pans entiers de cultures extra européennes.

[40] YVES MICHAUD, Enseigner l’art ?, édition Jacqueline Chambon , Nîmes,1993, 107 pages.

Directeur de l’académie des Beaux Arts de Paris dans les années quatre-vingt-dix. Son livre est très intéressant, parce qu’il réalise un constat du possible dans le contexte de déstructuration des enseignements classiques. Son bilan, je l’ai ressenti comme extrêmement humain et empreint d’intérêt pour les enseignants — artistes. Le danger, me semble-t-il, c’est l’usage que peuvent en faire certains, pour définitivement justifier l’abandon de la tradition, sous couvert de réalisme contextuel de l’état de production de l’art actuel. Celui-ci se produit en totale rupture avec des principes que les jeunes étudiants ont le droit de connaître.

[41]FRACS, fonds régional d’art contemporain français. La création des fonds régionaux d’art contemporain a permis une activité artistique délocalisée, et une aide financière sous forme d’achats d’œuvres d’art. Il a suscité un intérêt régional pour l’organisation d’expositions thématiques sur les thèmes chers au post-modernisme ambiant. L’avantage certain de cet outil culturel réside dans la qualité élevée des expositions, et dans l’exploit d’avoir réussi à battre en brèche les activités culturelles basées sur ce que nous appelons en Belgique « la culture boudin ». Celles-ci consistent généralement en des activités artisanales, tintées d’animations relevant davantage de l’animation de quartiers que du travail artistique.

[42] CLAUDE LÉVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, Édition de poche.

Ethnologue et anthropologue français, auteur de Tristes Tropiques, théoricien de la pensée structuraliste.

Ce qui m’intéresse dans l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, c’est son intérêt pour le mythe comme synthèse d’un langage universel. Cela implique, de mon point de vue, une relation plus intime qu’il n’y paraît entre l’art ethnographique et occidental, religieux et laïque. La seule différence réside davantage dans la production contextuelle des supports artistiques que les contenus philosophiques. Je pense ici aux masques rituels comparés à ceux de la Commedia Del Arte

[43]CLAUDE ALLEGRE,  ministre de l’Enseignement sous la présidence de François Mitterrand. Il œuvra pour la sauvegarde du bac français en plaidant pour un cursus, dans l’enseignement supérieur, de 3 + 2 ans, plutôt que 2 + 2. Certains, notamment les syndicats, ne furent pas heureux de son action. L’harmonisation des cursus sur le modèle universitaire risque de provoquer l’absorption à court terme du type long hors université vers les universités, pour faire nombre.

[44]Cette vision du dessin est très particulièrement attachée à l’enseignement que nous pratiquons au sein de notre Académie. Il faut souligner que nous sommes l’une des dernières institutions artistiques qui maintiennent le cours de dessin comme base à toutes les formations artistiques que nous enseignons. Il faut comprendre que nous privilégions une épine dorsale basée sur une sensibilité conceptuelle nécessaire à travers le dessin, comme préalable à toute création artistique.