Sexicité / Philippe Beck

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….Le sexe en littérature est à un degré de toxicité remarquable aujourd’hui.

….Il est difficile d’exprimer le sens de l’intensité constatée dans l’expérience érotique.

….Je dis constatée plutôt que vécue, car il n’y a pas de preuve qu’on vive l’intensité en question, en dépit des apparences. Tous ceux qui font l’amour, ou qui désirent physiquement aimer, constatent la spéciale intensité évoquée ici. Maintenant, qui peut verbaliser, phraser l’intensité, l’extraordinaire intensité sans intérêt? Par extraordinaire intensité sans intérêt, j’entends, non pas cette tension qui ne devrait passionner personne (et qui les passionnerait indûment depuis longtemps, par mauvaise habitude et illusion fondamentale), mais la tension à quoi ne s’attache aucun intérêt absolu. C’est-à-dire : qui peut dire le sexe aujourd’hui, sans s’éloigner radicalement de l’amour? Appelons amour, au moins provisoirement, ce mouvement de rapprochement continuel qui implique le contact érotique. “Si intimement que puissent s’aimer deux humains, ils ne peuvent cependant aller l’un dans l’autre totalement . Seuls, ceux qui ressentent sans cesse le besoin de s’approcher l’un de l’autre resteront constamment proches. ” (Joseph Freiherr von Eötvös, cité in Svevo, Journal pour sa fiancée, 1er janvier 1896). Qui peut en parler, en écrire, sans punir l’expérience, la condamner à un enfer de mots convenus et ineptes? Certains y parviennent à leur façon d’airain (Prigent), d’autres avec une grâce bizarre (Marie-Laure Dagoit), d’autres encore dans le coeur de la philosophie (Nancy). La liste n’est pas exhaustive.

….Beaucoup ont envie de parler de la chose, car ils savent qu’elle a une qualité unique. Ils veulent en parler, en écrire, i.e. communiquer le souci, partager le souci commun. La question préoccupe communément, de façon entêtante et troublante. La “chose” suscite une intensité sans intimité. Elle distingue les amants les uns des autres pour leur signifier le caractère unique et résistant de l’objet du constat. En amour, on constate l’intensité plutôt qu’on ne la vit ; l’expérience est à la réelle et inassignable. La perpétuelle expérience ou l’expérience perpétuée de la chose expliquent peut-être le désir de froide ou brutale objectivité dans l’écriture. C’est comme un désir de s’emparer de l’objet. Ceux qui parviennent à en écrire sont en apparence des antipuritains, mais je crois qu’ils ont en vue une rigueur extraordinaire. Ils ont pour but d’être intenses en permanence, de désigner fermement l’objet qu’ils savent fuyant. Il va de soi que la méthode de la « grâce pudique » permet de ruser avec l’intensité.

….Quant à moi, je n’ai d’autre solution que l’apparente méthode puritaine. Mais les fausses libérations suicidaires, les tranquilles destructions du simple constat précieux dont j’ai parlé (le constat non vécu de l’extraordinaire intensité, le fait de remarquer la tension d’une peau de l’amour), autorisent à penser que, sorti de l’essentiel constat, le sexe est sans intérêt. Car s’il permet de procréer, de délirer, de s’interroger, il faut encore écrire, communiquer le souci impérieux et intéressant. L’écriture ne doit presque rien à ce qu’on imagine avoir vécu. L’expérience de l’intensité permet de jeter les bases d’une autre vie non encore vécue. Il y faut une tête froide, et l’art de négocier avec les poisons. La restauration des religions ascétiques commande de vivre à Common Place ; mais à Common Place, à Lieu Supposé Commun, on est intoxiqué dans la tranquillité, empoisonné, condamné à s’interdire les beaux constats du plaisir, à mourir à petit feu au titre du paradis. Et c’est le souci entêtant qui s’oublie mal.

….Qu’est-ce que ce procédé de contacter sous le soleil, ou sous la lune (il y a du nouveau sous la lune), ce contact des peaux de musique ou de rythme?

….C’est simplement la liaison de deux constats simultanés, dans le meilleur des cas ; dans le cas d’une absolue séparation des constats sensibles, quand un plaisir n’est pas réciproque, le partenaire qui ne constate pas l’intensité d’amour, qui ne connaît pas le plaisir présentement, garde en tête, ou dans le canal de la tête au coeur, l’idée de la possibilité de l’intensité, serait-ce ailleurs. Il a constaté l’intensité, la vie biologique l’y a contraint, il sait qu’elle est possible, impossiblement assignable à un vécu, approchée, dérobée et dérobante. Le constat est mémorable, inoublié. Les épidermes du moraliste peuvent se contacter, communiquer les constats tendus et agréables, et c’est un élément fondamental d’amour. Car amour est communication. L’erreur est de croire que s’y communique une vérité précise, la vérité du vécu en unité. L’erreur conduit à la vie pornographique, ou vie vendue à l’idée de la communication d’une vérité de la peau enfin unie. La peau est, en réalité, ce qui reste deux, essentiellement deux, ou plusieurs, suite de pores aériens. La tienne pour la singularité plurielle de toi, la mienne pour moi qui m’expose, les nôtres si elles se contactent auprès de l’Un. L’actualité des glissements, des frôlements, des frottements par degrés, qui se désigne dans le frémissement du mot de caresse, est possible grâce au deux en un de la peau, qui se propose à soi et à l’autre. Bien. L’épuisement infini du désir dans l’acte long, et la répétition de l’acte avec  l’autre, est l’impossible dont ne prend pas conscience l’inacteur pornographique, vendu à son idée de l’amour infini, de la peau infinie.

….Hypothèse : chacun est un tambour de silence, qui réserve la communication du souci présent dans le bonheur le plus précis. Chacun peut accéder à une continuité de bonheur telle que le secret sans secret, le banal secret est, littéralement, pratiqué, de façon profane et infinie.

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….“La fabrique des sentiments”, “La mécanique des femmes”, “La tectonique des sentiments”, etc, expriment le désir silencieux d’épouser un processus inerte de la relation. Mais la relation est animale et humaine. Elle s’intensifie, et le bonheur est l’idée suggérée par la continuité tendue.  Le refus de décrire la relation en termes organiques est néanmoins intéressant, parce qu’il traduit la conscience de l’insuffisance d’une pure vie animale, malgré la perfection instinctuelle de la vie des bêtes, constatée par les philosophes, de Plutarque à Kant et au-delà. Du reste, il ne serait pas étonnant que l’éthologie nous apprenne que les animaux eux-mêmes ne sont pas heureux d’une pure vie de pulsions.

Avertissement : une première version de “Sexicité” a paru sur sitaudis.com, site de littérature contemporaine de Pierre Le Pillouër, en 2003.