Silhouettes (2) / Norbert Czarny

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Cow-boys et indiens

Je ne suis pas de ces enfants turbulents, indisciplinés, de ces enfants de campagne ou de province qu’on expédie en pensionnat faute d’avoir une école ou un lycée à proximité.

Je n’ai jamais aimé les colonies de vacances, les patronages, les groupes de scouts ou d’éclaireurs.

Je n’avais en somme jamais vécu en collectivité, avec des garçons, avant le mois d’août 77. Et quand, on m’avait imposé de côtoyer beaucoup d’autres, lors de séjours en colonie de vacances, j’avais tout fait pour oublier où j’étais.

Mes camarades de promotion au 12ème R.A. sont souvent sortis d’un internat lorrain ou d’un lycée agricole breton, où ils venaient de terminer leurs études, pour se retrouver dans une chambrée de la 11ème section. Ils n’étaient pas dépaysés par les lits alignés, les polochons prêts pour l’assaut, les placards où l’on range les biscuits ou le saucisson. Ils se sont vite trouvés en caserne comme chez eux, puisque chez eux c’était n’importe où.

Nous avions la chance d’être dans l’un des internats les plus modernes de France. Les bâtiments ressemblaient à ceux d’un collège construit par le Conseil Général. Un seul étage regroupait toutes les recrues. Chaque chambrée contenait six lits mais une ouverture unissait deux chambres. On disposait d’une douche et de toilettes, de quatre lavabos. Le sol en lino n’exigeait pas un entretien long et difficile. Nous vivions dans le confort, loin de ce folklore 1900 que je craignais plus que tout, avec ses corvées de chiottes et son parquet récuré à la brosse à dents.

Beaucoup de mes co-pensionnaires étaient admiratifs. Dans l’établissement qu’ils avaient fréquenté à Nancy-Laxou ou à Vannes, on n’avait pas l’eau chaude au robinet.

Se sentant très vite dans leur élément, ils reprirent la conversation et les jeux, là où ils en étaient restés. La caserne prolongeait la classe de cinquième jusqu’à laquelle ils avaient régressé. La barbe de Claude Michel, la haute taille de Jean-Luc ne trompaient personne : on allait recommencer à jouer aux cow-boys et aux Indiens.

Le chef Moll qui menait à bien notre instruction pensait plutôt à faire de nous des hommes. Il nous apprenait à marcher au pas, à exécuter toutes les manœuvres de l’ordre serré (savoir procéder au demi-tour droite, porter et reposer l’arme, chanter « la Madelon »). Quand nous manœuvrions en file indienne, c’était bien « bite à cul les gars, bite à cul ». Nous allions dans un champ en face de la caserne pour marauder comme Audie Murphy ou Errol Flynn dans les films de la Warner. Mais le chef Moll, qui tenait à ce que nous soyons des hommes accomplis nous donnait aussi des cours d’éducation sexuelle, et grâce à lui, l’attardé que j’étais a appris ce qu’étaient les ours ou le débarquement des Anglais.

Le chef Moll avait tout du baroudeur qu’il n’avait jamais été. Il aurait bien suivi Bigeard dans le djebel. Il avait mis le treillis à la rampouille, bouffant au-dessus d’un large ceinturon, et laçait ses rangers comme un commando.

Mais il était né trop tard, dans un monde trop vieux. Faire l’instruction à une bande d’intellos diplômés en août 77, quand on aurait voulu crapahuter dans les Aurès l’hiver 59, c’était tout son malheur. Moll s’ennuyait dans une caserne de luxe et pour oublier, il poussait quelques coups de gueule ou donnait des conseils de sage-femme aux bleubites qui portaient bien leur surnom.

Moll était un bon prof. Rétrospectivement, je peux le dire. J’ai rempli deux cahiers de cours qui en attesteraient encore si je ne les avais pas laissés dans mon tiroir de pupitre à la fin septembre. Plutôt que prof, directeur des études. Moll était entouré par une équipe d’instructeurs qui assuraient chacun un enseignement, selon un emploi du temps calqué sur celui des collèges. Le brigadier Gris, un grand échalas officiant d’ordinaire à la SNCF, Gare Saint – Lazare, s’occupait de l’ordre serré. Vallois se chargeait du secourisme et des codes militaires. Grâce à lui je peux me promener Boulevard Saint-Germain ou rue Saint-Dominique sans confondre un Lieutenant colonel et un chef d’escadron. Moll se chargeait du maniement d’armes et des lacets de Christian.

Les lacets de Christian, comme le boutonnage de son treillis et l’ajustement de son béret ont souvent mis le chef dans tous ses états. Mais comme les médecins militaires ont eu besoin de trois mois pour renvoyer chez lui ce garçon obèse qui respirait bruyamment, s’essoufflait au bout de vingt mètre et buvait son volume tous les soirs, le chef Moll a dû tout tolérer : les lacets défaits, le treillis boutonné de travers, le ceinturon tombant et le béret posé comme une crêpe. Sans parler des cuites lors desquelles Christian se perdait vers la Moder, et des cours de tir qui risquaient d’augmenter le pourcentage de pertes autorisé, si on laissait le MAS 49 entre les mains du presque réformé. Tous les matins Christian nous annonçait en effet sa réforme pour asthme, arythmie cardiaque, alcoolisme, astigmatisme ou autre motif. Le soir, il allait au foyer oublier la contrariété. Il ne rentrerait pas à Quimperlé le lendemain.

Avec des appelés comme Christian, le chef Moll a compris vingt ans avant le ministre de la défense, que le service national touchait à sa fin. Il aurait fallu demander au père du garçon de venir le chercher à l’entrée de la caserne dès le 10 août. (Contrairement à l’ensemble du contingent arrivé le 4 au matin, notre ami du Finistère était entré en retard au quartier Leclerc.)

J’imagine que grâce aux téléphones portables, les encasernés du 12ème R.A. pourraient aujourd’hui commander des pizzas à Haguenau ou Bischwiller, pour améliorer l’ordinaire. Le chef Moll est heureusement adjudant chef à la retraite et il s’occupe sans doute d’un centre du planning familial pour oublier cette misère. Auraient pu serait plus exact, puisque ce vieux régiment a été dissous quand le Ministère de la Défense a dû subir la politique d’austérité.

Si Moll était un brave homme, Doudain « se la jouait ». Grand, le cheveu blond rasé, il nous regardait à travers les larges verres de ses Ray Bans « jet – pilot », comme un tas de misérables et méprisables larves. Il considérait Christian comme la pire de toutes les larves, une larve génétiquement modifiée, et s’arrangeait pour que notre compagnon reste consigné dans sa chambre toute la journée.

Le « lieutenant » Doudain n’était qu’aspirant. Derrière le capitaine à peine visible, il commandait la 11ème batterie. Nous ne l’avions pas vu en août. A sa place, un aspirant humaniste nous parlait d’une armée qui ressemblait à celle d’Alain-Fournier ou du jeune capitaine De Gaulle. Ou bien encore, pour rester dans des références d’époque pas si éloignées alors, l’armée des capitaines portugais de la Révolution des œillets. (Sans l’Angola toutefois). L’aspirant Lopez endormait notre méfiance. Il était comme nous, un appelé. Doudain faisait tout pour oublier qu’il avait été civil.

Doudain marchait et on aurait cru qu’un miroir l’accompagnait en travelling latéral. Il gardait la nuque raide, imitait un Marlon Brando remarqué sur l’affiche de Reflets dans un œil d’or. S’il avait vu Eric Von Stroheim dans La grande illusion, Doudain se serait procuré une minerve, afin de se roidir encore plus.

Des rumeurs désagréables couraient sur lui. A l’époque, les nostalgiques de la croix gammée se comptaient ; il en aurait été. Il n’aimait pas les faibles, les malingres, les affublés de lunettes ; ceux qui rataient les obstacles au parcours du combattant l’exaspéraient. Il soupirait, les envoyait dans un coin pour ne plus les avoir dans son champ de vision.

Vers la fin des classes, nous avons eu droit à une longue marche dans les Vosges du Nord. Nous allions bivouaquer sur place avec rations, c’est-à-dire pâtes de fruit, corned-beef en boîte et fromage Grosjean. Mais surtout, connaître, pendant la nuit, une attaque du campement. L’épreuve du feu.

Je partageais une tente canadienne avec Bartolozzo, un instituteur mutique de Reims qui simulait l’autisme, ce qui le rendait à peu près aussi efficace en ordre serré que le volubile et glissant Christian.

Soudain un cri jaillit dans la nuit. Des rafales d’armes automatiques brisèrent le silence. Doudain hurla un « A moi la S1 ! » qui provoqua une agitation rigolarde. La S3 nous attaquait, on eut du mal à sortir des sacs de couchage ou à retrouver les rangers avant que les grenades n’explosent dans les canadiennes.

Le combat fut bientôt terminé. On entendit des gourdes s’entrechoquer, des fous rires inextinguibles. Doudain, seul vrai vaincu, errait dans le campement en désordre, se tenant la tête.

Quelques jours plus tard, au terme d’un défilé impressionnant conduit par le lieutenant à travers la rue principale de Niederschaeffolsheim, le contingent 77/08 reçut sa fourragère jaune et noire, en présence de l’Etat-Major du régiment au complet. Nos classes étaient terminées ; les choses sérieuses commençaient ; nous n’étions plus des bleubites.

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Faire du social.

« Faire du social »… quand et dans quelle bouche ai-je entendu cette expression, avec les guillemets qui l’encadraient ?

Pour ce qui était du « social », le capitaine Robert, officier conseil du régiment était en première ligne. Il tenait aux cours du mercredi matin comme au cinéma du week-end, aux stages AFPA autant qu’à la bibliothèque. Il tenait surtout à ce que le bâtiment du foyer où nous travaillions soit une vitrine soignée du social. Nous devions nous tenir prêt pour ce faire et le capitaine ne lésinait pas sur les fournitures nécessaires : nous disposions en quantité de balais et de produit pour laver les carreaux. La cireuse électrique était « à dispo ».

Une fois par semaine, le capitaine s’absentait longuement de son bureau pour une réunion « là-haut », avec le Colonel. On se préparait semble-t-il, à toutes les éventualités. Le pire étant bien sûr une visite inopinée du chef du régiment, qui considérait nos bureaux comme aussi important que les hangars dans lesquels des appelés nettoyaient les canons en attendant les manœuvres.

Les bureaux étaient donc en ordre, la correspondance ne souffrait aucun retard, pas même avec le collectionneur de médailles d’Armentières qui demandait au gérant du foyer un porte stylo aux armes du 12ème.

Dès sept heures du matin, nous empruntions la cireuse électrique aux personnels du foyer, dont la mission, également supervisée par le capitaine Robert, était que les stocks de bière, soda, biscuits et cacahuètes salées soient régulièrement reconstitués. Le capitaine faisait quelquefois des inspections et, si nécessaire, n’hésitait pas à pousser un coup de gueule qui rappelait chacun à son devoir.

Le lino du long couloir reluisait et les rarissimes visites d’un officier de « là-haut » étaient précédées d’une deuxième tournée de cireuse, notamment dans les recoins qu’un chef aussi avisé ne manquerait pas de regarder. Une visite du colonel représentait pour Robert un danger plus menaçant que l’invasion de l’Armée rouge pour laquelle le sacrifice de quelques régiments stationnés de l’autre côté du Rhin suffirait amplement.

Un même souci de propreté régnait juste en face de ce bâtiment du foyer, dans la salle de cinéma. Dès le lundi matin une corvée de nettoyage balayait et lavait à grande eau le sol jonché de tickets, papiers divers, et parfois mégots et cendres de cigarettes.

Le cinéma était l’un de mes champs de manœuvre avec le bureau d’auxiliaire auprès de l’officier conseil, la salle de classe où je ne préparais personne au certificat d’étude et la bibliothèque où j’attendais en vain un lecteur.

J’ai projeté toutes sortes de films. Le catalogue dont nous disposions était riche. Je me rappelle Parfum de femme de Dino Risi, premier film que j’aie projeté. Le fusible du son avait été retiré par le collègue qui faisait office de projectionniste. Avant de partir en permission, il avait tenu à m’offrir ce bizutage sans conséquence. La salle était bondée, le titre laissait croire que des femmes dévêtues apparaîtraient. Au bout de dix minutes, cette version muette déplut et le public sortit dépité, sans toutefois demander le remboursement de ses deux francs.

Je n’ai pas eu davantage de succès avec Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais. Rares étaient au 12ème ou au 32ème R.A. les amateurs de cinéma Art et essai français. Et puis l’on voyait flou, que l’on soit myope ou pas, avec ou sans lunettes. Je n’avais pas bien compris comment se règle l’objectif.

L’effet a été voisin mais sans que j’y sois pour grand’ chose avec Tendre cousine de David Hamilton . Ce photographe très en vogue alors, racontait les amours plus ou moins saphiques de deux jeunes filles éthérées, parlant faux comme le voulait la mode de l’époque. mais apparemment, Hamilton n’avait pas trouvé le bon réglage de son objectif et la salle, d’abord appâtée par l’affiche et le thème, s’était rapidement vidée.

Nous n’avons pas connu que des échecs. Jamais pourtant nous n’avons refusé du monde. Il aurait suffi pour cela que le catalogue soit plus riche en « social ». Un bon film avec Brigitte Lahaye et Alban Ceray au mieux de leur forme aurait rempli les travées. Nous aurions dû doubler les séances. Certains auraient annulé leur permission… Mais voilà, le catalogue ne faisait pas dans le social.

Il m’est pourtant arrivé de projeter sur l’écran des images crues. Il s’agissait de diapositives sur lesquelles on voyait des verges boursouflées, purulentes, affligées d’herpès, de tâches blanchâtres ou rosées de toutes formes. Un médecin militaire commentait les vues avec rudesse, expliquait qu’il fallait prendre des « précautions », se laver à fond si nécessaire, et aviser celle qui aurait transmis la « chose » qu’elle aille se faire soigner. Ce qu’un capitaine en fin de carrière du régiment voisin avait résumé en « mettre une bonne claque à la grosse salope ». La synthèse avait convaincu son public de très jeunes appelés, des garçons qui évitaient de trop réfléchir.

Le défilement des diapositives était dissuasif. Et la salle s’est rapidement vidée, aussitôt que le médecin major a prononcé ses derniers mots. « Faire du social » aurait été bien nécessaire après une telle projection. Le virtuel effraie moins que le réel, surtout quand on se regarde des pieds à la tête et d’abord sous la ceinture.

J’ai souvent imaginé une salle entière, comparable à celles que montre Fellini, tandis que sur l’écran des dames romaines s’adonnent aux bacchanales. Des rangées de bidasses éblouis par les images se projettent soudain parmi les dames dénudées.

Des ruées des élans, j’en ai aussi montré. A un aréopage d’officiers venus des casernes environnantes pour voir l’Ennemi, par écran interposé. Les films de propagande soviétique que je projetais ce jour-là montraient des plaines à perte de vue. Des régiments de chars russes, est-allemands, polonais et bulgares traversaient soudain l’espace, d’est en ouest, tirant des coups de canon, creusant des trous, écrasant des buttes ou des haies, des arbustes. Les officiers observaient la Force que nous craignions tous. L’image de ce déferlement était impressionnante. Moins, à mon modeste avis, que celle d’une verge défigurée par le chancre de la syphilis, mais j’ai le point de vue d’un myope. L’ennemi soviétique me semblait loin

Quelques jours après cette projection, j’ai montré La canonnière du Yang-Tsé. Steve Mac Queen y jouait un marin menacé par les féroces boxers chinois. Mon public n’était pas celui des films de propagande soviétiques. Et personne n’a donc vu dans cette longue épopée fluviale une réponse à la brutalité et au sadisme asiates. Sans doute était-ce une erreur de communication du capitaine Robert. Il avait personnellement choisi ce film pour rendre le moral aux troupes. Mais il s’était trompé de public et les derniers sièges ont claqué avant que Mac Queen ne triomphe de l’ennemi oriental.

Nous n’avons donc pas mené la mission sociale à son terme. Seul le foyer n’a jamais désempli. Autour de quelques cartons remplis de bouteilles de bière, on se donnait des conseils pour décorer les quilles.

Cet objet à la forme sans équivoque laissait rêveur tous ceux qui pensaient à ce dernier jour qui viendrait. Ce jour-là, ils pourraient partir vite, comme d’une séance de cinéma trop ennuyeuse.

Jusque-là, il faudrait cajoler, caresser, enjoliver, le totem, qu’aucun chancre ne menaçait.

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Sous le soleil de Canjuers

Sous la tente popote, dans notre campement de Canjuers, Scall et Césaro, aussi inséparables que Laurel et Hardy, Méret et Daligault ou l’Auguste et le clown blanc, jouaient au monopoly. L’un natif de Ronchin, avait remporté l’avenue de Breteuil. L’autre originaire de Flines-lez-Raches possédait la rue de la Paix et une fois son hôtel construit, comptait bien ruiner son adversaire. D’autant qu’il possédait aussi les gares, et que son rival avait tiré un « Allez en prison » le privant d’un passage par la case départ et donc des 20 000 francs. Chose bien plus contrariante que quelques jours d’arrêts simples dans ce coin du Var où circulaient chars, véhicules tous terrains et autres jeeps, sous l’œil soucieux de quelques généraux et colonels.

Pour Scall et Césaro, la bataille faisait rage autour de l’immobilier parisien. Et nos deux gars du Nord n’étaient pas du genre à lâcher prise. Même la rue Lecourbe et le boulevard de Belleville pouvaient ruiner l’ennemi, pour peu que l’on y installe quelques immeubles.

Sur le terrain, d’après les échos que nous en avions, la lutte faisait également rage entre l’artillerie des bleus (les nôtres) et un régiment d’hélicoptères des rouges (les autres). Le capitaine Vilin, commandant la première batterie, se faisait du souci : sa promotion au grade de chef d’escadron se jouait en ce mois de juin sur ce plateau du Var.

L’après-midi s’écoulait donc, lorsque Scall s’avisa soudain que sur RTL, c’était l’heure du Hit parade des auditeurs. Où en était Michèle Torr ? est-ce que « Emmène-moi danser ce soir » était toujours n°1 ? Et « Discomotion » avait-il fait son entrée parmi les succès de la semaine ? Et à quelle place ? Et France Gall ? Son succès de l’été naissant, « Viens je t’emmène », était déjà comparable à celui de Voulzy avec « Rockollection » l’été précédent.

A l’époque, les seuls téléphones mobiles existants, étaient ceux, kaki, dont se servaient les soldats et officiers chargés des transmissions. On ne pouvait donc pas appeler l’animateur de la station parisienne pour donner sa voix à Michèle Torr. Scall et Césaro écoutaient religieusement leur chanteuse préférée. Parfois ils dansaient.

S’il existe une brasserie karaoké à Faches-Thumesnil ou à Wambrechies (d’où au fond sont peut-être originaires nos héros) je suis sûr que Scall interprète du Michèle Torr. « Souviens toi comme nous étions heureux quand nous dansions tous les deux… », sur fond de cornemuses.

Scall et Césaro n’étaient toutefois pas à Canjuers pour se lancer dans l’immobilier ou danser sur les airs de la quasi quadragénaire, affligée de chagrins multiples. Ces deux soldats de la 78/04, ainsi que Bignon, un première classe venu en octobre 77 du dixième arrondissement étaient sous mes ordres. J’étais brigadier chef chargé de la popote sous-off’.

Il était difficile de discuter avec Scall ou Césaro. On avait toujours les deux face à soi, et leur connivence semblait ancienne, précédant le mois d’avril 78 et la vie commune en Alsace. Sans doute s’étaient-ils connus dans les faubourgs de Douai ou Maubeuge. Scall, le plus petit, sec et blond, avait la voix de Saturnin le canard. Plus efflanqué, nez aquilin, Césaro ressemblait à un de ces vautours qui jouent souvent dans les Tex Avery. A l’entrée de la popote sous-off’, Scall précédait toujours Césaro qui, visiblement, lui obéissait.

Scall et Césaro auraient dû dresser le couvert et servir . Puis desservir et laver la vaisselle. Bignon travaillait quant à lui dans l’ombre et la solitude ; il s’occupait des vins. Non qu’il eût des compétences particulières en la matière. Dans le civil, il travaillait chez Joseph Gibert, au rayon papeterie. Il ignorait tout du Beaujolais et ne distinguait pas un Muscadet d’un Côte de Provence. Mais voilà, il avait le style. Cela même qui manquait cruellement à nos duettistes du Nord et qu’ils n’auraient jamais, quand bien même ils possèderaient le boulevard des Capucines et l’avenue Foch.

Scall et Césaro auraient donc dû accomplir les taches ingrates et basses. Mais comme c’était au brigadier-chef que j’étais, de les mener à la baguette pour que tout roule dans la popote, il n’en a rien été. J’ai bien menacé de confisquer le jeu de monopoly ou la radio, je sentais bien qu’à l’instar des jumeaux qui ont leur langage à eux, Scall et Césaro auraient trouvé un palliatif : la belote, la bataille ou la télévision.

Le camping ayant en effet ses limites, les tentes étaient fixées sur une chape de béton posée là depuis longtemps, et des prises de courant permettaient à chaque habitant de jouir du confort moderne. Cet été-là, le général Videla et sa junte avaient organisé en Argentine, l’événement : le Mundial de football.

Scall et Césaro préféraient les émissions de variété qui passent l’après-midi et cela tombait bien. A cette heure-là ils avaient l’autorisation d’un Maréchal des Logis Chef d’allumer le poste, moyennant quelques menus services. Ils le firent une ou deux fois, histoire de me montrer que mes menaces de confiscation ne les impressionnaient pas. Et Césaro, qui avait gardé l’âme enfantine me le signifia d’un geste rappelant le « Tralalère ! » des moins de cinq ans.

Une certaine improvisation a donc régné tout au long de notre séjour varois. Jusqu’à un certain point.

Pendant ces trois semaines en effet, les cohortes rouges ont essuyé le feu des bleus, qui, mieux organisés sur leurs bases défensives, ont finalement gagné la guerre. Tant et si bien que peu avant de rentrer en Alsace, notre Colonel a tenu à féliciter nos capitaines et qu’un pot a réuni l’élite du régiment dans la popote. Treillis impeccable, rangers cirées, fourragères à l’épaule, nous avons servi. Bignon, brillant et discret a fait passer les coupes de Champagne.

Dans l’autre hémisphère, le général Videla a en la joie de féliciter ses troupes qui ont battu les hordes orange au terme d’une finale sans grâce. Les Hollandais ont d’ailleurs refusé de serrer la main du dictateur qui voulait leur remettre la médaille du deuxième.

J’ai appris à Canjuers qu’une entrecôte se sert dans un plat chaud. Les sous-officiers réunis dans le campement tenaient à ce que ce rituel soit scrupuleusement respecté.

Scall et Césaro n’ont jamais terminé leur partie de monopoly, Scall évitait, par le hasard des dés, la ruineuse rue de la Paix, Césaro hypothéquait son boulevard des Capucines qu’il rachetait une fois renfloué.

Au Hit Parade de RTL, fin juin, Michèle Torr a été détrônée par le « Alexandrie Alexandra » de Claude François.