18 lettres à ma fille / chapitre 15

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Ce texte participe d’un atelier d’écriture en ligne

/ proposé par Arnaud Friedmann.

/ vous pouvez connaître la règle du jeu ici, si vous souhaitez participer et rédiger la lettre des trente ans, en adressant votre texte avant dimanche 31 janvier à 19h.

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Pour les vingt cinq ans, j’écris la lettre la plus longue. La plus sereine. J’oublie le temps, celui que je disperse dans la rédaction, et celui d’après, qui m’est compté. Plus jeune, quand la mort paraissait improbable, j’avais voulu composer des romans, je m’étais arrêté en chemin. Manque d’énergie vitale, là encore. Aujourd’hui, la lettre des vingt cinq ans s’écrit d’une traite. Un début et une fin. Peut-être un condensé du roman qui m’a toujours fuit, cette lettre d’adieu réussie à ma fille. Je devrais déchirer les autres. Je ne le ferai pas. Je n’aime pas me repentir. Me corriger. Je crois, ça aussi j’aurais dû le transmettre à Béatrice, que les ratures font partie de la vie.

Pour la première fois, je me sens honnête en parlant de moi. De moi, pas de mes rêves. Je reconnais dans mes descriptions de l’Italie l’exactitude de ce que j’y ai vécu. C’est ce que j’aurai eu de mieux, les séjours en Italie. Et Béatrice.

J’aurais voulu l’emmener en Italie. Me repaître de notre connivence autour des syllabes de l’hôtel quand on les aurait prononcées ensemble. J’aurais aimé voir la lumière dans ses yeux à leur simple mention, la guetter dans ses premiers sommeils au début du mois de juin, quand il n’aurait plus manqué qu’un mois pour revoir l’Adriatique, la savoir endormie abasourdie d’impatience et de joie mélangée.

Je me suis trompé. L’Italie, l’Adriatique, l’hôtel, c’était ma vie à moi. Béatrice trouvera ce qui constituera la sienne.

L’Italie, l’Adriatique, l’hôtel, c’était ma vie à moi. Je reste bercé par la douceur de leur évocation.

Quand la lettre est finie, je la range dans l’enveloppe. Je la dépose au dessus des quatorze qui la précèdent, du cédé, du cahier de citations, et en faisant ce geste le visage de la première fille dont j’ai été amoureux, à l’école maternelle, m’apparaît. Elle s’appelait Angélique.

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*

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Je tiens le sachet dans la main. Je medemande comment j’ai pu oublier pendant quatre jours le cadeau d’Angélique, alors que je ne pense qu’à elle. Quatre jours, j’ai compté. Il est resté posé sur la table de la cuisine, pendant quatre jours je suis passé devant, je l’ai peut-être déplacé pour remplir un biberon de Béatrice.

Tous les jours, pendant quatre jours, Angélique a remarqué sur la table le sachet, pas ouvert.

Comment ai-je pu, alors que ma mort m’obnubile, oublier des herbes qui pourraient me sauver ? Qui le pourraient parce qu’elles viennent d’Angélique ?

J’imagine, ça ne coûte rien, c’est aussi léger de remporter Roland Garros à dix-sept ans dans ma chambre, j’imagine un recul de la maladie. Pas une guérison : juste un répit. Quelques mois, et un peu d’énergie. Assez de sang dans le sexe pour bander et baiser Angélique.

Des caresses suffiraient. Au milieu du dix-huitième jour, Nathalie arriverait, accompagnée des ambulanciers. Ils constateraient que je vais mieux. Du salon, Angélique sourirait. J’aurais besoin de repos, Nathalie repartirait avec Béatrice. Elle ne viendrait me rendre visite que les week-ends, elle ne serait pas jalouse. La semaine, du lundi au vendredi, j’attendrais onze heures et l’arrivée d’Angélique. Sa présence dans le salon. Tant pis si je ne bande pas. Tant mieux. Un amour chaste. Il y aurait de la musique et des livres. Le soir, elle repartirait. Elle repartirait pour m’offrir chaque lendemain, à onze heures, l’apothéose de son arrivée.

Je tiens le sachet à la main. Je regarde les deux fauteuils où nous nous assoirions, Angélique et moi, après le dix-huitième jour, quand je serai en phase de rémission. Je me sens heureux.

Puis, je déverse le contenu dans la poubelle. Une préparation sombre s’ajoute aux sachets de thés, aux couches, aux pots de bébés, aux boites de médicaments. La poubelle pue, demain je demanderai à Angélique de la vider. J’aurai ajouté des ordures, pour qu’elle ne sache pas que je ne crois pas aux miracles, ou que je ne les souhaite plus.
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