18 lettres à ma fille / chapitre 5

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Ce texte participe d’un atelier d’écriture en ligne

/ proposé par Arnaud Friedmann.

/ vous pouvez connaître la règle du jeu ici, si vous souhaitez participer et rédiger la lettre des onze ans (un poème), en adressant votre texte avant dimanche 22 novembre à 19h.

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Depuis que je suis malade, depuis que je sais que je suis malade, je ne rêve plus. Les médicaments étaient supposés me procurer des délires confus et inquiétants. Les médicaments ne m’ont rien procuré. Les médicaments étaient supposés retarder la mort prochaine. Parfois, vous verrez, les résultats sont étonnants.

Il me reste 15 jours. Depuis que je sais que je suis malade, je ne rêvais plus, mais hier, j’ai rêvé de Besançon.

Besançon, déserte. Les rues, la nuit, désertes. Les bâtiments inhabités. La ville par au dessus, survolée lentement. Aucun bruit. Pas un mouvement. Moi aussi, j’étais absent : je n’étais qu’yeux sur la ville. Une place se rapprochait, je distinguais une église ; les cloches se sont mises à sonner. Trop fort. J’ai pris peur, je me suis réveillé.

Je ne reverrai plus les rues de Besançon. J’ai regardé ma montre, il était plus de minuit. A quoi ressemblaient-elles, à cet instant, les rues de Besançon ?

Le soir de ma mort, des adolescents s’embrasseront sous les porches. Le garçon bandera, il essaiera de glisser sa main sous le chemisier de la fille. Elle le laissera peut-être continuer. Béatrice sera couchée, elle dormira. J’aurais voulu lui transmettre ça. Lui transmettre ça, au moins, l‘espoir des premières fois sous les porches, dans les rues de Besançon. Lui dire que je l’ai voulue, elle, pour qu’elle puisse vivre ça, à son tour. Ces joies. Les douceurs du soir sous les porches, à Besançon. Les câlins de la cloche qui accompagne les mouvements de la main sous les vêtements de l’autre.

Dans mes lettres, je devrais lui dire ça. Qui j’ai été. Pourquoi j’ai eu envie qu’elle naisse. Plutôt que d’inventer des conseils d’adulte auxquels je ne crois pas.

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Je ploie devant la feuille, la nuque tétanisée. Il faut que vous sachiez, les douleurs seront extrêmement fortes à la fin. Je cherche à retrouver le rêve de la nuit précédente. L’odeur des pierres et de la poussière dans les rues de Besançon. L’été. Le balancement des marronniers sous lesquels je passais en vélo, tête baissée. à la fin… Je me sens incapable de commencer la cinquième lettre, de réagir tout à l’heure à l’appel de ma fille et de m’occuper d’elle jusqu’à son coucher. Je devrais demander à sa mère de venir la chercher. M’ouvrir les veines dans un bain chaud, la fin serait plus nette. Je n’aurais plus mal, je n’aurais plus extrêmement mal.

Béatrice va se réveiller. Je n’ai rien écrit : cette fois, je n’y arriverai pas. J’ai tenu quatre jours, j’ai signé quatre lettres du nom de Papa. Du septième au dixième anniversaire de ma fille. Je ne suis pas capable de mieux. Quatre jours. Quatre lettres. Je m’approche du téléphone. M’assieds par terre, pour souffler. Ma tête tourne. Je me représente ce qui va suivre, je compose dans le vide le numéro de Nathalie, à Besançon. Viens. Je n’y arrive pas. Je souffle les mots entre mes dents. Je les entends. Qu’est-ce qui me fait honte ? Les excuses que je serai obligé d’ajouter ? Les trois mètres qui me séparent du téléphone ? L’idée de la tonalité ? Revoir Nathalie et sa compassion d’adulte ? Je reste allongé sur le sol. Mon cœur cogne si vite que je suis en train de crever, là, par terre, ça ne peut pas être autre chose. Il faut que vous sachiez… Je me revois dans le magasin, en train de choisir les dalles couleur chocolat, sur lesquelles Béatrice aurait dû faire ses premiers pas. Ses cris alerteront les voisins : la fenêtre est ouverte. On me trouvera recroquevillé sur les dalles couleur chocolat. Il faudra nettoyer le nez de Béatrice, la consoler, m’évacuer discrètement.

Je cherche, avant de mourir, je cherche désespérément à me souvenir de l’odeur des rues de Besançon, ce qui manquait à mon rêve. L’odeur. Je n’y arrive pas. Mais un poème vient. Des mots, comme si je les entendais. Des mots sans sens, comme ceux qui aux réveils perdurent d’un rêve disparu. C’est peut-être l’effet de la maladie. Ou des médicaments. Je répète les mots, à voix haute : je ne les comprends pas. Je me relève. Je marche vers la table de la cuisine, en répétant les mots, en les répétant lentement. Je ne les perds pas. Je me cogne à des meubles, mes jambes me portent à peine. Est-ce que sur la table j’ai bien laissé une feuille, un stylo ? S’ils n’y sont pas, je ne serai plus capable de rien.

Béatrice s’est réveillée. Je l’entends, je crois me souvenir que je l’entends depuis longtemps. Je continue à marcher vers la table, je continue à réciter la liste des mots, je ne veux en oublier aucun. Certains ont déjà disparu, se mélangent aux paroles du médecin, d’une version à l’autre mon poème se modifie, se recroqueville. Etait-ce même un poème ?

J’arrive à la table, la douleur et les pleurs de Béatrice m’abrutissent. Je m’accroche aux mots, je me retiens à ceux qui restent. Je parle encore à voix haute. Je regarde mes mains s’emparer du stylo, d’une feuille blanche, je redoute qu’elles n’aient pas la force d’aller jusqu’au bout.

J’écris, j’écris tous les mots qui me restent. Je referme l’enveloppe, sans relire. Pour ses onze ans, je ne sais pas à quoi Béatrice aura droit. Les mots ont disparu. Il conviendra que je m’en excuse, ou que je m’en explique, dans la prochaine lettre.

Je rédige encore l’adresse, Béatrice, onze ans, comme sur les autres. Ma main tremble moins.

Je réalise que ma fille hurle. Ça m’est intolérable. Tout à coup, je suis capable de monter l’escalier, de la prendre dans mes bras, de lui murmurer des tendresses. J’ajoute en vrac quelques mots, des rescapés du poème des onze ans. Aujourd’hui encore, je suis capable d’être son père.

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Ce texte participe d’un atelier d’écriture en ligne

/ proposé par Arnaud Friedmann.

/ vous pouvez connaître la règle du jeu ici, si vous souhaitez participer et rédiger la lettre des onze ans (un poème), en adressant votre texte avant dimanche 22 novembre à 19h.