18 lettres à ma fille / chapitre 6

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Ce texte participe d’un atelier d’écriture en ligne

/ proposé par Arnaud Friedmann.

/ vous pouvez connaître la règle du jeu ici, si vous souhaitez participer et rédiger la lettre des douze ans, en adressant votre texte avant dimanche 29 novembre à 19h.

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Dehors, ce doit être l’aube. Je ne dors pas. Je ne supporte pas de rester allongé toute la nuit. J’ai peur de la station allongée. Dans mes jambes, dans mon cou, dans tout le corps la douleur a remplacé la fatigue. Elle est devenue un élément familier qui ne me surprend plus. Qui me dérange à peine. L’impression que je pourrais survivre s’installe. Survivre le front contre les vitres du salon, avec cette douleur au corps, tandis que Béatrice jouerait en silence derrière moi. Mourir, ça ne veut rien dire. Je pose les pieds au sol, j’avale gorgée par gorgée un verre d’eau qui était à mon chevet. Le verre est presque vide, l’envie de prolonger le geste de boire persiste. Je ralentis mes mouvements, ça n’atténue pas l’effort. Mais je bois. Je fais ça : je bois.

Je me demande s’il est raisonnable d’infliger à ma fille cette vision d’un cadavre pour quatorze jours encore, alors qu’au réveil elle me tend les bras comme si j’étais son père. Quatorze jours dont elle n’aura aucun souvenir. Pourtant, quand elle se réveille, il me semble que je suis encore un peu son père.

Un spasme plus violent. Je renverse le verre d’eau. Il faut retourner à l’escalier, continuer jusqu’à la cuisine. Après cet effort, j’aurai gagné quelques minutes vers le réveil de Béatrice. Je manque de tomber à la première marche. Je descends les autres plus lentement. C’est si lent, cette descente, je peux compter qu’elle a duré une demi-heure. Tant mieux. Le jour approche. Encore une demi-heure pour traverser le salon, ouvrir le robinet, emplir le verre. Je bois, une gorgée, deux gorgées. Dix minutes. Je bois encore, je vis. Je me retiens de vomir ; j’ai tort, si je vomissais, j’aurais un nouveau but.

Je tourne la tête vers l’horloge de la cuisine. A existé un temps où tourner la tête était simple. Si j’ai de la chance, il sera à peu près sept heures. Je table sur six, pour ne pas être déçu. Six heures, ça signifierait qu’il m’en reste encore une jusqu’au réveil de Béatrice. Une heure, c’est une durée que je suis capable d‘affronter.

L’extérieur ne m’apporte aucun soutien, aucun renforcement de la luminosité qui indiquerait qu’il est plus de sept heures, que bientôt Béatrice va m’appeler.

Ce qui frappe, c’est la position des aiguilles. L’idée que je ne suis plus capable de déchiffrer l’heure indiquée par des aiguilles sur une horloge. Je m’approche. Je cherche à distinguer la petite de la grande. Je voudrais tendre la main pour les toucher, ça me permettrait de mieux comprendre, mais l’horloge est trop haut. Je transpire. Je m’applique. Je deviens fou : s’il est onze heures, pourquoi le jour n’est-il pas là ? Pourquoi Béatrice ne s’est-elle pas réveillée ?

Elle est morte. Elle, et pas moi. Elle est morte, et je ne peux pas courir. Je ne peux pas courir, il me faut une demi-heure pour traverser chaque pièce. J’essaie de l’appeler, aucun son ne sort de ma voix. Vous serez sans doute victime de troubles de la vue, ou de l’audition. Le médecin derrière moi, sa voix, distinctement. Dans la pièce. Je l’entends, et je n’entends pas ma fille. Il a menti, ma voix se dérobe aussi. Ma voix, pas ma vue. Il a menti. Comment m’a-t-il retrouvé ici ? Il a menti, c’est un mensonge d’annoncer à un homme de trente-trois ans qu’il va crever, qu’il ne lui reste que dix-huit jours, qu’il n’entend plus sa fille.

Je me retourne, le médecin n’est pas dans la pièce.

Je tombe. Un réflexe : je porte ma main à mon visage. Malgré la nuit, je vois du sang. Je le sens contre ma paume. Je le vois, ou je le sens ? Je ne sais pas. Je suis ici, au sol. Béatrice, dans sa chambre. Depuis hier, elle n’a pas mangé. Que diront les gens, si avant de crever, je ne l’ai pas nourrie ? Je rampe. Je rampe jusqu’à l’escalier. Dans le salon, il y a un dénivelé. Je m’attends à tomber. Je roulerai jusqu’au téléphone. Est-ce que je me souviens du numéro de Nathalie, de notre numéro de téléphone à Besançon ?

Je suis obligé de m’arrêter. Ma tête a cogné contre le barreau d’une chaise. Je m’accroche à cette chaise, elle n’est pas stable. Mais je suis debout. A côté de moi, un interrupteur. J’allume. La pièce m’apparaît. Je cligne des yeux : je ne suis pas là où je m’attendais à être. Mais je vois. Je cogne du poing sur la table, j’ai mal. Je vois, j’ai mal, donc je ne suis pas fou. Mais pourquoi est-il onze heures ? Pourquoi Béatrice ne s’est-elle pas réveillée ? Dehors, il fait encore nuit.

C’est long, long pour je comprenne. D’avoir compris ne m’apporte aucun soulagement. Onze heures du soir. Béatrice dort depuis deux heures, il en manque huit avant son réveil. Je suis accablé. Attendre huit heures, ça, je n’en suis pas capable. Je me dirige vers l’armoire à pharmacie. Je reconnais la boîte. Je m’étais juré que non : tant pis. Je prends deux cachets. Pas plus d’un, avait dit le médecin. Ça pourrait être dangereux. Il a dit ça : ça pourrait être dangereux.

Je n’ai aucun souci de Béatrice, à cet instant. Je veux juste dormir. Anéantir les huit prochaines heures, même s’il m’en reste peu. Celles de la nuit sont trop intolérables. Même crever serait moins pire.

Je tiens les cachets au creux de ma main, bien serrés. Le verre dans l’autre. Je traverse le salon, l’escalier. Je le sais, maintenant, même si c’est long, trompeur, ça ne me prend pas une demi-heure par pièce. Quand j’atteins ma chambre, il est onze heures et quart. Vingt trois heures quinze. Pas plus. Je lape les cachets, ils sont énormes. Je n’arrive pas à boire assez vite pour les faire passer. Ils me restent dans la gorge, ils vont se dissoudre et me brûler l’œsophage. J’avale, encore un effort. Je m’effondre sur le lit. Tout m’est égal à cet instant.

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….Lettre des 12 ans

Elle doit comporter l’expression :

– Je sais que tu portes sur le monde un regard curieux et émerveillé.

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Ce texte participe d’un atelier d’écriture en ligne

/ proposé par Arnaud Friedmann.

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