Ce que risque l’artiste / Dorothée Sers-Hermann

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Risquer, c’est un jeu de hasard qui a pour but un profit – ici, un profit esthétique – mais dont la réalisation comporte un danger.

Il m’a paru intéressant de mentionner quels peuvent être les risques de la recherche artistique ; après réflexion, deux axes majeurs se distinguent. L’un est lié directement à la pratique artistique, et l’a toujours été : il s’agit de prendre le risque de la nouveauté, de la sincérité, dans toutes ses conséquences. L’autre est plus lié à l’époque à laquelle nous vivons : il s’agit d’un retour à la simplicité et au directement appréhensible.

1. Prendre le risque de la recherche artistique

Selon Heidegger, notre être se différencie de celui des autres étants (table, fleur, animal) en ce qu’il ne subsiste pas seulement dans son être et sa définition seule – avec toute la croissance contenue dans ce terme, à savoir la vie – mais qu’il se projette en avant, dans l’avenir, grâce à la pensée. En tant qu’hommes, nous avons la capacité de la mémoire et du projet ; dans notre esprit cohabitent donc les trois temps : le passé, le présent et l’avenir. De plus, notre rapport à l’espace se nourrit de ce rapport au temps : il devient possible de reconstruire – c’est le souvenir – et de construire tout court à partir d’éléments déjà connus – c’est le rêve.

Pour l’artiste, il est un équilibre à faire entre ces trois temps où il est situé. A partir de sa compréhension de son être-là, c’est-à-dire de sa personne, de son présent, se forme un désir de franchir, de rechercher ; un désir d’évolution où apparaît ce fameux risque esthétique.

En quoi consiste-t-il exactement ? En innovant par sa recherche, l’artiste se place volontairement en porte-à-faux avec son époque. Son époque, c’est bien sûr l’art déjà établi, mais aussi les opinions de la société. Une société veut toujours persévérer dans son être ; elle fonctionne à partir de l’idée du maintien sa propre sécurité. Or, la sécurité, c’est éviter le risque, et éviter la nouveauté par la même occasion ; une nouveauté qui se manifeste de manière générale dans « l’étranger », entendu ici dans toute l’acceptation du terme : ce qui est inconnu. L’obsession sécuritaire de nos sociétés occidentales va de pair avec le « marché captif » de l’art, qui refuse toute critique sur sa validité, avec pour conséquence une sectorisation de la culture.

Le véritable artiste est donc celui qui prend le risque de se couper de la compréhension de ses pairs, car sa recherche va obligatoirement le pousser à tâtonner et à être en butte à la critique, voire à l’indifférence totale du milieu de l’art préexistant. Dans les vies d’hommes illustres, peintres, poètes, musiciens, cinéastes, etc., ce qui frappe est le conflit qu’ils ont eu à subir avec l’autorité ; un conflit quasiment systématique. Socrate et sa cigüe, Mozart et ses ennuis incessants avec l’autorité, Van Gogh et ses monceaux d’invendus, Pouchkine et son coup de pistolet : la contemplation libre du monde, et les résultats artistiques de cette contemplation, oppose l’observateur-créateur, attentif à la vérité, à l’ordre établi qui n’aime pas que l’on voie le monde d’un autre œil « révolutionnaire ».

L’artiste se mesure donc à beaucoup plus grand que lui, et ce n’est pas seulement la société, mais l’intuition de ce que doit être son art. Cette audace est motivée par sa révolte. Je dirais qu’il prend le risque de sa propre mort, car il refuse souvent des conditions matérielles agréables au profit d’un apprentissage souvent incompréhensible aux yeux des autres. Risque de déplaire, risque de pauvreté : risque de mort à la société, de mort corporelle, de désespoir. L’autre risque est aussi celui de rater sa recherche – et les écueils nombreux, comme le manque de travail ou de passion, la recherche de la facilité – doivent être évités par une acuité de tous les instants, et aussi une foi ardente en la validité de sa propre recherche. « Je ne peux pas composer avec la société », disait Cézanne.

2. Aujourd’hui : le risque de la simplicité

Tout ce que je viens de mentionner est évident à la lueur des œuvres et des écrits des artistes que nous aimons. Maintenant, il s’agit d’aborder une partie plus délicate du problème, qui peut être résumée en cette question : quel est le véritable risque esthétique d’aujourd’hui ?

Tout d’abord, afin d’orienter précisément la question, je dois approfondir en quel sens j’utilise le mot « esthétique ». Il ne s’agit pas de la qualification d’une beauté apparente, mais bien de l’émotion, de la perception de l’œuvre d’art – par conséquent, du sens de l’œuvre d’art.

Pour ma part, ma position sur le sujet est que les œuvres doivent être directement compréhensibles, sans théorie et sans recherche. Il ne s’agit bien sûr pas ici de débattre de l’abstraction et de la figuration, mais bien du sujet de l’œuvre, et de la manière – le médium – utilisé pour la fabriquer.

Mon choix, dès le début, a été de peindre et d’écrire pour être comprise, et mieux encore, sentie. Je ne peins ni n’écris pour une élite ; je ne cherche par conséquent pas de sujet original, ni n’use de techniques particulières : je ne veux me cacher sous aucun voile. L’arte povera italien – qui n’a pas été défini comme un mouvement, mais comme un état d’esprit particulier – propose cette simplicité de matériaux, cette appréhension directe.

Donc, j’ai ma main et mon esprit – et je choisis, pour m’exprimer, simplement ce qui m’entoure, dans toute la simplicité et la vérité de cet entourage. Ce sont des paysages qui coupent le souffle, des impressions mille fois entendues ou vécues, fugaces, mais que j’éprouve le besoin de dire. L’art se situe dans le regard.

La recherche de la simplicité, particulièrement à notre époque de complications esthétiques, est paradoxalement la recherche la plus ardue. Ce qui est directement appréhensible est plus en butte à la critique : on voit, on entend, et la réaction est directe ; elle n’est pas déviée par une honte de ne pas comprendre.

Aujourd’hui, la peinture et la poésie – et d’autres arts – souffrent d’un nivellement de leurs valeurs. Attendu qu’il est bien simple de prendre un crayon et d’écrire ou de dessiner, tout le monde a le potentiel artistique. Oui – de plus, je le crois fermement. Seulement, il faut faire la différence entre une œuvre et l’œuvre. Une œuvre, on peut la faire en un jour ; l’œuvre prend des années.

Pour illustrer cette œuvre de simplicité, prenons l’étude mille fois recommencée, par beaucoup de peintres, des fleurs dans un vase. Pourquoi repeindre ce sujet qui a été traité avec tant de justesse, tant de vérité ? Pour comprendre. Pour évoluer, pour sentir, pour prendre « le risque esthétique ». L’autoportrait aussi est un de ces risques esthétiques. Me voilà seule, avec mon reflet, comment je me perçois et comment je me vois : ma main me dessine, voilà comment je me vois en solitaire. Voilà comment je regarde.

La tradition chinoise, en ce sens, est très claire. Les sujets sont toujours les mêmes, et pourtant, quelle variété de touche et de composition ! Et combien de sensibilités différentes ! Il ne s’agit pas de suivre tel ou tel artiste – comme disait Corot, « quand on suit quelqu’un, on est toujours derrière » – mais bien de recommencer sa recherche. Avec un point de vue personnel, à l’aide de ma vie à moi.

3. Le point de vue et le reflet du soleil

C’est donc la simplicité du regard, pure, vraie, absolue, sans pitié ou amoureuse, caressante, triste, heureuse, qui me semble être le principal risque esthétique de notre époque. La « bonne idée », l’idée commune, universelle, toujours ré-énoncée et re-peinte. J’ai souvent eu de ces bonnes idées en les redécouvrant déjà écrites ou peintes plus tard, mais ce n’est pas grave : je suis continuation ici, à mon époque, et je reprends cette même bonne idée, l’idée simple, sentiment simple : un poème sur l’amour ou une montagne dans les nuages. Située dans un autre temps que les autres, mon expression sera de toute façon différente. Car je crois, comme Borges, que l’art est un livre sans cesse réécrit de mains différentes, mains qui donnent le cachet d’une vision originale et immédiatement perceptible.

Dire que tous les goûts et les couleurs sont dans la nature, c’est vrai, mais c’est flou – et on voit à quoi mène cette affirmation, au nivellement des valeurs dont j’ai parlé plus haut. Il vaudrait mieux dire : « tous les points de vue sont dans la nature ». C’est de la qualité de la transmission de ce point de vue que provient la qualité de l’œuvre ; qualité de l’enchaînement des notes et de l’exécution pour la musique, qualité du geste, de la lumière, des formes en peinture, qualité des mots, des tournures et de la chanson chère à Verlaine en poésie ; qualité de l’envergure, de la construction, de la langue et de l’imaginaire dans la littérature ; qualité du temps dans le cinéma… la liste serait trop longue à détailler. Soulignons seulement que le point commun, c’est le sentiment, l’art du point de vue…

Dans le Livre du Monde, la connaissance se parcelle en grains de sable. Ils renvoient tous des petits éclats de soleil, ils reflètent tous partiellement, dans leurs miroirs de gypse, une sensation qui existe, une et divisible : condition humaine, beauté, fugacité, passion, mort. Parfois nous ne voyons rien, mais nous sommes chauffés par réverbération quand même, dans notre corps, notre sensibilité, notre esprit. Ce sont ces petits reflets qui intéressent les chercheurs de risque, et ils les intègrent partout où ils sont : dans une pomme, dans un paysage, dans une sensation de plénitude. Petits éclats de connaissance que collectionne l’artiste, malgré sa place dans l’espace et le temps, qui ne lui permet qu’un seul point de vue. Heureusement, d’autres ont déjà collectionné ces petits éclats, et en ont tiré les œuvres qui nous font supporter cette vallée de larmes qu’est la vie. Grâce à eux, nous touchons l’univers ; il faut donc continuer leur recherche, au risque, peut-être, d’attraper d’autres reflets du soleil…

Dorothée SERS-HERMANN 14 août 2009

Peintre et poète. Née en 1980, elle vit et travaille à Paris.