Chronique saturnienne 6 / A propos du débat Badiou – Finkielkraut L’Explication (éditions Lignes)

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Cette semaine, cette chronique se bornera à commenter des commentateurs, en l’occurrence Alain Badiou et Alain Finkielkraut qu’a réunis non sans mal et sans mérite la journaliste Aude Lancelin.

Celui qui n’appartient pas comme moi à une culture intellectuelle minoritaire (en l’occurrence le marxisme), ne pourra pas comprendre ce que ce livre, malgré son aspect anecdotique, peut avoir d’attrayant. Celui qui n’a pas été un « enfant du siècle » (douze ans à la chute du mur) ne pourra pas se représenter ce qu’induit la possibilité même d’un débat à armes égales entre un communiste et un libéral. Ce livre porte un titre accrocheur, L’Explication, comme s’il s’agissait d’un ultime règlement de compte par intellectuels interposés, ce qui bien entendu relève du fantasme : ce livre n’est pas la lutte finale. Mais cette confrontation est déjà un progrès par rapport à l’unicité de l’idéologie dominante, inimaginable avant la crise.

J’ai suffisamment exprimé quels étaient mes désaccords avec Badiou, notamment par deux fois dans l’Humanité, pour ne pas bouder mon plaisir. Et s’il est tentant de se perdre dans le « narcissisme des petites différences » qui opposent les courants historiques du communisme, force est de reconnaître que Badiou ne lâche rien sur l’essentiel. Et tant qu’à faire, reconnaissons également que son contradicteur a du talent.

Cela dit, méfions-nous de la fantasmatique que ce genre d’affrontement induit. L’idéologie dominante aime gloser sur l’opposition spéculaire de Sartre et d’Aron. C’est qu’il est confortable d’attribuer à Sartre la qualité d’interprète obligé de la pensée marxiste, alors que pour des raisons qui tiennent à l’époque, au retard théorique de la France et à son équation personnelle, le chef de file de l’existentialisme ne pouvait avoir de la riche pensée de Marx qu’une notion vague ou incomplète, quel que fût son génie. C’était, de plus, retomber dans ce travers de l’ « intellectuel » au-dessus de la mêlée, conception désuète, pré-gramscienne du « c’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau ».

Pour avancer, il s’agirait donc d’aller plus loin en analysant ce qui, malgré leurs divergences, réunit nos duellistes ou leur échappe à tous deux.

Ce qui parcourt le livre comme un leitmotiv, c’est une certaine mélancolie commune face à la décadence des temps. Mélancolie au sens fort, étymologique : celui de « bile noire ». Il aurait certainement fallu mettre la gravure de Dürer en couverture. Et l’on songe presque à une définition clinique, d’autant que vient de reparaître en poche La Mélancolie, vie et œuvre d’Althusser, qui nous rappelle qu’il s’agit là de choses graves et dont je ne cherche pas à me moquer. Mais, sans m’aventurer dans les contingences personnelles de nos auteurs, je me bornerai à constater qu’à défaut de mélancolie, un certain « blues » est en fait assez banal chez les clercs aujourd’hui. Un travers typique de cette corporation consiste à ne voir l’ensemble de la société que par le prisme de la décadence de l’enseignement. On sait que l’élève, par définition, ne sera pas à la hauteur du prof. Cependant, la société active n’est pas composée d’élèves, mais d’adultes. Les élèves en difficultés sont de deux sortes : ceux qui deviennent des délinquants et ceux qui deviennent des travailleurs. Dans les quartiers pauvres, de deux choses l’une : soit l’on appartient au prolétariat soit au Lumpen. Et si l’on échappe au Lumpen, ce qui est le cas de la majorité, on peut tout de même aller à l’école de rattrapage de la vie et des luttes. Et c’est tout de même ce qui compte pour la vie politique d’un pays.

C’est pourquoi nos deux auteurs, soucieux de mettre des mauvaises notes et de corriger l’orthographe, sont en réalité en train de manquer la radicalisation de la jeunesse, à la faveur de la crise. « Avant de signifier quelque chose, toute parole signifie avant tout pour quelqu’un. » A qui s’adressent-ils ? Aux leurs. Finkielkraut croit évoquer les mânes des ancêtres, le trésor culturel des siècles passés ; il parle surtout aux retraités terrorisés par TF1 qui votent Sarkozy. Badiou croit haranguer le prolétariat ; il s’adresse surtout à ses ouailles gouroutisées, fiers d’exhiber leurs pauvres, à la sortie de la messe.

Leur condamnation commune d’internet est symptomatique à cet égard. Editeur de livre papier (Editions Delga), je suis bien placé pour savoir à quel point il ne faut pas se bercer d’illusions sur le numérique, qui peut induire une déprofessionnalisation de toute la chaîne du livre, donc un tarissement de la production de qualité. Mais quand nos débatteurs stigmatisent l’internet où se déverse le ressentiment sourd du populo, ils ne font que défendre des privilèges de classe. C’est une constante que l’on retrouve aussi chez Onfray crachant du haut du Monde sur le bas peuple. Cette morgue est typique des aristocraties décadentes vacillant sur leur base. Car le phénomène majeur, ce n’est pas la vulgarité sur internet – que je ne nie pas –, c’est avant tout la perte de crédibilité de la presse écrite. Après tout, c’est certainement internet qui a fait gagner le Non en 2005 que toute la presse écrite ou presque pourfendait.

On peut également déplorer que le débat récurrent que nos deux auteurs mènent sur la nation s’enferme dans la binarité : nation contre internationalisme, identité contre universalisme etc. Autrefois, une terminologie univoque servait à désigner le patriote qui défend son pays du nationaliste agressif. Il est dommage que ni l’un ni l’autre ne puissent recourir à ces distinctions pourtant simples : le nationalisme impérialiste est haïssable, mais lorsqu’un peuple asservi par un autre dit « La liberté ou la mort », il accède à l’ordre du sacré.

Mais le fin mot du livre, ce sur quoi se clôt l’entretien, c’est la disparition de la France, qu’ils déplorent tout deux, à leur manière, avec des trémolos dans la voix. Cependant, cela fait plus d’un siècle qu’on en parle ; c’est même devenu un argument idéologique du capitalisme mondialisé, une prophétie auto-réalisatrice visant à détruire les acquis de 1789 et du CNR. Heureusement que sous la botte nazie, au pire de la débâcle, certains ont cru encore à la France. Et heureusement que les générations suivantes, avec ou sans orthographe, y croiront également. Après tout, Jean-Pierre Timbaud n’avait pas non plus d’orthographe.

La France n’est pas morte, parce que c’est une réalité vivante, et non momifiée, n’en déplaise à Finkielkraut. Badiou a du moins le mérite de voir que le salut du pays passe par un sursaut révolutionnaire, mais dans ce cas, on comprend beaucoup moins un thème récurrent chez lui, celui d’une fusion France-Allemagne. Quel surcroit de conscience politique, la RFA, pays le plus anticommuniste de la planète après quelques dictatures fascistes, pourrait-elle apporter aux travailleurs en lutte ?

On l’aura compris, malgré l’ouverture au débat qu’ils représentent, il ne faut pas exiger la lune de ces chants amébées du désespoir et du général abstrait, qui n’embrayent jamais sur un tableau permanent des luttes. Face à cette désespérance douillette, du pessimisme à la de Maistre au maoïsme puritain traquant l’embourgeoisement des ouvriers parce qu’ils s’achètent une voiture ou un frigo, il faut rappeler cette évidence : non, la classe ouvrière ne s’est pas vendue pour un plat de lentilles. A chaque moment de son histoire où on l’a crue assoupie, elle a su « monter à l’assaut du ciel ». Ce qui est nouveau en revanche, c’est que bon nombre d’intellos sombrent dans le précariat. D’où une certaine « mélancolie ». C’est la rançon de la fin du plan Marshall, et de ce point de vue, ce n’est pas forcément un mal.