La seule France aura donc déboursé 360 milliards d’euros pour aider les banques et cela, sans la moindre contrepartie (et ne parlons pas des autres pays). Pour la Grèce, l’Europe entière versera 100 milliards, mais en échange d’une mise en coupe réglée : déflation salariale, retraites ponctionnées et relevées à soixante-sept ans, non remplacement de quatre fonctionnaires sur cinq, coupes claires dans toutes les dépenses publiques, privatisations massives, réforme de l’administration territoriale vers plus de dirigisme, attribution d’un droit de veto au ministre des finances, casse du droit du travail, adoption de la fameuse directive Bolkestein.
Et tout cela n’est que le prélude d’une partition qu’il va falloir jouer symphoniquement. Fillon a déjà annoncé un plan de rigueur, au prétexte qu’il faut conserver le AAA+ des agences de notation. On croyait que notre destin se jouait désormais à Bruxelles ; c’est encore pire. Désormais le salut de l’Etat est suspendu à la férule sourcilleuse des loups-cerviers de la finance, et de leurs valets, les Jérôme Kerviel et autres traders en culottes courtes qui prétendent « noter » au crayon rouge l’histoire en marche. Ubu avait inventé la « pompe à phynances », mais il n’avait pas encore pensé aux agences de notation.
Mais qui nous aura enchaînés pieds et poings liés aux marchés ? Qui aura creusé les déficits publics à coups de cadeaux fiscaux ? Qui aura favorisé l’évasion fiscale par la suppression du contrôle des changes ? Qui aura livré au privé nos entreprises les plus rentables ? Qui aura vendu nos grandes entreprises aux investisseurs étranger (jusqu’à 40% du Cac 40) ? Qui aura laissé acheter notre dette non par l’épargne nationale mais par les investisseurs étrangers (67%)? Qui aura promu l’euro pour mieux déconnecter la monnaie des Etats ? Qui aura déréglementé les marchés financiers ? Qui aura effectué ce gigantesque cambriolage derrière notre dos ? Qui aura fait que le destin de la France se joue désormais « à la corbeille » ? Qui, sinon cette caste, qui des bureaux du FMI aux ors de Matignon, se partage alternativement le pouvoir depuis les années Mitterrand ?
La Mitterrandie telle qu’en elle-même
A propos d’années Mitterrand, on vient d’apprendre que Roland Dumas vient d’apporter sa caution d’ancien président du Conseil constitutionnel à Louis Aliot, ancien secrétaire-général du FN, en écrivant pour lui une lettre de recommandation pour le faire admettre au barreau. Coup de pouce qui perpétue une vieille tradition de la mitterrandie, de la réhabilitation des généraux putschistes en 1982 à l’amitié longtemps entretenue avec Bousquet. Fut un temps, Roland-les-belles-godasses n’aurait pas osé. Mais désormais, tout cela paraît bien artisanal à côté des alliances monstrueuses, des accouplements tératologiques du FMI et de l’internationale sociale-démocrate, de l’Europe et de l’Otan, des agences de notation et des gouvernements, dans la mise sous coupe réglée des peuples.
Crise mondiale. Non, crise de l’Occident
La seule bonne nouvelle dans tout cela, c’est que ceci n’est nullement une crise mondiale. C’est tout simplement une crise de l’Occident, c’est-à-dire en dernier ressort de l’Otan. Car cette crise monétaire va également emporter le navire amiral de la flotte occidentale. Les Etats-Unis ont tout fait pour annihiler la souveraineté nationale des différents pays européens, en les réduisant à une zone de libre échange. Mais il en va de l’Union européenne comme des talibans : ces Frankenstein conçus à Washington deviennent ingérables. En Europe, l’absence d’Etat (appelez cela UE) empêche toute prise réelle sur l’économie, ce qui amène la crise à se propager jusqu’à Washington. L’euro et la livre sont les ultimes murs d’enceinte du dollar. Jeudi dernier à Wall Street, une confusion entre millions et milliards de dollars a fait plonger la bourse de 10%. Une erreur informatique explique-t-elle à elle seule une pareille baisse ? Il a pourtant fallu de longues heures pour redresser la barre, ce qui montre qu’erreur technique ou pas, une faillite pareille était tout simplement plausible.
Survivre et penser au XXIe siècle
Dix ans après sa mort, on publie « Les animaux malades du consensus », des textes inédits du mathématicien et philosophe Gilles Châtelet, l’auteur de « Vivre et penser comme des porcs » écrit en 1998. Tout cela me rappelle le temps où, en pleine bataille pour la défense de la qualité de la radio publique, une ancienne directrice de France Culture avait fait un grotesque procès à un auditeur qui, avait osé la représenter sur un dessin en train de porter des pancartes « Vive le Medef ! », « Vive la pensée unique ! » et surtout « Vivre et penser comme des porcs ! ».
Plus sérieusement, ce livre, qui regroupe des textes des années 80 et 90 me rappelle aussi « notre jeunesse », c’est-à-dire la Belle époque d’avant la crise généralisée. C’était le bon temps insouciant où un intellectuel comme Châtelet pouvait se faire un nom en dissertant au débotté sur les mérites de Marcuse et Deleuze, les vertus du cannabis, les ridicules de l’affaire Diana, en se contentant d’être par-ci par-là contre la guerre du Golfe. Une objection se pose néanmoins : en plein déluge où nous sommes, on peut avoir a l’impression que Châtelet – qui n’était pourtant pas l’un des moins lucides – n’a rien vu venir de la réalité présente. En restant frivolement au niveau des mœurs, de la surface idéologique, il est passé à côté de la mutation caractéristique de ces années : le passage du Capitalisme monopoliste d’Etat au Capitalisme financiarisé et mondialisé et la destruction des peuples qui va avec. Ce reproche ne doit pas tant s’adresser à l’auteur qu’à toute une génération, celle des gauchistes d’après 68. Car au fond, ces derniers se sont plutôt accommodés des années Mitterrand, qui leur auront apporté ce qu’ils espéraient tant : la disparition des deux forces de la Résistance, gaullistes et communistes. Bien qu’ils aient parfois su dire la laideur et la bêtise de leur époque, bien qu’ils n’aient pas tous fini à l’Otan ou au FMI, la réalité était pire que ce qu’ils décrivaient. A l’heure actuelle ou l’on négocie le sort des Etats à l’encan, chacun peut le constater : durant ces années où l’on parlait de Marcuse, du cannabis et de Diana, c’est vraiment le sol qui s’est dérobé sous nos pieds. Le sol de la patrie.