Il est courant aujourd’hui de montrer d’un doigt moqueur l’impuissance voire l’arrogance de l’art engagé. Nous dénonçons ainsi le prétendu fourvoiement des surréalistes vis-à-vis du communisme puis du stalinisme [1], l’engagement sartrien est disséqué tel un objet de musée. Tout se passe un peu comme si l’on nous disait : « Circulez, y’a rien à voir ! ». Rien à voir, vraiment ? Rien n’est moins sûr. Aujourd’hui où l’on célèbre tel le Messie l’artiste « dégagé » parce que « lui au moins ne risque rien », il convient, si l’on souhaite s’interroger sur le risque esthétique, de se pencher sur les faits historiques et seulement eux. Cela dans le but de faire entendre une voix autre que celle qui disserte sur la question de la question de la question de l’art en reléguant la problématique de l’engagement à la fin du dernier chapitre. Aussi, durant cette étude, allons-nous examiner les risques pris par ce que l’histoire littéraire a appelé la poésie de la Résistance.
Le principal problème qui se pose pour la poésie de la Résistance, comme pour toute poésie dite engagée, est celui de l’évènement politique, car qui dit évènement dit péremption. En outre, l’événement politique se prête, en ces temps troublés par le bruit des canons, à des manipulations et autres censures pouvant leurrer le poète. Et si cette poésie engagée se situe en plus durant l’Occupation française, les problèmes posés prennent une ampleur encore plus grande. C’est ainsi que dans « Poésie et Vérité 1942 », le poète Paul Eluard prend parti contre l’occupant. Ses poèmes tentent alors de démonter un à un les « mensonges » [2] de 1942. Face au « Mensonge 1942 », la parole éluardienne se démène pour faire entendre une voix dissonante de la vérité officielle. Parole toujours pleine d’espoir qui rappelle que la victoire sur « les monstres » est pour bientôt. Sans discontinuer, le poète chante ainsi l’espoir de retrouver la paix : « Je ne vois que les beaux visages / Les bons visages sûrs d’eux-mêmes / Sûrs de ruiner bientôt leurs maître. » [3]. Composé entre 1944 et 1946, le recueil « Au rendez-vous allemand » fait suite à « Poésie et Vérité 1942 ». Ce rendez-vous, si abominable soit-il, le poète ne peut pas passer à côté, pas plus que de faire comme si de rien n’était. Avec ce recueil, la parole éluardienne devient éminemment politique puisqu’elle peut alors se définir comme une tentative de créer un monde plus harmonieux, partant plus vivable. Le devoir du poète est ainsi de rappeler à l’homme de se battre au nom de cette étincelle qui brûle en lui et le fait vivre malgré un quotidien miséreux. Aujourd’hui encore, le poème d’Eluard le plus exemplaire de cette démarche demeure « Liberté » [4]. Eluard, qui a tout d’abord l’idée d’écrire un hommage amoureux dédié à sa compagne Nusch, compose finalement un poème d’appel à la résistance de portée universelle. Par une alchimie des mots et la noirceur extrême des circonstances, « Liberté » devient un poème de combat inoubliable. En outre, avec ce poème, Eluard renvoie l’oppresseur à sa propre fragilité. Renvoyer à l’oppresseur l’image de ses défaillances, n’est-ce pas déjà démontrer que ce même oppresseur est perdu ou sur le point de perdre ? Ainsi, cette « liberté » proclamée sonne comme le signal apparent des fissures du régime nazi, la faillite annoncée d’un système qui, jusqu’à ce mot de « liberté », pensait tout contrôler : « Je suis né pour te connaître / Pour te nommer / Liberté » [5].
Si les thèmes abordés par les poèmes de la Résistance constituent donc une prise de risque évidente pour le poète [6], la forme, elle, demeure beaucoup plus problématique. Durant l’Occupation, l’on assiste en effet à un retour à la tradition du genre poétique. Louis Aragon lui-même n’a-t-il pas réhabilité la rime dans sa poésie engagée ? Pour tenter de désamorcer les critiques qu’il sait nombreuses, le poète justifie son choix en affirmant : « Jamais peut-être faire chanter les choses n’a été plus urgente et noble mission à l’homme (…) la déraisonnable rime redevient la seule raison. Réconciliée avec le sens. Et pleine du sens comme un fruit mûr de son vin. » [7]. Le retour à la rime permet-t-il en « ces temps de détresse » de se faire l’écho d’une sympathie retrouvée entre les Hommes ou est-il le signe plus équivoque d’une régression de la poésie ? Face à l’ampleur d’une telle interrogation, deux positions radicalement opposées ne vont pas tarder à s’affronter. Pour l’heure, si Aragon renoue avec la rime, il n’opère pas pour autant un revirement vers un académisme désuet. La recherche formelle (quelle forme donner à mon poème ?) n’est pas séparable chez lui à ce moment-là de l’interrogation qui consiste à se demander à qui je m’adresse lorsque j’écris. Son poème « La rose et le réséda » [8] est typique de cette redécouverte de la rime, rendant l’ensemble proche de la complainte populaire. Sur le fond, ce poème clame la nécessité de l’union au service d’un idéal commun en rendant hommage tout à la fois aux militants chrétiens et aux communistes :
« Celui qui croyait au ciel celui qui n’y croyait pas
Tous deux adoraient la belle prisonnière des soldats
Lequel montait à l’échelle et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel celui qui n’y croyait pas ». [9]
Mariage de « la carpe et du lapin », manichéisme simpliste, torrent de bons sentiments, bientôt les critiques ne manqueront pas pour éreinter cette poésie engagée.
Cette poésie de la Résistance connaît son apogée lorsque le 14 juillet 1943 la maison « Les Editions de Minuit clandestines » publie un recueil intitulé « L’Honneur des poètes » rassemblant vingt-deux poètes (dont Aragon et Eluard) sous différents pseudonymes. En s’engageant si en avant dans la lutte contre l’occupant, la parole poétique ne ressort évidemment pas indemne. En ressort-elle grandie ou honteuse ? S’il est vrai que le patriotisme exacerbé de certains de ces poèmes dérange, c’est surtout la mise au pas de la parole poétique au politique que dénonce Benjamin Péret dans son pamphlet malicieusement intitulé « Le Déshonneur des poètes » qui paraît en février 1945. Aussi, à la lecture de ce « Déshonneur » ressent-on l’empressement de son auteur à vouloir ouvrir le débat avant que la poésie n’en soit réduite à n’être qu’un simple instrument de propagande. Péret tente alors de définir le rôle du poète en ces « temps de détresse » : « Il sera donc révolutionnaire, mais non de ceux qui s’opposent au tyran d’aujourd’hui, néfaste à leurs yeux parce qu’il dessert leurs intérêts, pour vanter l’excellence de l’oppresseur de demain dont ils se sont déjà constitués les serviteurs. Non, le poète lutte contre toute oppression : celle de l’homme par l’homme d’abord et l’oppression de sa pensée par les dogmes religieux, philosophiques ou sociaux. » [10]. Il va jusqu’à s’insurger contre l’appellation de « poésie engagée» puisque selon lui la lutte du poète contre l’oppresseur est originelle. Vouloir inscrire cette lutte dans le temps lui apparaît donc comme une négation pure et simple de la puissance du dire poétique. Dès lors, la sentence de Péret contre « L’Honneur des poètes » est sans appel lorsqu’il affirme qu’« en définitive, l’honneur de ces « poètes » consiste à cesser d’être des poètes pour devenir des agents de publicité. » [11].
Si les poèmes de la Résistance sont de valeurs inégales, ils n’en demeurent pas moins des témoins capitaux de résistance à l’ennemi. Sans aucun doute, la prise de risque politique [12] est-elle maximale en une période si troublée tandis que la prise de risque esthétique est, elle, plus sujette à caution. Avec son « Déshonneur des poètes », Benjamin Péret a raison de tirer la sonnette d’alarme quant à une poésie se réduisant à être un simple témoin des circonstances. Malgré la pertinence insolente de ce pamphlet, l’on ne peut pourtant s’empêcher de penser que, dans le cas de la poésie de la Résistance, le risque esthétique se mêle inexorablement aux risques que le poète prend quant à sa propre vie. La prise de risque politique désamorcerait-elle toute critique du risque esthétique ? Comment en effet ne pas se poser la question suivante : que vaut l’esthétique quand la vie du poète est en jeu ?
Imparfaite, la poésie de la Résistance a eu au moins, et c’est déjà beaucoup, le courage de se dresser contre les « monstres » de l’Histoire, démontrant ainsi que le risque esthétique lorsqu’il se double du risque de vivre n’est jamais vain. Dès lors, que les conceptions sur la poésie engagée divergent apparaît finalement comme de peu d’importance car comme nous le rappelle la poétesse Geneviève Clancy disparue en 2005 : « Dans l’harmonie fugitive de l’émeute, le chemin n’a pas de destinée. » [13].
Alexandre MASSIPE
Université Paris 1
[1] Lorsqu’à la fin des années quarante, Eluard et Aragon se firent les chantres du stalinisme, ils n’appartenaient plus au mouvement surréaliste depuis plus d’une décennie. Il n’est pas inutile non plus de rappeler que dès 1935, André Breton et quelques autres ont dénoncé avec courage et clairvoyance le stalinisme naissant dans « Du temps que les surréalistes avaient raison ». Le fait que certains s’obstinent à faire du surréalisme un mouvement qui s’est fourvoyé dans le communisme, puis le stalinisme, ne doit donc plus être considéré comme une erreur mais comme une calomnie.
[2] Puisque la « Vérité 1942 » n’est autre que la vérité du régime de Vichy, partant un ignoble mensonge.
[3] Paul ELUARD, Au rendez-vous allemand, suivi de Poésie et vérité 1942, Paris, Les Editions de Minuit, 1995, poème Bientôt, p. 56.
[4] Ce poème, au destin exceptionnel, fut traduit en dix langues et parachuté par la Royal Air Force sur tous les pays occupés en passe d’être libérés.
[5] Ibid., poème Liberté, p. 53.
[6] Est-il nécessaire de rappeler que ces poèmes étaient composés dans la plus grande clandestinité, très souvent publiés sous des pseudonymes et que leurs auteurs risquaient, s’ils se faisaient attraper, la peine de mort ?
[7] Louis ARAGON, Le Crève-cœur, Le Nouveau Crève-cœur, Paris, Gallimard collection poésie, 1997, p. 67.
[8] Composé en 1941, ce poème fait l’objet de nombreuses réimpressions anonymes durant la guerre.
[9] Louis ARAGON, La Diane française suivi de En étrange pays dans mon pays lui-même et de Brocéliande, Paris, Seghers, p. 19.
[10] Benjamin PERET, Le Déshonneur des poètes, Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 10.
[11] Ibid., p. 15.
[12] Nous entendons par là la prise de risque par rapport au pouvoir en place mais aussi celle qui consiste à vouloir alerter la Cité.
[13] Geneviève CLANCY, Aphorismes (livre + CD), Paris, L’Harmattan, collection Poètes des cinq continents, 2006, p. 91.