Rappelez-vous le dialogue de Socrate avec Ion, le poète inspiré. Le poète ne sait pas d’où lui vient la connaissance de ce qu’il chante. Pourtant, avec Socrate, il reconnaît qu’un lien l’unit à un dieu ou une force, auquel il prête sa voix. Ce lien entre une réalité dont l’origine n’est pas connue du poète, mais qui s’exprime à travers lui, nous en avons, dans notre dernière chronique, proposé l’analyse pour ce qui concerne l’art contemporain en général, la danse contemporaine en particulier, dans leur relation à l’année 68, de la Californie à l’Allemagne de l’Ouest en passant par le Quartier Latin.
Car c’est dans toute la sphère d’hégémonie des États-Unis que se manifeste un esprit commun (dont la genèse remonte loin, sans qu’il s’agisse pour nous d’y revenir pour l’heure). L’esprit de l’OTAN s’exprime sous les traits de Jerry Rubin aux États-Unis, Rudi Dutschke en Allemagne et Cohn-Bendit en France.
Restons en France, considérant la représentativité des événements qui s’y passent. Rétrospectivement, pensant à mai 68, que trouvons-nous? Un récit qui tient en une phrase : « la jeunesse s’est levée contre l’État répressif ». Une première image : le visage de Cohn-Bendit hilare face à un CRS. Juxtaposée à une seconde, plus floue, plus personnelle, filmée peut-être, presque rêvée, celle d’un lancé de pavé, d’une barricade, d’une course poursuite, ou variante…
C’est le 14 juillet des couches moyennes. En s’opposant à l’ordre de la production (incarné par l’État gaullien) la « jeunesse » germanopratine signifie la voie de résorption de la crise : le désir devient le meilleur médiateur de continuité du capitalisme. Mais nous hésitons à continuer de qualifier cette fête de mythe (comme nous le faisions dans le texte précédent). C’est que du mythe de Thésée ou de Prométhée, le peuple est le sujet, non une fraction du peuple (l’insurrection angélique du Quartier étant distincte de la grève massive de dix millions de travailleurs, qui lui est pourtant contemporaine). Nous emploierons dès lors, pour mai 68, le terme plus général de symbole (dont le mythe est un cas). Symbole de ce qui s’est révélé depuis comme étant la mythologie la plus réactionnaire depuis la frénésie des fascismes en Europe : du réel faisons table rase pour affirmer notre loi [1]. Et le hourra de l’insurrection rêvée, perçu par les artistes (et publics) partageant cette sensibilité, ignore la réalité de cette scène primitive pour les autres [2]. Contre l’émergence de cet autre point de vue, le symbole joue comme un souvenir-écran : vrai pour ses héritiers, il est, par ailleurs, le signe d’une mystification qui occulte le conflit entre salariat d’une part, capital d’autre part. Par suite, Mai 68 prélude aux révolutions orange.
Pourtant, à l’époque, ce symbole pérennise la légitimité de la contestation artistique. Si à la fin du XIXème siècle, Pissaro rêve de détruire le Louvre, désormais « briser les conventions » devient la nouvelle convention. Les exemples sont innombrables, nous l’avons largement vu pour les arts visuels. Il en va de même pour les arts théâtraux et chorégraphiques : il y a isomorphie de la nouvelle pratique libertaire et de la production d’artiste, passage de l’une à l’autre, de l’autre à l’une, dans une gestuelle à la fois unique et double. Plus que jamais, l’art est abstrait, alors même qu’il se veut politique, et la critique de Platon (dans La République) vis-à-vis des images mensongères atteint sa signification pleine — Platon qui n’hésite pourtant pas à recourir lui-même au mythe pour exprimer l’universel (comme dans Phèdre).
La société du spectacle de danse
Renouons avec notre chorégraphie. Nous souhaitons connaître, en effet, les références actuelles de la danse contemporaine. Ce faisant, nous déplaçons notre regard vers New York à la fin des années 60, où naissent, pour dire comme Boris Charmatz, les dieux de la scène chorégraphique présente. Complétons tout de même : les dieux sous influence libérale-libertaire.
L’éclosion se déroule dans le cadre de l’institution spectaculaire. La salle de danse institue la danse, comme le musée institue l’œuvre d’art. Selon un processus parallèle en tout point à celui de la reconsidération tardive du ready-made comme parangon de l’art moderne, l’œuvre libertaire est affirmée comme émancipation de toutes les contraintes, liberté réalisée — sans que soit interrogé le caractère attendu de ce libertarisme. Pour rendre compte du pouvoir de conviction de cette liberté, rappelons que pour la plupart des gens, l’art contemporain (au sens large : plastique, chorégraphique…), c’est montrer sa bite en image, sur scène ou autre solution, selon le médium. Mais qui sait au mieux gloser des heures sur le signifiant « bite » ?
Reste que la salle de spectacle fait écrin, dont le bijou suture l’oubli de la production [3]. Les points de suture suivent les pas de l’idole artistique, de l’extase qu’elle suscite [4]. La plus-value n’est alors pas médiatisée dans la matière inerte comme dans les arts plastiques, mais est immanente au mouvement physique. Le trésor s’incarne en chair et os dotés d’une vocation particulière, danser. Il devient figure s’accomplissant en mouvement sur la scène.
Le principe du ready-made tel que compris par l’idéologie (peut être art tout objet désigné tel par une institution agréée) est donc acté sur scène. Tout peut être danse dès lors que sonne le tocsin pour la réunion de la société du spectacle de danse. Et de fait, un choix chorégraphique comme celui de Satisfying Lover (1967) de Steve Paxton, porte en lui le passage de l’Art au politique. Cette pièce, en effet, n’est composée qu’à partir des démarches factuellement distinctes des personnes sur scène. Juste de la marche : ce qui peut signifier une dégradation du ballet réduite au degré 0 de la danse, ou, tout au contraire, la réalisation complète du ballet, non plus confiné à la salle de danse ni au style pompier du conservatoire, le beau passant (en droit) dans la vie.
Pourtant, cette réalisation n’est pas ce qui a lieu : l’Art s’enroule sur lui-même en fonction de la demande idéologique, suivant en cela le discours qui le met en forme et le promeut. Ainsi la danse. À la fin des années 60, ce discours a deux faces, l’une libertaire, l’autre formaliste, l’une devenant l’autre et l’autre l’une, de manière fluide et continue.
Satisfying Lover (Performance au Centre Pompidou, décembre 2011)
Trisha
La chorégraphe et interprète Trisha Brown se présente dans le contexte que nous venons d’expliciter : l’élément prédéfini « spectacle ». Le point de départ c’est la vue, laquelle introduit à un « temps du spectacle ».
Ici, le mouvement dansé ne précède pas son espace, le produisant. Au contraire, le cadre pose une durée standard (un format). Le visuel (la scène) précède le mouvement et le contextualise spatialement comme « danse de spectacle ». Dans cet espace, la mise en forme de la plus-value accomplit le refoulement des rapports sociaux de production.
Quelle est la figure décrite par la plus-value? Imaginez une pièce construite par l’identification de composantes visuelles, lesquelles sont juxtaposées. À ce point, la démarche de Trisha s’apparente à celle de Kandinsky. Le résultat produit une « abstraction ».
Mais la danse comporte par nature une fugitivité temporelle qu’ignore la peinture : il faut que la danse se déroule. Comment organiser ce déroulement? Pour répondre à cette question, Trisha évacue le recours à une dramaturgie. Sa perspective est formaliste : il s’agit de rendre apparent le déroulement chorégraphique alors même que tout renvoi à un autre de la danse (une référence hors d’elle même) entend être évacué. Une intention qui trouve à se résoudre en un sérialisme.
Le temps du solo se compose donc d’une série d’instants, qui, lorsqu’elle arrive à son terme, recommence depuis le début. Cependant, chaque reprise de la série s’enrichit d’un mouvement supplémentaire apparaissant à la fin. La boucle reprend et progresse de manière régulière et sans à-coups, la succession des séries produisant une « accumulation ».
Schématiquement, ces instants de mouvement se succèdent selon la forme suivante :
1 1+1 1+1+1
1+1+1+…
Accumulation (pièce créée en 1971)
Yvonne
La même structure chorégraphique préside à la pièce Trio A de Yvonne Rainer, mais selon une genèse divergente.
Le point de départ : Yvonne « refuse », en ces termes [5] :
No to spectacle. No to virtuosity. No to transformations and magic and make-believe. No to the glamour and transcendency of the star image. No to the heroic. No to the anti-heroic. No to trash imagery. No to involvement of performer or spectator. No to style. No to camp. No to seduction of spectator by the wiles of the performer. No to eccentricity.
No to moving or being moved.
No manifesto, 1965
wikipédia
La proposition chorégraphique devient celle-ci : la danse est construite sur la défection de tous les éléments appartenant aussi bien à Broadway qu’au ballet de conservatoire. C’est la danse devenue « non-danse » et un spectacle accomplissant, terme après terme, le programme refusé :
Yvonne transforme de simples mouvements en Spectacle. Elle est la virtuose de cette simplicité là. Elle acquière le statut glamour de jeune contestatrice ayant transcendé les normes sociales. Héroïquement. Par refus d’héroïsme. Proposant une danse de rebuts, détruite. Entraînant le spectateur avec elle. Selon le style de l’absence de style. Séduisant le spectateur par sa ruse. Excentrique.
Cela en se mouvant, mue par la perspective du solo.
Trio A (pièce créée en 1966)
Yvonne & Trisha
Yvonne c’est la non-danse, Trisha, le sérialisme. Quoi de plus opposé? Le chaos d’une part, l’ordre réglé de l’autre. Pourtant, dans son évolution, Yvonne passe par la définition d’une stature et d’une gestuelle, qui, affirmant systématiquement le contraire de la « belle danse » (comme il y a de Beaux-Arts), produit un ordre physique aussi rigide que celui qu’elle rejette. En prendre conscience la fait cesser, passer à la réalisation cinématographique, avant de revenir à la danse, plus tard, sous une forme assagie. Parallèlement, le parcours de Trisha mène celle-ci à abandonner la maîtrise de la trame gestuelle, à s’engouffrer, à la manière d’Yvonne, dans le cours induit par la situation de scène.
C’est ainsi que plus d’une séquence chorégraphique de l’une trouverait place parmi les séquences de l’autre. Et de fait, leurs démarches respectives relèvent du même ordre symbolique et sensible. Ce qu’elles ont de commun, c’est de vouloir s’affranchir d’une danse posant un beau corps féminin docilement présenté à un public gratiné pour effectuer la pirouette teintée de grandes émotions. Le travail est partagé : Yvonne nie la pirouette, Trisha l’émotion. Leurs deux trajectoires dessinent les contours d’un même ensemble et aboutissent au même point : la négation de l’ordre esthétique de la « belle danse » (de Broadway, du conservatoire). Mais la contestation opère au dernier point de l’ordre social : la dépense somptuaire de plus-value dans une valeur sans prix, l’Art. À l’autoritarisme d’un État répressif transcendant, elles s’opposent selon l’ordre transcendant de l’Art, ne quittant ainsi jamais la sphère du fantasme. Voulant affirmer un corps libre de la norme de la « belle danseuse » (soumise au philistin), l’une comme l’autre mettent en forme leur gestuelle selon les nouvelles valeurs de la société civile libertaire, c’est-à-dire, des années 70 à nos jours, la nouvelle oppression économique, idéologique, politique, militaire. Et l’Art (la danse) est devenue fabrique à récupérer le politique.
La mêmeté sensible de l’une et l’autre démarche peut encore être vu sous l’angle du temps. Avec Trisha, le temps chorégraphique est tendanciellement réduit à la spatialité objective de l’horloge (le format). Avec Yvonne, à la particularité subjective de l’interprète. Dans les deux cas, elles reproduisent le geste fondateur du caractère fallacieux de Broadway et du conservatoire : la négation du temps social nécessaire à la production de la « belle danseuse ». Que le lecteur perçoive ici la double négation (la dialectique) à l’œuvre : Yvonne et Trisha, en niant la belle danseuse, nient aussi ce que celle-ci nie. Et pour cause, en toute logique, il faut d’abord produire une « belle danseuse », et tout ce que celle-ci présuppose d’accumulation de valeur, pour pouvoir s’affirmer contre elle.
Ce faisant, l’Art passe de l’expression de l’Universel à celle de la culture de classe : l’émancipation est réalisée, mais sur scène — les rapports de production peuvent rester inchangés, cela n’est pas notre problème. Et de fait, ce qu’apportent Yvonne et Trisha, ou plutôt, ce qu’elles suppriment, c’est l’émotion. Certes l’émotion médiatisée par la belle danseuse est grosse d’un pathos surfait — l’Amouuur et ses oripeaux. Cependant, Trisha et Yvonne y opposent le rien : la réduction du sensible à l’anesthésie, du ressenti à un code qu’il faut posséder pour rasséréner la morale de la gauche culturelle et suturer l’inconscient de classe. Cependant, la moitié des spectateurs a quitté la salle : venus pour vivre le temps spécifique que permet l’Art, ils se sont vus infliger un temps d’horloger, ou tout à l’inverse un temps parfaitement privé — un temps auquel, quoi qu’il en soit, en tant que sujet, ils n’ont pas eu part (comme dirait Rancière).
Samuel ZARKA
[1] Pour exemple : la qualité fondatrice du mai 68 étudiant fut encore affirmée récemment par plusieurs auteurs d’ArtPress, lors de la présentation d’un numéro (portant sur l’avenir des écoles d’art) à la Fondation Ricard pour l’art contemporain. À titre révélateur, indiquons que la première parole adressée aux 60 ou 80 personnes assemblée ce soir là dans la galerie par les deux intervenants invités fut : il n’y aura pas de débat.
[2] Chez Freud, la scène primitive (ou originaire) désigne l’expérience, par l’enfant, de la différence des sexes, à travers celle des parents, et des rôles sociaux que cette différence médiatise. Cette expérience implique la distinction entre homme et femme mais aussi entre parents et enfants. Elle n’est pas nécessairement vécue de façon directe, par un enfant qui surprendrait ses parents faisant l’amour notamment : elle s’effectue aussi bien par le biais des signes de cette double séparation. Dans tous les cas, et c’est le plus important, il y a reconstitution imaginée des raisons de celle-ci. Pour détail, se reporter notamment au texte L’Homme aux loups. Reste que nous ne prenons pas cette théorie pour argent comptant, mais nous servons du concept de scène primitive pour reconstituer une logique sociale de classe.
[3] Écrin dont la dernière apologie monumentale est l’œuvre esthétique de Jacques Rancière.
[4] Nous voyons ici le rapport entre l’oubli de la production et une certaine phénoménologie.
[5] On croirait du Pompidou dans le texte, lorsqu’il dit « l’art doit discuter, doit contester, doit protester ».
Texte modifié le 20 février
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À la source des critiques chics… : Art contemporain : le concept (PUF, 2010)
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