Entretiens avec Jean-Luc Moulène (3/3)

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Ces entretiens croisés sont le fruit d’une rencontre entre deux chercheurs de l’UFR 04 (Paris I Panthéon Sorbonne) : l’un en esthétique, l’autre en arts plastiques. Manuel Fadat souhaitait principalement y aborder les dimensions sociales et politiques du travail de l’artiste. Ses questions se sont, in fine, parfaitement accordées avec celles portées par John Cornu, relatives à l’œuvre et à ses différents registres contextuels.

Nos remerciements vont à Jean Luc Moulène, mais également à Emma-Charlotte Gobry Laurencin et Monique Blaise pour leur relectures attentives et leurs corrections

J.C. & M.F.

Images publiées avec l’aimable concours de J.-L. Moulène.

sur Jean-Luc Moulène

sur Manuel Fadat

sur John Cornu

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PARTIE 3/3

Manuel Fadat : Pour revenir à la question de l’éthique évoquée par John, vous sentez-vous pris dans une forme de schizophrénie, à devoir trouver des solutions et des stratégies ? Vous sentez-vous pris dans des emboîtements paradoxaux permanents ?

Jean-Luc Moulène : Ah oui, je me sens pris dans des emboîtements paradoxaux, c’est le moins qu’on puisse dire, oui (rires) !  Mais c’est parfaitement assumé et ce n’est pas dramatisé.

MF : Ça ne vous fait pas “souffrir”.

John Cornu : Ça devient un matériau.

JLM : Walid Rahad, que j’aime bien, a fait le tour de mon expo à Lisbonne. Il m’a dit : « c’est absolument formidable». Puis il a rajouté : « mais ça doit être d’une solitude extrême ». Réponse : « oui ».

MF : C’est la nécessité du “travail-patience”, qui implique un certain isolement, au sens de Gilles Châtelet.

JLM : Si tu veux. Mais disons surtout que je suis quelqu’un d’assez têtu. Certains projets m’ont pris dix ans mais je les ai menés à bout. Le projet de Bleu Gauloises bleues ?, c’est dix ans de travail, mais quand c’est sorti, en 2000, c’est un statement imparable. Imparable. L’histoire de l’art sera obligée d’en tenir compte. Comme je vous disais au début de l’entretien, vous ne m’aurez pas toujours, mais par contre vous aurez les Gauloises bleues sur les bras et faudra bien penser avec (rires) ! Et vous aurez les Filles d’Amsterdam, tout pareil !

Ecoutez, quand je fais les Disjonctions, en 1980, série qui est basée sur la discontinuité, eh bien à l’époque, ce n’était pas pensable ! L’hétérogénéité de la série n’était pas pensable ! Concernant la discontinuité, on avait vaguement lu René Thom, qui est un mathématicien, qui a écrit la fameuse théorie des catastrophes, la théorie de la structure de la discontinuité. Avec lui, les fameuses ruptures sur lesquelles on fait l’histoire ont des formes. Mais on laisse ça de côté.

MF : Le monde est discontinu, l’énergie est discontinue, l’homme est discontinu et précaire…

JLM : C’est venu doucement, mais jusqu’à présent on avait l’idée que l’histoire, globalement, se constituait par la somme de ses ruptures chronologiques, et que par contre la nature était la continuité même de l’expérience. On s’aperçoit aujourd’hui que la nature est bourrée de discontinuités, et que l’histoire – de plus en plus d’historiens travaillent dans ce sens-là – se trame au niveau des anecdotes quotidiennes et qu’en fait c’est l’écriture de l’histoire qui écrit les ruptures.

JC : L’écriture des histoires…

JLM : Oui, écriture des histoires, bien sûr. Compte tenu que c’est une révision permanente.

MF : Oui, et avec un décalage forcé entre l’écriture de l’histoire et les évènements…

JC : Et en même temps, l’anhistoricisme, comme l’explique Bourdieu, a aussi ses limites, c’est-à-dire qu’il faut continuer à garder des cohérences.

JLM : Je me souviens par exemple d’une conversation sur ce sujet avec Geneviève Clancy, qui visait à réhabiliter un art anecdotique. Exemple : une pièce de théâtre qui part d’un contrôle de police sur Mohamed à la Goutte d’or. Une pièce qui part de la description de cette information, de cette anecdote, qui la construit, qui la transmet au public, au point que le public du théâtre sort pour récupérer Mohamed qui est au commissariat local. On peut tout à fait imaginer des pratiques qui s’ancrent directement dans l’anecdote et dont le mouvement même de l’œuvre serait de le construire en histoire.

MF : C’est un cas d’efficience…

JLM : C’est un cas d’efficience. Si c’est une construction qui s’ancre dans une anecdote locale, que tout le monde à vécue, du boulanger aux autres, eh bien cela entraîne une réaction plus efficace que si tu leur parles de la grande histoire. Dans ce cas, souvent, ça ne réagit pas. Par contre, c’est en utilisant l’anecdote qu’à un moment de l’histoire parisienne, les gens du théâtre sont sortis pour aller au commissariat pour récupérer un de leurs potes.

MF : Donc il faut de l’art pour écrire l’histoire et faire de l’histoire.

JLM : Je pense profondément que c’est notre rôle. Ecrire l’histoire. Parce que si on laisse le pouvoir écrire l’histoire, on sait ce que ça donne. Mais en même temps, il ne faut pas perdre de vue que nous sommes des artistes. C’est-à-dire que nous produisons des œuvres, donc des zones conflictuelles, nous ne produisons pas des résolutions.

MF : Réconciliation des antagonismes ?

JLM : Des antagonismes ouverts. Je réponds que je pratique plutôt la disjonction.

MF : C’est l’é-vidence

JLM : Joli. J’aime ça.

JLM : Il s’agit de rendre l’expérience disponible plutôt que d’en lister les résultats.

MF : Oui mais alors, et là je vais parler encore d’efficience, cette expérience est-elle réellement disponible pour le spectateur ?

JLM : J’aime autant te dire que oui quand j’ai vu les Tunnels de Bruce Nauman.

MF : Oui, vous, en tant qu’artiste, en tant qu’initié, mais c’est vrai aussi que si on part du spectateur lambda, il n’a pas forcément accès à ces préoccupations plastiques, ni à la composante stylistique, et il ne perçoit pas forcément ce qu’il devrait percevoir. Là, en l’occurrence, il peut s’arrêter à percevoir trois volumes géométriques fondamentaux reliés par leurs bases et faits de bric et de broc.

JC : Mais même sans avoir accès à l’histoire de l’art l’œuvre nous donne quelque chose. Non ?

MF : En tant que pièce, en tant que forme, peut être, mais en tant que message ?

JLM : Eh bien le message, c’est toi qui le construis, et tu le construis avec ton propre espace de réflexion.

JC : Il y a des pièces qui ont leurs propres clefs d’appréhension et d’autres qui ne les ont pas. Là en l’occurrence, j’aurais tendance à considérer quelles y sont.

JLM : Oui, elles intègrent leurs conditions.

MF : Bon, à nouveau j’essaie de sortir de “nous”, qui y avons accès, de fait, parce qu’on lit, parce qu’on étudie, parce qu’on sait, et en même temps il ne faut pas mâcher le travail au spectateur, mais…

JLM : Mais il y a quelque chose que l’on oublie, c’est qu’il existe une efficience des formes. Un rouge, son efficience c’est qu’il avance, un bleu son efficience c’est qu’il recule.

MF : Ce sont des principes physico-chimiques.

JLM : Voilà ! Tu peux déjà travailler à partir de ces éléments-là parce que ce sera reçu. Ce ne sera pas forcément compris, analysé, “messagisé” je dirais, par contre ce sera reçu, en terme d’émotion.

JC : Ce n’est pas forcément conscient.

JLM : Dans les années soixante-dix, à la fac, il y avait une lutte d’influence entre deux grands rapports au politique. Il y avait d’une part les gens pour lesquels l’extension du domaine de la conscience était un travail politique principal, tels Liggia Clarck ou James Turrel, par exemple, et d’autre part, Journiac, Tesseydre, Fischer, qui professaient que : « la composante politique majeure de l’art est intégralement déterminée par ses conditions». Et je dirais qu’aujourd’hui ces deux positions se sont rejointes.

MF : Mais encore une fois, est-ce que ces positions étaient visibles dans leurs travaux ? J’insiste beaucoup, mais nous, nous pouvons y avoir accès, relativement, mais comment quelqu’un qui n’est pas au courant de certains enjeux peut-il y avoir accès, et comment, alors, nous pourrions les transmettre, leurs positions, à quelqu’un qui n’y aurait pas accès ?

JLM : Ça dépend de tellement de choses. Ne serait-ce que de l’engagement avec lequel il regarde et de l’intérêt bien sûr ! Il y a des gens qui vont au ciné, qui parlent du film en buvant un café puis qui oublient. Cela dépend de l’engagement et de la volonté d’approfondir. Et puis on croise tellement de choses dans une journée, dont on se charge émotionnellement, qu’il est difficile d’avoir la même attention pour tout (Le téléphone retentit, Jean-Luc Moulène sort du champ).

MF (en aparté  avec JC) : Il serait intéressant de savoir à quoi un public non averti peut avoir accès à partir de l’œuvre ou du discours associé à l’œuvre si celle-ci exprime quelque chose qui est lié au politique. Je me demande toujours comment les gens voient et ce qu’ils voient. Et, puisque nous avons cette position presque privilégiée d’avoir accès à ces langages, ce savoir, ces symboles, il me paraît important de se demander « comment je le verrais si j’étais un autre ? ». Quel intérêt et quel retentissement ou effet pourrait avoir une œuvre si je n’ai pas un minimum de clefs, tant au plan plastique qu’au plan politique ? Ne faudrait-il pas toujours trouver le moyen de se décaler, de sortir de soi, pour comprendre comment l’œuvre peut avoir de l’effet, et quel effet, sur l’autre ?

JC : Oui, de se décentrer. Mais il faut aussi faire la part entre objectivité et intersubjectivité.

MF : Et il faut interroger aussi la part de responsabilité du public lui-même dans son approche de l’art, comme celle de l’artiste et celle d l’institution.

JC : C’est pour cela qu’une approche cognitive de l’art me paraît une façon de procéder pertinente. Produire des œuvres qui soient en même temps capables de toucher les gens qui maîtrisent le langage esthétique, artistique, historique, ainsi que les gens lambda, qui ne l’ont pas, à travers des clefs d’appréhension lambda, c’est ça l’efficience. C’est ce que tu nommes efficience depuis tout à l’heure ?

MF : Oui. Mais je pense qu’il y a un fossé. L’artiste n’a pas le devoir de produire une œuvre que tout le monde peut appréhender. Mais il peut aussi se donner ce rôle. Il y a aussi le risque de n’exister ou de ne créer que pour les “spécialistes”. D’autre part il y a les personnes, avec leurs singularités. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’ils ressentent, surtout lorsqu’on parle d’œuvres à portée politique, malgré le fait que tous les spectateurs n’ont pas les mêmes codes et quand bien même pourraient- ils reconnaître, faire des analogies, grâce aux formes, aux qualités intrinsèques du médium. Ce qui m’intéresse aussi, c’est comment, s’ils le demandent, puisqu’il y a une demande, doit-on le leur expliquer et si toutefois on doit concrètement le faire ? Parce qu’une partie de l’expérience esthétique ne peut avoir lieu réellement que s’il y a des clefs de réception communes, même enfouies, ou engrammées.

JC : Problème insoluble à mon avis.

MF : On peut partir de cette donnée bien connue qu’aujourd’hui, beaucoup de gens, lorsqu’ils sont en face d’une œuvre dite « d’art contemporain », disent soit que l’œuvre est hermétique, soit quelle est tout simplement nulle ou « n’importe quoi », on le sait bien. On peut dire aussi que dans l’éventail de ceux qui s’y « intéressent », ou se déplacent pour la voir, il y a aussi une attitude liée à l’époque, la tendance, l’esprit du temps. En même temps, il est difficile d’imposer aux spectateurs d’avoir une attitude curieuse-critique-ouverte qui les inciterait à aller plus loin dans la compréhension de ce qu’ils regardent, à se laisser aller dans l’expérience. Les œuvres et les expositions laissent-elles d’ailleurs cette possibilité ? Et paradoxalement on ne peut que constater qu’il y a de plus en plus de public pour les grands évènements autour de l’art contemporain…

JLM : Alors moi je ne me fais aucune mauvaise conscience par rapport à cela, en tant que producteur. Combien de fois j’ai regardé des ballets de danse classique en me demandant : mais qu’est ce qu’il faut regarder ? Je ne savais même pas sur quel plan de la sensibilité ou de la connaissance cela pouvait s’établir…

JC : Mais ça a fonctionné quand même ?

JLM : Non. Je voyais des gens qui bougeaient et je me demandais « mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? ». C’était très mystérieux.

JC : C’était absurde ?

JLM : C’était une expérience absurde, absolument. Jusqu’au jour où l’on m’a passé une commande, que je me suis empressé d’accepter, qui consistait à photographier un ensemble d’évènements liés à un festival qui s’appelait Ile de danse. J’y ai rencontré, en répétition, une quinzaine de chorégraphes contemporains, des danseurs. J’ai fait des photos et nous avons beaucoup discuté. Et leur travail, leur expression, me sont apparus, à ce moment-là, absolument lisibles. Je comprenais ce que je voyais alors que je ne comprenais pas un ballet. Mais le simple fait de la contemporanéité faisait que j’étais libéré de ce qu’il y avait à comprendre. Ce que je voyais était bien ce qu’il fallait comprendre. Et c’est cela qui, en se structurant, m’a permis, et me permettra, de comprendre les ballets classiques.

Alors s’il y a de gros guillemets à l’expression “art contemporain”, beaucoup de gens vont reculer. Mais il est question là d’émancipation, non ? On a trop vu la culture prolétarienne se minorer elle-même face à la culture bourgeoise. Inconsciemment, on a établi la même vieille distinction des Américains entre high and low culture. Il faut impérativement se battre là-dessus. La low culture peut produire de l’art, exactement comme la high culture peut en produire. Par contre, que l’art produise de la culture, pas tout de suite. Son effectivité culturelle est absente, et c’est à mon avis là que l’institution “ministère de la culture” est problématique.

MF : D’où la nécessité de créer en étant fortement engagé comme artiste ?

JLM : Absolument.

JC : Cela dit, on ne comprend pas non plus Fontaine de Marcel Duchamp comme ça, d’un claquement de doigt.

MF : Ah !

JC : Donc il faut maîtriser certains codes. Et donc, des évènements comme les Nuits Blanches, ne sont pas si dramatiques.

JLM : Non, ce n’est pas dramatique, effectivement. D’une certaine manière c’est quand même bien que cela existe.

JC : En effet, car malgré le discours sur l’entertainment, le divertissement et le méchant spectacle il faut bien faire des choses et aller vers les autres dans la rue. D’ailleurs, comme le dit Buren, se confronter à la vox populi est une pratique aussi difficile de passionnante.

JLM : Oui, c’est vrai, mais si tu veux, ce qui est grave, c’est que ce type d’évènement fonctionne comme un territoire occupé. Cet évènement, justifié, plutôt qu’un autre. C’est-à-dire que le budget qui est injecté là-dedans, de manière massive, spectaculaire, pour un temps court, et autour de la seule expression “art contemporain”, dans le fond, ne va pas diffuser au delà, ne va pas transformer les esprits. On consomme, on oublie. On pourrait prendre les mêmes budgets pour faire autre chose en mieux.

JC : Pour infuser cet argent progressivement dans une plus longue durée ? Je suis d’accord.

JLM : Et c’est dans ce sens-là que je te dis qu’il y a quatre-vingt pour cent d’artistes qui produisent des produits d’art, mais en fait ils sont en situation de territoire occupé. Ils sont en train d’occuper un territoire qui était le territoire attribué, d’une certaine manière, à toutes les aventures de libération. On a envie de les foutre dehors, ces mecs, qui fabriquent des “produits d’art” (rires) et qui monopolisent la place.

MF : Pour relier, vous disiez, en quelque sorte, que les Nuits Blanches en tant qu’évènement ou que support, pouvaient être un moyen d’accès pour les spectateurs.

JC : Oui, j’ai trouvé que c’était un évènement qui laissait place à des liens populaires. J’y ai participé plusieurs fois à Paris et à Metz il y a eu des rencontres aussi bien avec un public lambda qu’avec des gens plus avertis. En ce sens je trouve cela positif. Maintenant, c’est sûr que si on pouvait infuser l’art un peu partout et pas forcément dans les institutions qui le génèrent, ce serait peut être mieux.

JLM : C’est justement là qu’il y a une nécessité de politique culturelle. Et ce n’est pas les artistes qui vont en décider. De la même manière qu’à une autre époque il y avait le Salon d’Octobre, le Salon de Novembre, etc.

JC : Mais c’est aussi ce qui se passe au fur et à mesure dans les formes de l’art : de plus en plus les artistes s’immiscent ou tentent de s’immiscer dans ce que l’on appelle la réalité. Mais bon, ça aussi il faudrait le définir.

JLM : Je vais te le définir très simplement, tu vas voir, parce que je m’en sers. Pour cadrer cela, je dirais que la réalité, c’est l’ensemble des signes, c’est l’ensemble de ce qui se dit et de ce qui s’exprime. Le réel étant bien entendu beaucoup plus large, et on le sait bien, il y a une marge de choses qui ne sont pas dites, pas exprimées, à peine conçues. Et cela c’est l’espace réel. La réalité n’est que l’ensemble des occurrences possibles, avérées. Le réel, c’est plein de possibles non encore avérés. Et en même temps, puisqu’on parlait de Pistoletto, il fait entrer dans la réalité des objets qui viennent du réel. C’est pour cela qu’il dit qu’ils sont des “objets en moins”, car ils sont “en moins“ de l’ensemble des possibles. Il réalise un des potentiels, un des possibles.

JC : Cette question reste complexe et je me suis toujours méfié des artistes qui se réclament du réel. Car si le réel est cet ensemble des possibles avérés et à venir alors on ne peut s’y soustraire… D’autant que ce réel passe par le filtre de notre personne et nous renvoie systématiquement au risque du solipsisme.  En ce qui me concerne, cette question du soi comme ingrédient de l’acte de  création m’intéresse beaucoup. Il y une sorte d’égologie du sujet créateur.

JLM : La logique de l’ego ?

JC : En effet ! Je me demande – à titre personnel, en tant que producteur d’œuvres – si être artiste ne procède pas d’un grand écart entre d’une part un ego nécessaire et assumé, que l’on peut considérer comme puissance ou comme force de frappe, probablement libidinal, pour faire un lien avec ce dont nous parlions avant, et d’autre part la nécessité inverse de tout de suite retomber sur terre avec ses contemporains et de se remettre, de manière humble, à plat. Comme s’il fallait toujours faire cette gymnastique qui consiste d’un côté à vouloir et à faire exister une démarche, et de l’autre à savoir inverser le mouvement pour être dans un non-vouloir à mon sens tout aussi nécessaire.

JLM : C’est peut-être relatif à ton âge. Tu le sens encore comme une dualité, deux choses indépendantes, alors que ça ne se passe pas à deux, cela se passe à trois.

JC : Quel serait ce troisième pôle ?

JLM : Pour reprendre le schéma lacanien, tu es tissé de symbolique, d’imaginaire et de réel et c’est ce tissage qui te constitue, dans le fond. Vouloir séparer la dimension de ton ego de son implication ou de ce retour en soi est une fausse piste, ce n’est pas séparable. Et c’est justement parce que ça n’est pas séparable que tu es entier. Tu ne t’amoindris pas en collaborant avec l’institution, non. C’est tout simplement que ta dimension symbolique doit se tisser avec ta dimension de réel et ta dimension imaginaire.

JC : Ce qui m’intéresse c’est plus l’idée de ce va-et-vient, de cette respiration entre les deux états.

JLM : Ce n’est pas un va-et-vient, c’est une dialectique.

MF : C’est peut être finalement une structure confortable pour toi, correspondant à ta manière d’être ?

JC : Disons que je me prends comme premier terrain d’expérimentation, mais je le constate aussi chez d’autres. Je me rends bien compte qu’il y a des egos qui s’affirment, parfois avec des forces démesurées. Mais je me demande aussi si ce n’est pas un ingrédient nécessaire au même titre que l’opération inverse.

JLM : Alors il y a des caractéristiques de type psychologique – j’ai horreur de la psychologie, personnellement – qui constituent quand même des entrées dans la “fonction” d’artiste. Michel Journiac en citait au moins deux : obsession ou hystérie. Hystérie considérée comme cette manière de vouloir être plus présent que les représentations. Dans un groupe, l’hystérique est celui qui va dire « je suis là ». Et Michel Journiac ajoute que si tu es obsessionnel et hystérique, tu as d’autant plus de chance d’accéder au monde de l’art. Mais ce n’est finalement pas très intéressant. Moi si je ne suis qu’obsessionnel, est-ce que je vais être un mauvais artiste ? Non. J’ai d’autres travers. Comment expliquer cela ? Parce qu’il y a un lien à l’histoire dans cette affaire-là. Si tu regardes l’art qui t’a intéressé comme modèle, tu n’y arriveras pas, tu n’inventeras pas un autre modèle, tu t’inscriras nécessairement dans la logique du modèle…

JC : Tuer le père ?

JLM : Il y a un rapport avec l’idée de tuer le père. Mais il ne s’agit pas simplement de le tuer, non. Il faut peu à peu trouver ton propre “papa-maman”. Il ne s’agit pas tant de tuer le père parce que le père tu ne le tueras pas réellement, ce ne sera qu’un meurtre symbolique, alors que par contre t’inventer comme ton propre père et mère, ça, ça redistribue tes organes, ton activité sexuelle, ta façon de regarder le monde.

Donc, cette histoire d’ego, il faut la traiter avec prudence. Les grands artistes, si tu veux, j’ai mis du temps à les aimer dans leur différence. Il y a des peintres que j’adore mais que je ne prendrais jamais comme modèle. Je n’ai aucune envie de le faire, ça ne me correspond pas. Et il ne faut pas en faire une mineure. Il faut te penser négativement par rapport au modèle, et les modèles qui sont ceux de la théorie de l’art, ceux des artistes. Parce qu’ils sont là, devant nous. Alors bien sûr on aime ça, mais on aime aussi ne pas être cela, faire autre chose. Donc il faut se laisser aller, d’une certaine manière, à inventer ta propre source. Bien sûr les inconnues sont nombreuses. Est-ce que tu es né dans le bon siècle par exemple ? Pour le travers psychologique que tu as, es-tu né dans le bon siècle ? On n’en sait rien, c’est indéterminable. Est-ce que tu es né avec le bon “papa-maman” ? Est-ce que quand tu étais gamin tu as été violé ou pas, tu as eu ceci ou cela ? C’est incontrôlable. La seule chose que tu peux faire c’est bien d’abord d’essayer de t’inventer toi-même comme “papa-maman”, et avoir un rapport à l’histoire qui consiste à l’écrire.

JC : Dans l’idée d’écrire l’histoire, l’égologie est toujours là. Paradoxalement, toujours d’une manière naïve, je n’aurais même pas tendance à vouloir m’inscrire dans l’histoire.

MF : Les deux propositions n’ont rien de naïf, si je peux me permettre.

JLM : Mais l’art n’est qu’une histoire.

JC : Je préfère l’idée de la petite histoire dans ce cas-là.

JLM : Oui, mais quand je dis “écrire l’histoire” cela ne veut pas dire la grande histoire forcément. Quand je documente des anecdotes, et parfois à un niveau de faiblesse anecdotique sciemment posé, par exemple la série Déposition. Dans ce cas, je n’écris pas la grande histoire. Par contre, je fournis des anecdotes et la question qui m’intéresse est : « Que va en faire la grande histoire ? ». C’est ça qui m’intéresse. Mais il n’y pas dans cette attitude qui consiste à dire qu’un artiste écrit une histoire une vanité de l’histoire avec un grand H et unique. Au contraire, il s’agit d’instiller au goutte à goutte des informations. Et si ce goutte à goutte d’informations anecdotiques, tu arrives à le légitimer, que les institutions de l’art en tiennent compte, tu l’auras fait. Les vrais historiens qui écrivent l’histoire seront obligés d’en tenir compte. Mais il ne s’agit pas de les remplacer non plus ! C’est une forme de témoignage orienté si tu veux. C’est un témoignage conscient du devenir de ce témoignage.

MF : Pour revenir à ce que tu disais, John, sur l’artiste pris dans une relation entre un ego très fort, qui le pousse à s’affirmer par nécessité, par pulsion, et l’importance d’un retour à l’humble réalité, pour revenir parmi ses contemporains. Ce double mouvement, nous ne sommes pas obligés de le penser négativement ni comme un déséquilibre. Le moment où il devient problématique c’est lorsqu’on en souffre, de ce grand écart. Comme dit Deleuze avec la boisson, par exemple, tout dépend si l’on est du côté de la vie quand on fait une chose, si on est du côté de la vie quand on boit. Mais dès que cela fait souffrir, que cela gêne dans le quotidien, dans le travail, alors il faut arrêter. Par ailleurs, je ne sais plus qui disait cela, mais j’ai lu un jour, ou entendu, que l’artiste était artiste parce qu’il était victime d’une insatisfaction, entre guillemets bien sûr, et que cette insatisfaction animait la volonté de combler un manque et de trouver des clefs appropriées pour lire le monde, par la création et la réalisation. Si je produis c’est que je comble un manque.

JLM : Ecoute, je peux en témoigner d’une manière personnelle. Quand j’étais gamin je ne comprenais absolument pas ce qu’on me demandait et ce qu’on voulait de moi. Je savais faire des mathématiques, mais pourquoi j’étais à l’école, qu’est-ce que c’était que ce truc là, qu’est-ce qu’on voulait m’apprendre ? Je ne comprenais rien, je ne savais pas, et cela pendant des années. C’est étrange. Et l’art, dans le fond, l’art, ou tout au moins une matière liée à l’inconnu, j’en avais une pratique ancienne, puisque je n’avais jamais rien compris. J’ai commencé à comprendre lorsque j’ai commencé à utiliser mes propres systèmes de connaissance pour investiguer dans cet espace auquel je ne comprenais rien.

Il y avait par ailleurs des problèmes liés au fait que je n’ai pas été élevé en France. Je me suis retrouvé en France à 12 ans en me demandant  quel était ce monde. J’étais chez moi, officiellement, mais je n’avais pas été élevé ici. Aujourd’hui, je dis d’ailleurs que je suis un immigré de l’intérieur. Je me sens par conséquent absolument solidaire des immigrés. Je comprends exactement ce qui leur est arrivé, cette sorte de désarroi. Alors je ne sais pas si on peut dire victime, mais quoi qu’il en soit, je connais de l’intérieur cette situation où l’on ne comprend rien à ce que l’on nous demande. C’est exactement cette situation qui m’a amené à penser que ce « je ne comprends rien » était un espace de possible vaste duquel on tirait quelques éléments de mathématiques, de littérature française. Mais j’étais d’entrée de jeu dans un monde plus vaste. C’est ainsi que j’ai des modes de raisonnement, souvent, par la négative. Par exemple j’aurais beau lire de la philosophie en quantité, la question de l’être m’échappe. La seule possibilité, c’est de passer par une autre voie, un autre canal pour comprendre. Ne pas comprendre pousse donc effectivement à vouloir trouver d’autres moyens pour comprendre.

JC : J’ai aussi un problème avec ces notions de l’être et de l’étant…

JLM : Oh, l’étant, avec un “g” peut-être (rires) ! Mais la question de l’être m’échappe. Et un jour je me suis dit que dans le fond, la manière dont la notion d’être m’échappe est exactement la même que celle dont la notion d’espace m’échappe. Je me suis donc dit : expérimentalement, ce que j’appelle de la production d’espace, c’est peut-être ce que les philosophes appellent de la production d’être.

MF : Être artiste, écrivain, chercheur, c’est une “politique” envers soi-même, si on peut dire les choses ainsi. Il y a une “politique de l’être”.

JLM : Oui, oui. Il y a une “politique de l’être”, absolument. Mais à côté de cela, il y a toute l’histoire sociale des représentations qui vient se greffer, des représentations du politique, et donc il faut travailler aussi à la représentation de cela. D’ailleurs je crois que tu voulais me poser une question sur la “mise en forme” du politique.

MF : Oui, sur le rapport entre représentation et politique. Comment vous passez de la politique ou du politique, à la représentation ?

JLM : Je ne sais pas si vous saviez, mais j’ai fait une image qui rentre dans le contexte de la représentation politique. Il y en a une.

MF : Au sens de “l’imagerie politique” ?

JLM : Oui. Il s’agit d’un vrai poster. Quatre-vingt par cent-vingt centimètres, papier deux-cent cinquante grammes, superbement bien imprimé, qui s’intitule Marianne, d’initiative populaire. Cette image m’a été commandée par une association ouvrière de Roanne, La vie en pull, en 20032. À la suite de leur lutte pour les conditions de travail et les suppressions d’emplois, nous nous sommes rencontrés, nous avons passé deux jours ensemble, et ils m’ont raconté une histoire qui était très marrante, c’est que pendant leur lutte, ils avaient voulu créer une Marianne. Ils s’étaient donc adressés à un sculpteur local, celui que connaissaient les mecs de Roanne. Sculpteur local mais artiste connu. Ils lui ont donc expliqué qu’ils voulaient une Marianne, Marianne dont “Denise”, une des ouvrières, devait être le modèle. Pourquoi Denise ? Parce que son parcours est extraordinaire, qu’elle commence à 14 ans, fille au pair, qu’elle a été ouvrière toute sa vie, et parce qu’à partir des années soixante-dix, moment où les luttes commencent à se développer à Roanne, elle prend conscience en tant que femme qu’elle peut transmettre un savoir et qu’elle peut participer à une lutte. Par ailleurs, elle est d’une beauté hallucinante. Et le sculpteur leur fait “une merde”. Ce n’est pas “Denise”. Ils refusent donc la pièce et leur projet n’avance pas. Mon analyse était la suivante : le sculpteur ne pouvait pas faire une Marianne intéressante parce que la Marianne d’aujourd’hui n’était pas une “sculpture” mais une image publique. Je leur ai dit que j’acceptais de leur réaliser, sous forme d’image, de photographie. Nous avons pris rendez-vous, ils sont venus dans mon atelier et nous avons travaillé avec la lumière du jour, sans maquillage, à dix heures du matin. C’est devenu un portrait somptueux. Refus du bonnet Phrygien, bonnet “miteux”, au profit d’un chapeau à dentelle.

MF : Et vous l’avez intitulé comment ?

JLM : Marianne, d’initiative populaire, Denise, ouvrière du textile à Roanne, comme l’indique une légende au bas du poster. Et alors cette image, ils l’ont diffusée  et elle existe dans un certain nombre de mairies françaises.

JC : Donc elle est effective.

JLM : Elle est affichée, elle est effective. Un certain nombre de mairies, d’extrême gauche ou de gauche, la possèdent. Y compris les mairies auxquelles je l’ai offerte et qui étaient dans l’embarras. Elle est entre autres à la mairie de Melle, dans la salle des réunions, la mairie dans laquelle vote Ségolène Royal. Elle est à Nantes, aussi. Lors d’un vernissage, j’avais invité le maire, j’avais fait encadrer l’image, et je la lui ai offerte. Et une fois qu’il l’avait dans les mains, qu’est-ce qu’il pouvait faire ? L’accrocher.

MF : Donc la charge symbolique et politique de l’image est importante, c’est un détonateur permanent ?

JLM : Oui, et elle est dans les salles. Et c’est une commande d’une organisation ouvrière qui, au sein de sa lutte, avait besoin de ce symbole pour la représenter. Et je me suis mis à leur service. J’ai même fait en sorte de trouver l’argent pour réaliser ce projet auprès des nouveaux commanditaires de la Fondation de France, qui m’ont donné de quoi imprimer. Ce qui est intéressant, car en général, il faut un intermédiaire. Habituellement, ils ne financent pas directement l’artiste mais les associations qui demandent l’intervention d’un artiste. L’association leur écrit, justifie sa demande, explique le choix de la commande et le choix de l’artiste ; la Fondation étudie le projet puis t’alloue un budget ou non. Mais comme j’avais déjà travaillé pour eux, il n’y a pas eu d’intermédiaire.

MF : John, je ne sais pas ce que tu en dis, mais je reprendrais bien sur la question des limites des relations entre l’artiste et ses modèles, ou actants. La question que tu posais était bonne. Tu parlais de Santiago Sierra. Kendell Geers, par exemple, est extrêmement critique envers la relation que cet artiste entretient avec ses modèles. Il parle d’une instrumentalisation, d’utilisation, d’avilissement, surtout pas d’émancipation. Je crois qu’il parle aussi de cynisme. Pour te situer, il vient de faire une exposition chez Yvon Lambert intitulée Kannibale. C’est un artiste d’origine sud-africaine, blanc, qui a été un activiste politique pendant des années, qui a stoppé l’activisme politique et qui a quitté l’Afrique du sud pour se consacrer entièrement à son activité d’artiste, et dont l’œuvre possède une dimension politique, joue aussi sur l’ambiguïté de l’imagerie politique, entre autres. Pornographie, immigration, conflits, coercition, inégalités, violences, mais aussi dominations, pouvoirs. Les œuvres sont considérées comme des activateurs pour la réflexion, elles ne sont pas à lire au premier degré, et c’est aussi parce qu’elles peuvent autoriser la critique et la réflexion qu’elles deviennent politiques.  Il y a vraiment une volonté de saisir le spectateur et de le choquer. Bref, il pense que Santiago Sierra instrumentalise ses modèles, ce qui n’est pas sans lui faire dire que son travail est de type fasciste et il pose donc lui aussi la question des limites. Par ailleurs, il a tenté de théoriser sur la question des artistes politiques aujourd’hui dans le texte I, terrorealist, texte intéressant, à mon sens, parce qu’il il montre ce qu’un artiste international comme lui peut penser des enjeux liés aux relations entre art et politique et qu’il soulève la question problématique qui est celle de l’efficience réelle. La critique est assez totale. Je ne dis ni qu’il a “raison”, ni qu’il apporte des “résolutions”. Alors Jean- Luc, nous voudrions vous reposer une question : jusqu’où peut aller l’artiste pour rendre son œuvre efficiente ?

JLM : Tu as compris que je suis très circonspect quant à la question de l’efficience politique des œuvres hein ? Que là-dessus on essaie de classifier ces efficiences, je me demande bien sur quel index on peut le faire. Quant au boulot de Sierra il me tombe purement et simplement des yeux. J’ai par ailleurs moi-même été un actant de Michel Journiac, un des actants de Hermann Nitsch, et je peux donc dire, par expérience, que tu ne fais pas cette expérience-là sans un engagement particulier. Je ne sais pas quelle relation a Santiago Sierra avec les actants. Est-ce que ce sont des actants ? Est-ce qu’ils sont impliqués ou utilisés ?

JC : J’ai l’impression qu’ils sont utilisés. Ce sont des gens dans le besoin, qui ont besoin d’argent. On peut penser par conséquent qu’il les manipule.

JLM : Tu sais, je me suis déjà retrouvé dans le cas où un copain me disait « si tu veux que je t’amène deux gars qui se foutent sur la gueule jusqu’au sang pour cinquante balles, je te les amène ». Je lui ai répondu : « non merci ».

MF : Mais apparemment, chez toi, c’est particulier, car tu n’utilises pas le modèle comme simple modèle qui fait ce que tu lui dis, mais tu le mets en évidence lui-même, dans son statut, dans son existence, dans sa vie, dans sa réalité, pour ce qu’il est. Il est plus un co-auteur.

JLM : Oui, bien sûr. Moi, je m’intéresse plus aux principes. Entre ce qu’il donne, et ce que ça rapporte, soit la question de la redistribution, tout simplement, il y a un fossé.

MF : Oui, c’est ce qui est le plus gênant. Mais encore une fois, le fait d’“employer” ou de “louer” des personnes précaires pour réaliser des tâches souvent humiliantes semble être une manière de dénoncer le système de l’économie libérale. Jusqu’où est-on prêt à se faire exploiter lorsqu’on vit dans des conditions de vie extrêmement précaires et jusqu’où le système libéral profite-t-il de ces situations ? Certes, cela peut paraître caricatural, et on peut se poser la question de savoir s’il les exploite, puisque lui-même en tire des bénéfices, ou s’il dénonce vraiment et à quel point il dénonce en provoquant ainsi des situations qui sont à la limite du supportable pour les publics. On pourrait aussi dire que le monde est pourri, foutu, à l’image de Kendell Geers pour lequel « the world is fucked up », et que dans ce cadre-là, on pourrait presque tout se permettre, y compris dans le cadre de l’art, pour critiquer le monde actuel et l’exploitation de l’homme par l’homme. Le monde est considéré comme tellement pourri qu’on utilise des cas extrêmes. Au conditionnel, bien sûr.

JLM : Ah oui, bien sûr. Cela dit, cela fait des années que j’attends le moment, et je pense que ça viendra, où l’on nous présentera un cadavre.

JC : Mais c’est déjà fait avec Gunther Von Hagen qui présente des corps plastinés.

JLM : Je parle d’un cadavre frais, sortant de la morgue, amené dans le lieu d’exposition, protégé, tel quel, tel qu’il est exposé dans une chambre mortuaire.

JC : Damien Hirst y arrivera peut-être.

JLM : Hirst n’est pas loin, Hermann Nitsch peut arriver jusque là, moi-même j’ai envisagé de le faire, très sérieusement. Avec des étudiants nous avions travaillé sur la question des morgues etc. Je n’en pose pas a priori, si tu veux.

JC : Moi je pense qu’il y a des limites. Les plasticiens qui travaillent avec le vivant par exemple. Cela pose de vraies questions. Je pense au cas d’Edouardo Kac qui a injecté des gènes fluorescents dans un lapin. Alors en soi, un lapin phosphorescent, c’est marrant. Mais en jouant avec le vivant, jusqu’où peut-on aller ?

JLM : Je suis pour les arts morts et les arts libres. Le reste ça appartient à la vie. L’art a toujours eu à voir avec la mort, pas avec la vie. Point. Donc s’ils manipulent le vivant, effectivement, je vais m’affronter avec eux. Qu’ils manipulent la mort, ils m’intéressent. Dans les années soixante-dix, la question des limites, qui se posait toujours en terme de dépassement, ne m’a jamais intéressé. Si on pose des limites uniquement pour pouvoir les dépasser, c’est un jeu un peu pervers.

MF : Mais il y a autre chose d’intéressant, et je pense à Otto Muehl, par exemple, que j’ai rencontré il y a quelques années, qui n’est d’ailleurs pas sans un certain pouvoir de persuasion ! Il dit, en substance, qu’il veut transformer les gens, transformer la société par l’actionnisme. Et cette transformation, finalement, tu en parles aussi, d’une autre manière. On parlait également tout à l’heure d’une forme d’autorisation résultant de l’expérience que l’artiste fait en élaborant son œuvre ou résultant de l’expérience que le spectateur fait avec l’œuvre et qui pourrait jouer dans les conditions d’existence. On parlait d’extension de la conscience. La question c’est : jusqu’où peut-on aller pour la transformation ? Quelles transformations pour la transformation ?

JLM : Oui mais attention ! Je ne veux pas sauver qui que ce soit comme le voudrait une vieille antienne.

JC : Mode d’expression, mode d’objectivation ? Peux-tu mieux définir cela ?

JLM : Eh bien si tu veux, pour moi, l’art n’est pas un mode d’expression.

JC : Et le mode d’objectivation consisterait en quoi ?

JLM : Cela consiste à objectiver la possibilité d’expérience et non à exprimer ce que j’ai à exprimer. Cela je peux le faire avec ma compagne et mes amis. C’est très bien, à ce moment-là je m’adresse à quelqu’un de physique. Quand je fais une œuvre, je ne m’exprime pas. Je cherche à objectiver une situation de production, de diffusion, d’apparition, dans un monde qui a ses variables économiques, sociales, politiques, etc.

JC : Les deux sont forcément antagoniques ?

JLM : Bizarrement, j’ai le sentiment que oui.

JC : Est-ce qu’on ne pourrait pas le comprendre négativement, dans le sens où, effectivement, le fait d’objectiver soit l’expression ?

JLM : Soit l’expression ? Pourquoi pas. Mais simplement, ce que je critique, c’est l’attendu général qui consiste à dire qu’un artiste c’est quelqu’un qui s’exprime. Et donc pathos, psychologie, et tout le bordel.

À retrouver : Partie 1

Partie 2

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Jean-Luc Moulène est principalement photographe. Depuis le milieu des années 80, il s’attache à déconstruire au travers de scènes quotidiennes ou d’images types (paysages, natures mortes, portraits…) les paramètres sociaux, économiques et esthético-historiques qui encadrent toute production d’images.

Manuel Fadat enseigne, écrit, recherche dans le domaine de l’art contemporain (notamment sur les dimensions sociales et politiques dans l’art contemporain, sujet sur lequel il rédige une thèse de doctorat). Il est aussi commissaire d’exposition et historien de l’art du verre et des usages du verre dans l’art (expositions, articles). Il codirige par ailleurs la revue Los flamencos no comen, est rattaché au lieu d’expérimentation artistique l’OBO (Le Vigan), est actif au sein de l’association autonome vivance et participe à divers projets de création (création radiophonique ; expérimentation vocales, textuelles, musicales avec BVN & Ach-so-ja !).

John Cornu est artiste et enseigne à l’UFR 04 (Paris I Panthéon Sorbonne).

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