Esthétisation des accidents automobiles : une voie de garage? / Raphaël Fonfroide

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Evénement spectaculaire et traumatique, l’accident de la route occupe une place de choix dans les représentations contemporaines. Carlos Almaraz, Arnold Odermatt et Andy Warhol s’y sont intéressés. Ces trois artistes ont produit des œuvres éminemment esthétiques avec des résultats très différents.

Notre société tend vers une esthétisation généralisée. L’esthétisation des individus, des objets, de l’espace public, du banal et du politique, de la violence, de la mort, etc., témoigne de la place privilégiée accordée à l’apparence, à ce qu’une majorité relative considère, à un instant t, comme beau. « Esthétisation » est souvent synonyme d’autoréférentialité, de vacuité. « C’est mignon ! » entendons-nous à tout bout de champ. Cette exclamation lancinante est-elle condamnable ? Beaucoup d’œuvres d’art suscitent l’admiration mais pas l’attention. Agréables à l’œil, elles sont intellectuellement médiocres, voire nulles. Elles ne nourrissent pas les regardeurs. Au-delà de leur pauvreté conceptuelle, sont-elles sujettes à réserve ? Tout dépend du sujet (re)présenté. L’esthétisation des accidents automobiles pose le problème avec acuité. Nous verrons qu’esthétisation ne rime pas toujours avec banalisation.

Beach Crash [1] est une huile sur toile du mexicain Carlos Almaraz. Elle représente une collision frontale entre deux automobiles, l’une rouge, l’autre bleu sombre. Le point d’impact se situe au centre exact du tableau. L’accident a provoqué l’explosion des véhicules. Une épaisse fumée noire monte déjà vers le ciel. Pour Nikita Brottman, « en représentant distinctement les explosions résultant d’accidents multiethniques, Almaraz signalait avec imagination le choc des cultures en Californie » [2]. Valorisante pour l’artiste, cette interprétation est sujette à caution. Les automobiles permettent souvent d’identifier les classes sociales de leurs possesseurs mais rarement les identités culturelles. Les modèles peints sont de toutes façons trop schématiques pour pouvoir être identifiés. En outre, il est difficile d’envisager que l’opposition chromatique des véhicules puisse jouer davantage qu’un rôle visuel. L’action se déroule en bordure d’une plage, sous un ciel dégagé. Au loin, environ dix personnes se détachent sur le bord de mer. Elles sont trop éloignées pour être concernées par l’accident. Quant aux conducteurs et aux éventuels passagers ils sont invisibles. La scène semble irréelle. Suzanne Muchnic écrit à ce propos : « les collisions d’automobiles sans effusion de sang […] sont observées comme si elles appartiennent à un autre univers – ou à un cauchemar qui est, après tout, seulement un rêve » [3]. L’œuvre n’est pas morbide. L’accident est réduit à un prétexte à peindre. Seules les couleurs s’entrechoquent. Comparé à Beach Crash, les photographies en noir et blanc prises par Arnold Odermatt [4] sont d’une grande sobriété. Contrairement au tableau de Carlos Almaraz, leur dimension documentaire est indéniable. Si les deux productions sont très différentes, elles ont néanmoins un point commun. Toutes deux esthétisent l’accident.

Dans les années 1950, alors qu’il travaille dans la police du canton suisse de Niwalden, Arnold Odermatt réalise des photographies d’accidents de la route. Selon Nathalie Delbard, Arnold Odermatt « met à jour cette difficulté qu’a le spectateur de se détourner des voitures accidentées » [5]. Si ses photographies sont centrées sur les accidents, elles les incluent souvent dans un ensemble plus large qui dépasse la scène du drame. Les cadrages et les points de vue adoptés sont inappropriés à la nécessité de reconstitution de l’accident. Les clichés d’Arnold Odermatt ne sont pas, ou sont plus, que l’enregistrement d’un état des lieux faisant office de preuves. Ils constituent un « ensemble dont la dimension documentaire se voit altérée par une volonté d’esthétisation manifeste, soulignant l’ambigu pouvoir de séduction propre à l’accident » [6]. Si les photographies ne neutralisent pas complètement la dimension funeste de la scène, force est de constater l’absence de présence humaine. A côté, les cadavres présents dans les Car Crashes d’Andy Warhol détonnent.

Dans les années 1960, Andy Warhol utilise des photographies d’accidents publiées dans des quotidiens pour certaines œuvres de la série des Disasters. La répétition et la coloration de ces images sérigraphiées révèlent-elles ou masquent-elles leur objet ? Et, si l’accident subsiste comme sujet, est-ce réellement lui qui intéresse Andy Warhol ? Dans Green Car Crash [7], l’artiste reproduit la photographie d’un fait-divers parue dans Newsweek le 3 juin 1963 ; un pêcheur poursuivi par la police pour délit de fuite s’est empalé sur un poteau [8]. L’image de cet homme accroché d’une façon improbable, comme suspendu à un crochet de boucher ou pendu, est horrible. L’horreur croît lorsque nous remarquons, à l’arrière-plan, la présence d’un homme qui marche, les mains dans les poches, en regardant la scène de l’accident. Une autre personne au moins est présente, le photographe. Il est arrivé sans tarder comme l’atteste l’automobile qui brûle toujours. Cependant, l’horreur n’est pas tant celle de l’image et de ses conditions de production, que celle de la consommation jamais assouvie du sordide et du sensationnel. Sur la toile, la scène est répétée douze fois. « La répétition de la même image non seulement ruine sa signification émotionnelle mais se substitue [aussi] à tout autre contenu. » [9]. Ces propos ont souvent été tenus par les critiques et par l’artiste lui-même : « Lorsque vous voyez une image terrifiante encore et encore, elle n’a plus d’effet. » [10]. Les automobiles accidentées et les chaises électriques seraient-elles à mettre sur le même plan que les portraits de Marilyn Monroe et d’Elisabeth Taylor ? Contrairement à ce qu’Andy Warhol et la très contestable exposition Le Grand Monde d’Andy Warhol [11] laissent croire, toutes ces sérigraphies sont loin d’être futiles. Elles n’évacuent ni la mort ni la violence et elles placent l’Homme au centre. Andy Warhol sérigraphie Marilyn Monroe après son décès et Elisabeth Taylor pendant une dépression. Comme le remarque à juste titre Neil Prinz : « Dans le monde de Warhol, il n’y a pas de prestige sous-jacent dans la mort par accident de voiture. La banalité même de ses victimes et leurs morts grotesques suscitent l’empathie du spectateur. » [12]. Les espaces monochromes, qui occupent plus de la moitié de Orange Car Crash 10 Times [13], s’interprètent alors autrement que comme des aplats décoratifs. Les surfaces colorées ne sont pas le fruit d’un esthétisme qui se mord la queue à l’instar de la Suite Milanaise de César [14]. Elles suggèrent le néant, la mort. Plutôt que de déréaliser le sujet, les couleurs arbitraires en redoublent l’impact. La multiplication d’images semblables le neutralisent-elles ? « Avec le ralenti télévisuel fréquemment employé dans les téléfilms et dans les reportages sportifs pour montrer les accidents, la boucherie devient une sorte de taï-chi, la mort violente devient élégante » [15]. Reproduire des photographies identiques, les mettre les unes à côté des autres ou les unes sur les autres, créent, au contraire, un effet de dynamisme qui s’oppose à l’esthétisation de l’accident due au ralenti ou à l’arrêt sur image. Notre regard va de l’une à l’autre, il fait de constants va-et-vient. Les duplications imparfaites l’empêchent de se fixer. Elles constituent un kaléidoscope qui prévient l’immobilisme de la contemplation morbide (la vitesse réduite et la fragmentation de l’action permettent de s’attacher aux détails). La série des Car Crashes traduit une obsession pour la mort et non une fascination pour une esthétique de la mort.

L’esthétisation des accidents automobiles n’est pas critiquable en soi ; dans les deux sérigraphies d’Andy Warhol et, dans une moindre mesure, dans les photographies d’Arnold Odermatt, elle ne dessert pas le sens. En revanche, dans l’œuvre de Carlos Almaraz, la séduction de la palette évacue le drame de l’accident automobile. Pour une œuvre d’art dont le sujet est la mort, la disparition du fond au profit de la forme est, selon moi, une voie de garage [16]. L’esthétisation peut être un formidable moteur pour véhiculer du contenu. Le risque est d’en arriver à considérer l’esthétisation comme une fin en soi.

Raphaël FONFROIDE

[1] Cf. Autopia : Cars and culture, p. 47.

[2] Mikita Brottman dir., Car Crash Culture, New York, Palgrave, 2002, p. 279.

[3] Ibid.

[4] Cf. http://www.galerie-vallois.com/fr/expo-groupe/2006commissaire/expo1.html

[5] Nathalie Delbard, « Principes de visibilité réduite », in La Voix du regard, n°19, « En voiture ! », Fontenay-aux-Roses, Association la Voix du regard, octobre 2006, p. 165 – 170, p. 166.

[6] Ibid., p. 165.

[7] Cf. http://z.about.com/d/arthistory/1/0/y/V/christies_051607_01.jpg

[8] Isabelle De Wavrin, « Retour sur une vente événement. Warhol Horror Show » in Beaux Arts Magazine, n°277, juillet 2007, p. 109.

[9] Ann Hindry, Georges Poncet, Renault et l’art : une épopée moderne, Paris, Hazan, 1999, p. 61.

[10] Gerald Silk, Automobile and culture : the Museum of Contemporary Art, Los Angeles, New York, Abrams, 1984, p. 135.

[11] Présentée à Paris, au Grand Palais, du 18 mars au 13 juillet 2009.

[12] Mikita Brottman dir., op. cit., p. 281.

[13] Cf. http://www.mumok.at/collection/the-collection/pop-art/?L=1

[14] Elle a été récemment montrée dans l’exposition César, anthologie par Jean Nouvel (Fondation Cartier pour l’art contemporain, 8 juillet au 26 octobre 2008).

[15] Patrick Baudry, « Une esthétique de l’accident », in Informations Sociales, n°5, « l’accident », juillet – août 1990, p. 14 – 18, p. 16.

[16] La mort peut être traitée avec humour. En revanche, faire de la mort un prétexte à créer comme un autre me semble difficilement défendable.