Jeff Wall et l’arrêt sur image

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La critique c’est chic 7

J’ai lu récemment, dans la revue belge L’Art même, un texte du critique d’art Tristan Trémeau portant sur une exposition du photographe Jeff Wall (Bozar, Bruxelles) [1]. Dans ce texte, en suivant l’auteur, nous partons du « modernisme », que je vais définir avec lui, pour, le temps d’une boucle, consciemment y retourner.

La lecture critique d’un texte aussi représentatif de l’auto-référentialité des bulles spéculatives en théorie esthétique peut permettre d’amener, en creux et progressivement, les éléments pérennes d’une esthétique réaliste et dialectique, laquelle est susceptible de rendre explicite le contenu objectif, autrement dit le plus généralement inconscient, d’expressions culturelles actuellement.

Vous rappelez-vous des épisodes précédents?

Mon point d’interrogation de départ était l’inconscient chorégraphique. Pour l’aborder, je partis, non de la danse, mais de l’art contemporain. Sur la base du travail déjà effectué et rendu public dans le livre Art contemporain : le concept, je proposais d’abord une synthèse sur le contenu symbolique des formes chéries et promues par l’art institutionnel de marché. Sur cette base, j’effectuais un retour en arrière dans le temps jusqu’aux prémisses de la révolution française, pour entamer une genèse de l’art contemporain à travers le parcours du romantisme moderne. Je tentais de montrer, au cours de plusieurs publications successives, comment le romantisme, en tant que puissante dynamique de production d’art, se développait dialectiquement, c’est-à-dire en générant des formes opposées entre elles, mais sur la base d’un terreau commun à toutes ses expressions : la déconnexion, dans la conscience (de l’artiste, du critique, de l’amateur) entre aspiration subjective et réalité objective. Autrement dit, le romantique ne connaît pas le principe de réalité, la pratique, sinon il ne serait pas romantique. Cette ignorance le mène dans des impasses radicales, aboutissant couramment à la mort physique ou psychique, au subjectivisme comme repli sur soi ou comme comportementalisme, ou bien encore à une propension impérialiste. Autant de destins issus de la déconnexion initiale entre ce qu’il comprend et ce qui est. Je relevais aussi qu’en tant qu’esprit dynamique, ou pour le dire autrement, en tant que façon de sentir et de penser, le romantisme travaillait de ses idéaux mal entrepris, de ses biais de trajectoire, d’autres secteurs d’activité que l’art, à savoir aussi bien l’industrie scientifique que l’activisme politique — avec des stades intermédiaires, comme, pour s’en tenir à la relation de l’esthétique au politique, le passage partiel de l’art au kantisme chez Lautréamont, celui plus réussi chez Aragon de l’art au marxisme, ou bien encore, à l’opposé, la collaboration active de Marinetti au fascisme, de Heidegger au nazisme.

Au terme de ce périple, je retrouvais mon esquisse initiale du système symbolique de l’art contemporain, en l’enrichissant d’une catégorie supplémentaire, celle de romantisme instrumental, soit l’essence, aujourd’hui même, de l’art impérialiste en général. En effet, depuis l’expansion états-unienne après-guerre, la récupération des significations produites depuis près de deux siècles par le romantisme justifie le despotisme du capital sur le terrain d’une expérience censément gratuite, le beau. Entendons-nous sur le terme de gratuité ici, car la culture impériale, devenue globale, tend à réduire ce terme au non-payant, quand il peut signifier, c’est le cas ici, hors du payant. Un plaisir gratuit, comme la vue sur un paysage, est le fruit de millénaires de pratique humaine, et ne saurait être privatisé sans qu’il s’agisse de rapine. Ainsi du beau en général, donc de la vocation de l’art conscient de soi, qu’il soit classique ou romantique.

Avec l’art romantique, les aspirations infinies au beau, au bien, au vrai, fussent-elles médiatisées maladroitement voire sinistrement, valaient toutefois pour elles-mêmes. Avec le romantisme instrumental, ces valeurs, les aspirations qui tendent vers elles, deviennent médiatrices du profit dans l’industrie de l’art. Au beau comme pathos essentiel de l’esthétique se substitue l’intéressant, c’est-à-dire, en phase de croissance exponentielle de la masse monétaire, la suprématie du signe dans le témoignage et l’exhibition de la valeur.

Il est temps de passer à la danse, dirait-on. Et certes, le modèle du développement du romantisme instrumental, tel que je l’ai proposé précédemment, pourrait être transposé sans difficulté à la danse moderne puis contemporaine. Mais pour ne pas lasser le lecteur dans la circonstance d’une fastidieuse séance de répétitions, je rompis, lors de ma dernière chronique, mon parcours d’une brèche, en mentionnant un épisode chorégraphique récent et prenant le contre-pied du romantisme instrumental : la pièce Driftworks présentée par Ezster Salamon en 2009 au Centre Georges Pompidou. J’en fis une brève recension qui se terminait par cette boutade :

Il paraît que le philosophe Alain Badiou s’est pris un jour à écrire que la danse était comme une métaphore de la pensée ; autre philosophe, Hegel proposait l’énoncé suivant (en substance) : la pensée est le tout. Je vous laisse imaginer une conclusion.

Une plaisanterie. Il s’agissait toutefois de faire intervenir le chorégraphique annoncé dans ma démarche, et notamment par une pièce se caractérisant par son flux, ou plus exactement son rythme. Je suivrai cette voie aujourd’hui, en passant par la musique, au détour d’une poignée de main à Tristan Trémeau.

Avancer sur le terrain du contenu symbolique de l’activité en général, des arts en particulier, ne peut être effectué en faisant abstraction du discours conventionnel sur cet objet, les arts. Les critiques d’art en sont bien sûr les instances les plus représentatives, puisqu’il leur incombe de médiatiser auprès du public le sens mis en forme par les œuvres. Cependant, dès lors que le critique développe son propos selon les ornières de la convention institutionnelle de marché, la médiation est tendancieuse. Chic, elle oublie l’essentiel. Et comme une plaque à soulever, se développe au-dessous d’elle une vérité refoulée qui la soutient, médiatise et conditionne.

L’arrêt de la musique

Le texte de Trémeau organise un trajet en ces termes.

De Jeff Wall nous rebroussons chemin jusqu’à Edouard Manet. Depuis ce point, nous suivons une trajectoire de sécularisation de l’art passant par le modernisme, lequel se scinde, selon Trémeau, en deux courants. L’un mettant l’accent à la fois sur les propriétés du médium plastique utilisé par l’artiste et sur le rapport au passé de l’art. L’autre voulant agir sur la réalité voire l’émanciper. Enfin, Trémeau nous fait retrouver Wall dans la continuité du premier courant, présenté dorénavant en termes de recherche d’un « grand art » (sic). Le point d’arrivée se justifie du détour afin de placer l’œuvre de Wall dans une perspective historique. La tendance vers le « grand art » se donne alors en ces termes :

De ce point de vue, l’œuvre de Wall est exemplaire d’un moment important de l’histoire récente de l’art, d’une branche du postmodernisme très distincte de l’idéologie post-historique et post-idéologique à laquelle est souvent uniquement identifié le postmodernisme, une branche que l’on pourrait définir comme celle d’une poursuite des ambitions modernistes au « grand art » (l’ambition que chaque œuvre puisse tenir face à un Giotto, un Velasquez ou un Manet) et, critiques, des avant-gardes (critique sociale, politique, économique…).

Juste à la suite, le texte intègre dans sa démonstration quelque chose du double inversé du « grand art », de l’art activiste tendu vers l’émancipation rêvée, à travers la mention du caractère presque « vulgaire » (sic) du caisson lumineux sur lequel sont montées, en rétro-éclairage, la plupart des grandes photographies de Wall.

Notre thèse est que ce texte, dans la boucle qu’il forme, définit le périmètre de la pensée possible sur l’art du point de vue institutionnel de marché. Depuis ce cercle, la production expressément symbolique actuelle, l’art actuel, l’art même, ce que le critique se donne pour tâche d’expliciter, devient littéralement impensable sur le plan de l’objectivité. Comment?

Trémeau revient à Wall via Manet en passant par une expression fameuse de Baudelaire, celle de « peintre de la vie moderne », appliquée par le critique au peintre aussi bien qu’au photographe. Manet, contemporain de Baudelaire, aurait été ce peintre en son temps, aussi bien que l’est, à sa manière, c’est-à-dire photographique, Jeff Wall aujourd’hui. L’expression « peintre de la vie moderne » liée à Manet, la reconduction de ce prédicat à Wall se justifie des citations que ce dernier fait au premier. Un exemple pris par Trémeau, cette reprise du thème du Déjeuner sur l’herbe :

Tatoos and Shadows, Jeff Wall, 2000

Ce faisant, il est notable que Trémeau oblitère cette parole du même Baudelaire, cette fois directement adressée à Manet : « Vous êtes le premier de la décrépitude de votre art ».

C’est alors une diamétrale inversion de sens qu’opère Trémeau : la fin de l’art est prise pour le début. L’histoire du modernisme est dite commençante tandis que l’histoire sociale vient de subir un point d’arrêt tonitruant avec la répression du mouvement ouvrier de 1848, cela même qui produit, du point de vue des artistes, l’École du désenchantement. L’histoire du modernisme est dite se poursuivre à travers les années 1980 de Jeff Wall, c’est-à-dire dans le moment de la glaciation financiarisée de l’histoire. Ce décalage répété est l’expression la plus courante du retournement que fait subir l’intelligence bourgeoise à la réalité, produisant alors pour elle-même un objet qui mérite toute notre attention : l’histoire fétiche [2].

Remarquons qu’en son temps, Manet ne propose pas une peinture du rêve symboliste mais l’inverse, une peinture de la réalité. Par là-même, tentant d’accorder le subjectif et l’objectif, il est amené à transformer les médiations plastiques de la représentation. Il tend alors vers la dissolution du médium plutôt que son accentuation. L’art est mort. Tendance qui perdure à travers Cézanne et le cubisme — à l’inverse du rêve surréaliste.

Les déformations apportées par Cézanne, Braque ou Picasso sont à mettre au compte des consécutions subjectives de ce qu’ils subissent objectivement selon l’évolution socio-historique dans laquelle ils se trouvent. En l’occurrence, la genèse objective de la torsion de la peinture dans le cubisme est irréductible à une particularité subjective, à une sensibilité privée, mais bien au contraire à des déterminations massives et généralisées. C’est d’autant plus tangible que ce courant compte plusieurs peintres de haut niveau de style semblable.

La tension entre objectivité et subjectivité tente alors de se résoudre par la peinture. La fin du geste est bien la résolution : l’unité retrouvée de la contradiction effective, vécue, dans l’histoire (individuelle et, consciemment ou non, collective). Du point de vue de la pratique du peintre, il faut résoudre la contradiction entre ce qui est réellement vécu et ce qui semble l’être, cela, compte tenu des représentations (picturales) courantes. La contradiction veut alors s’exprimer et se résoudre dans sa justesse, sa vérité, contre le cache des apparences (le développement bourgeois adorant les apparences, faut-il rappeler cette banalité?).

Parallèlement au progrès philosophique, dont l’affaire est de connaître l’objectivité, c’est-à-dire ce qui ne se montre pas directement sinon à travers des médiations, des phénomènes [explication?], la peinture propose d’exprimer la réalité dans l’union de la subjectivité et de l’objectivité selon une résolution plastique et provisionnelle. Avec le cubisme, la peinture se produit alors elle-même en classicisme paradoxal.

Classique : le cubisme veut l’adéquation de ce qui est (ou existe) avec ce qui est peint (représenté). Paradoxal : cette adéquation prend le contre-pied de l’apparence immédiate des objets.

Produire l’adéquation entre ce qui est et ce qui apparaît est du ressort d’une pratique contre-illusoire, contre l’idéologie dominante et les ressorts sociaux qui la produisent (aux prémisses desquels nous trouvons le mode de production et les rapports sociaux de production).

Ce classicisme paradoxal peut être repéré aussi bien avec Manet ou Cézanne. L’adéquation contradictoire entre représentant et représenté, entre le trait et l’objet, rend la représentation picturale intrinsèquement incomplète. Les peintres de l’art moderne témoignent tour à tour de cette fin, qui entame son déroulement sur une sonate. C’est ce que ne veut pas le modernisme, tantôt médiumnique, tantôt révolté, tel que décrit par Trémeau. Contre la sonate, contre la dialectique, contre l’histoire, le modernisme mène à la musique de Schönberg, adressée à quelqu’un qui n’existe pas, « vraie bouteille à la mer » pour le dire comme Adorno. Une musique de l’homme se croyant au départ du réel, créateur, mais devenu seul, ayant perdu tout public. Son expression inversée est l’infanticide dadaïste, ayant lui-même pour objet du meurtre, des enfants tentant de détruire la réalité même qui les fait être. Une tragi-comédie contemporaine de la musique la plus abstraite jamais produite : la « musique concrète ». L’homme révolté, existentialiste, de Nietzsche à Camus, tentera une sortie politique, mais affrontera, à nouveau, différentes voies du désastre.

La liberté du temps revoit le jour à travers l’émancipation noire et le jazz. La réaction esthétique intervient lui substituant la fixation binaire du rythme, le rock, l’anti-jazz, aboutissant dans le temps unique du « beat par minute ». Une apothéose du sens interdit dont le temps immobilisé des « drippings » muséaux est l’avant-garde, et l’art immédiat d’Ileana Sonnabend l’idéologie. Celle-ci se décline pendant soixante ans jusqu’aux actuelles émulsions de saveurs unilatérales et instantanées de Ferran Adria.

Dans cette Cène de cire au musée est convié Jeff Wall en tant que compositeur d’images, spécialiste en spatialisation de l’histoire, et tout particulièrement de l’histoire de l’art. Une spatialisation tout sauf historique, intégralement mythologique, rigoureusement édifiante.

La glace sur le Wall

Qu’oublie de dire Trémeau, reconduisant en cela le refoulement structural (c’est-à-dire inconscient, objectif) de la fresque de figures critiques et historiennes qu’il cite en tête d’article [3] ? Que l’art de Manet intervient dans le siècle des révolutions, ce qui contextualise toutes les entreprises de ce peintre, tandis que les images de Wall sont produites au cœur d’une contre-révolution de laquelle nous sommes actuellement contraints de participer.

Le retour de la taille perçue par l’actionnariat travaille à son auto-légitimation. Cela par la médiation de l’immanence effective de la valeur d’échange et de la valeur d’usage. Valoir 200 fois le salaire d’un professeur d’université ou d’un ouvrier, renvoyés à la même échelle de salaire dans ce régime de proportion, cela va de soi du point de vue du MEDEF. Une véritable mystique de la valeur en soi d’un argent incarné se saisit de l’imaginaire. La conséquence artistique : la mise sous vide de la réalité présente, du ressenti public, du goût de la facture (de la dette grecque, espagnole…). Mais ces pays n’aiment plus le sel.

En cours de parcours, puisque les années 80 et suivantes sont celles de l’explosion de la financiarisation préparée depuis 1971 (découplage dollar-or), Jeff Wall propose une image composée de corps de soldats détruits — pour aboutir au « grand art »? Et la mystique retrouve la mystique : l’idée d’un « grand art » médiatise le rapport à Giotto, Velasquez, Manet, auxquels il s’agit pour Wall de faire se comparer ses productions. Nous demandons quelle signification religieuse issue de Giotto, politique issue de Velasquez, révolutionnaire issue de Manet, est susceptible de trouver un écho dans l’œuvre de Wall?

Le filtre visuel témoigne d’un combat, combien actuel, entre noms de marque et dont l’arène n’est est pas l’esthétique, mais le marché — car quel visiteur des livres d’histoire de l’art et musées comparera des œuvres aussi différentes en définitive que le Déjeuner sur l’herbe et Tatoos and Shadows, sinon dans un jeu des différences à la fin de 20 Minutes? Les scènes de vie dépeintes par Trémeau, fonctionnant dans l’imaginaire en périmètre, suscitent une Passion de ne pas savoir. Tandis que les productions de Wall comme tendance vers le classicisme, mais dans un temps déréalisé, ont une saveur de dérision.

Samuel Zarka

[1] « Un art d’historien de l’art », Tristan Trémeau, dans L’art même n°51, p.39. Republié sur le blog de Tristan Trémeau.

[2] Avançons que l’affaire va plus loin que le mythe de l’originalité de l’avant-garde relevé par Rosalind Krauss.

[ explication? ] Vous trouverez dans cette vidéo une explication de la nature de l’objet de la philosophie : écouter de la minute 08:15 à 11:45.

[3] Thierry de Duve, Boris Groys et quelques autres, cités en entrée de l’article de Tristan Trémeau pour avoir écrit à propos de Wall.

Jeff Wall sur Google image

Toutes les Critiques Chics & Excursus complémentaires

À la source des critiques chics… : Art contemporain : le concept (PUF, 2010)
une histoire sociale et idéologique de l’art contemporain