Arsenal — The Broken Kilometer, Walter de Maria
La visite de la biennale de Venise a permis aux étudiants de l’atelier de sculpture de se prononcer en toute subjectivité sur leur appréciation des œuvres d’art qui y sont présentées. Cela a ouvert un échange informel sur les points de vue des uns et des autres, parfois concordants, parfois distants, dans leurs conclusions. Ces différents commentaires ont débuté sous forme de jeu et autour d’un repas où j’ai pris la liberté d’installer un dictaphone. Cela n’a pas permis tout de suite de détendre les propos, l’enregistreur a eu un effet d’intrusion désagréable. Pourtant, lors de la soirée que nous avons passée en compagnie d’amis de Pierre Portier près d’un campus universitaire, autour d’un verre, tout s’est débloqué et la discussion a été positivement animée.
Dès notre retour de ce voyage très réussi, j’ai proposé à qui le souhaitait de réaliser la reproduction au choix d’une œuvre qu’il appréciait particulièrement et d’y joindre un texte de réflexion sur son sentiment à la vue de celle-ci.
The Lightning Field, Walter de Maria
Le choix, évident pour moi, de l’œuvre de Walter de Maria The Lightning Field, est motivé par l’expérience qu’il fait de la sculpture muette de toute pédagogie. Cette œuvre célèbre n’est visible que par peu de candidats spectateurs, mais elle reflète bien la philosophie de la sculpture investissant les lieux naturels pour s’y adosser et adouber l’art chamanique post art contemporain .
Que nous dit l’art contemporain ? Voilà le premier questionnement qu’a proposé Mathias pendant la visite de la biennale. Cette réaction est concordante avec la difficulté que nous pouvons tous ressentir à la vue de tant d’œuvres d’art en si peu de temps. L’idée d’adhésion ou de résistance est bien la question à se poser à la vue d’une grand-messe de l’art contemporain. Pour y répondre, il ne suffit pas d’être pour ou contre, mais de tenter de savoir où l’on se situe par rapport aux enjeux des pratiques liées à la production d’œuvres d’art et au contexte qui permet l’avènement de celles-ci pour les candidats artistes qui terminent leurs études.
Pavillon égyptien
De quoi cette biennale parlait-elle encore ? Je ne sais pas, de plein de choses sans aucun doute, d’art contemporain. Qu’en est-il de l’amour, et de la beauté ?
Mathias Voets
J’ai personnellement vécu un moment très intense en compagnie de jeunes artistes qui ont démontré l’intérêt et l’intelligence de cœur qui les conduit à se forger une opinion sur l’art et la phénoménologie de son apparition. Certaines prises de position reflètent très profondément la nature ambiguë de l’existence de l’art contemporain. Même si, dans l’ensemble, les opinions sont favorables, elles comportent néanmoins des questionnements critiques qui ne trouvent pas de réponse satisfaisante dans l’immédiateté de la vision des œuvres exposées. Le recul nécessaire à la digestion des tentatives d’incarner l’art que nous avons pu découvrir tout au long de la biennale permettra certainement, avec le temps, de dégager un substrat d’émotions qui fera sens à leurs yeux. Ils ne sont pas dupes, même si leur envie de progresser est réelle, ils désirent réaliser un parcours sans faute quant à leur implication en faveur de l’art. Ils s’investissent avec bonheur dans leurs études artistiques dès qu’ils sentent la liberté les guider. Bien sûr, ils sont conscients du marché, des commissaires, et de toutes les vicissitudes qui les attendent autour de la doxa de l’art contemporain. Soyons confiants, certains tiendront, d’autres participeront… Nous-mêmes, avons-nous résisté assez ?… Ils sont libres de tenter l’aventure artistique, chaque fois revisitée par la jeunesse.
Bref, il ne s’agissait pas, à travers ce voyage, de créer une troupe homogène de défenseurs de la sculpture. L’atelier de sculpture souhaite ne pas faire l’erreur du formatage, qui concerne tellement d’enseignements artistiques qui embrassent la mode du design et de la sociologie horizontale… si prisés des adeptes de l’esthétique positive du sens qui a déjà fait de nombreux ravages dans l’art actuel. Somme toute, ce qui importe pour l’équipe pédagogique de l’atelier de sculpture, c’est de permettre et d’encourager l’avènement d’un homme, d’une femme, nouveaux en leur esprit, à la faveur de la découverte d’eux-mêmes : leur art comme un miroir d’eux-mêmes, une deuxième naissance.
Pavillon israélien — Gilad Ratman
L’installation retrace l’expédition d’une petite communauté qui entame un voyage souterrain depuis Israël. Un tunnel fantastique qui ne connaît pas de frontières ! Le périple des grottes débouche dans le pavillon même, un trou à l’entrée témoigne de leur passage. À l’arrivée, les membres du groupe investissent le lieu et chacun commence son autoportrait en émettant des sons primitifs. Tous les éléments ne sont pas livrés d’un coup, ils sont distribués au cours de la visite par des projections vidéo ou quelques traces tangibles, ce qui leur attribue un pouvoir suggestif très fort, et surtout permet à l’œuvre de se passer de commentaire ! Les cris de liberté n’ont pas de but pédagogique. L’art qui se passe d’explication se vit… et l’expérience est intense.
Jonathan Voleppe
Le pavillon israélien n’a laissé personne indifférent. La force dégagée par la présence de l’œuvre a permis à beaucoup de spectateurs d’accepter plus aisément le principe de l’installation transdisciplinaire. L’œuvre de Gilad Ratman est une production véritablement réussie de l’art actuel grâce à la rencontre de différents et nouveaux médias utilisés dans l’art contemporain.
Finlande — Déconstruction/reconstruction
Les bouleaux (photo 1) que le visiteur aperçoit en arrivant au pavillon finlandais s’avèrent en réalité des arbres reconstruits : des rondins et des bûches grossièrement assemblés. En apparence, la signification d’origine est préservée : le bouleau est un arbre qu’on trouve sur les terres scandinaves et qui est donc représentatif de la Finlande ; mais la fonction d’arbre qui pousse, d’arbre vivant, est perdue. Une autre s’y est substituée qu’il nous faut décrypter. Remarquons en passant que le thème de l’arbre associé à celui de la reconstruction convient bien à Venise, dont les fondations reposent sur des troncs d’arbres enfoncés dans le sol.
Ce travail d’un artiste finlandais, Antti Laitinen, est intitulé Reconstruction de l’arbre (Tree Reconstruction). Il a abattu cinq bouleaux dans sa ville natale de Somerniemi, les a débités et transportés dans le Giardini. Ensuite, il a recomposé le puzzle sur la pelouse du pavillon finlandais, donnant aux arbres une sorte de résurrection.
Dans une interview, Laitinen aurait décrit ses bouleaux comme des arbres de Frankenstein. La fabrication de ces créatures couturées renverrait ainsi aux mêmes questions que posait déjà le roman de Mary Shelley : quelle est l’essence des choses ? Un bouleau reconstitué est-il encore un bouleau ? Est-il laid ? L’artiste serait-il ce créateur fou usurpateur qui tente de recréer la vie à partir d’éléments morts et donne naissance à une créature monstrueuse parce qu’artificielle ? À l’heure où la science cherche toujours à percer les secrets de la vie, et maintenant qu’elle est capable de reconstituer des tissus vivants pour nourrir ou guérir, l’arbre reconstitué de Laitinen nous interroge : quelles sont les implications de l’acte créateur ? Quelle est sa responsabilité ?
J’ai trouvé dans le travail d’Antti Laitinen une parenté d’inspiration avec le travail que j’ai entamé sur le pommier, un arbre de ma région. Je parle de travail plutôt que d’œuvre, d’abord parce qu’il s’agit d’action, d’expérimentation, de travail physique dans et sur la réalité physique de la nature, ensuite parce qu’il s’agit de processus qui s’inscrivent dans la durée.
Le média de l’artiste finlandais, c’est la nature ; les paysages de son pays natal lui fournissent atelier, matériel et inspiration : arbres, îles, eau et glace. Il déconstruit bouleaux, forêts, lacs… pour les reconstruire dans son ordre à lui. À travers ces reconstructions qu’il pérennise via photos et vidéos, il laisse transparaître sa communion avec la nature, son goût pour les tâches physiques qui s’étendent sur de longues périodes de temps, un humour absurde qui interroge sur le « refaire » de l’art (ou des technologies).
Mireille Schmidt
Au sujet du pavillon finlandais, je ne peux m’empêcher de penser à certains critiques d’art qui prétendent que l’art contemporain (il faut entendre ici l’art actuel le plus pointu) qui posséderait une inspiration régionale (ici il faut entendre le biotope culturel) est un non-sens : l’art contemporain est-il lui aussi victime de la mondialisation ? Le cinéma du Suédois Ingmar Bergman et celui de Federico Fellini sondent tous deux les âmes et le média est le même – la pellicule. Pour le reste, l’issue du propos est tributaire de deux cultures d’inspiration très différente. Plus il y a de cultures qui nourrissent l’art, plus le monde est vivant et plus il s’enrichit à travers la diversité des points de vue.
Pavillon portugais
Dans le cadre de la biennale des arts contemporains de Venise, que l’on a découverte dans le cadre scolaire, un pavillon a retenu mon attention plus que les autres : le pavillon portugais. En effet, en plus de son contenu que j’expliciterai après, il est important de noter que ce pavillon était le seul à être non pas sur la terre ferme mais sur l’eau, dans un bateau sur les quais longeant le Giardini. Ce bateau fut décoré, extérieurement, d’une vue panoramique complète de la ville de Venise sur céramique. J’ignore si cette impressionnante réalisation entrait dans le cadre de la biennale, mais elle mérite néanmoins que je vous signale sa présence. Les travaux, ou plutôt le travail présent dans ce pavillon, m’a beaucoup plu. Il s’agissait d’une réalisation en textiles de différentes couleurs, emplis de diodes et plongés dans le noir.
Là naissait une sensation vertigineuse créée par ces textiles nous donnant d’une part une sensation de douceur familière, de refuge, et d’autre part leurs formes non terrestres nous soumettaient à un aspect inconnu et « étranger ». On se serait crus enfermés dans une pièce vivante, bercés par la respiration régulière que lui offrent les mouvements de l’eau se trouvant en dessous et autour de nous.
J’ai été impressionné par ce mélange d’aspects, me trouvant dans un lieu accueillant mais vivant, auquel nous étions tout à fait étrangers. À l’image de celle d’un virus dans le corps humain, notre « assimilation » à cet endroit ne se fait pas naturellement. Je n’entends pas par là une critique, mais plutôt un constat. Nous sommes dans ce pavillon soumis à un biotope qui n’est pas le nôtre, comme spectateurs d’un monde mouvant qui aurait l’air d’être venu d’ailleurs, d’une autre planète, d’un autre temps.
Je ne sais pas si l’auteur de cette œuvre souhaitait qu’elle ait un tel impact sur les spectateurs, ou tout au moins l’un d’entre eux. Je serais curieux d’entendre le discours de cet artiste, qui primerait sur le mien. Mais en attendant, l’impact qu’a eu sur moi le pavillon portugais n’est aucunement oubliable.
Jimmy Gilis
Le pavillon portugais, très original dans sa conception, est effectivement l’œuvre la plus étrange en son installation. Elle produit toutes sortes de sensations heuristiques qui assaillent le corps du spectateur. En résumé, le spectateur entre dans l’estomac de l’œuvre, où lui-même peut devenir un élément de vie confirmant la réalité de l’œuvre.
Photo de la place Saint-Marc, Claude-Henri Danloy
Ce périple académique formé par un groupe d’étudiants artistes éclectique nous a permis de fusionner nos connaissances mais aussi, par la même occasion, de confronter nos idées et de mettre en commun nos différents points de vue. Cette aventure a aussi, je pense, permis à chacun d’élargir son champ d’intérêt artistique à d’autres idées, concepts, matières, choix, sensibilités et techniques à appréhender. Les débats et la dialectique entretenue par le groupe ont permis une animation de celui-ci durant tout le séjour qui l’a rendu plus vivant et communicant, et donc plus efficace quant à son travail de recherche extrascolaire. Chacun a pu, entre autres, proposer des pistes à approfondir et suggérer certaines déductions tout en en refusant d’autres, avec toujours la volonté d’argumenter ses choix. Je pense que nous avons tous été touchés au moins une fois par une des œuvres de la biennale et par le cadre historico-artistique magnifique que Venise a offert à nos yeux. Ce cadre comptait d’autant plus que de multiples petits pavillons de la biennale étaient dispersés non seulement dans le Giardini et l’Arsenal, mais aussi dans Venise, ce qui nous obligeait à parcourir la cité et à profiter de sa vue pour nous rendre dans ses différents endroits reculés, parfois cachés ou passant inaperçus, et les découvrir. J’ai ressenti nos affects, toutes les émotions qui nous traversaient se décupler sous l’effet de la beauté du cadre et des œuvres s’y intégrant, mais aussi grâce à la dynamique de groupe mise en place. Nos perceptions furent, elles aussi, chamboulées par notre changement d’environnement, qui permit à tous de percevoir de nouvelles choses, de sentir l’air de la lagune s’engouffrant dans nos narines, de goûter les mets vénitiens, de toucher d’autres dimensions, d’autres rêves, d’autres vies, et qui, quelle que soit l’importance de cette expérience sensorielle pour chacun d’entre nous, persiste en nous et nous influence, consciemment ou inconsciemment, dans nos choix. Enfin, nous avons aussi cherché à mettre au jour les concepts de visible et d’invisible, définis explicitement ou suggérés implicitement au travers des œuvres, afin d’en rassembler les idées génératrices de sens, de pouvoir comparer les idées et les œuvres entre elles, d’établir des rapprochements ou d’en cerner les différences. Nous avons donc aiguisé notre regard et notre lecture à la compréhension de tout travail artistique dans ses tenants et ses aboutissants, ce qui nous a également permis de poser une comparaison avec notre propre travail et notre vision de l’art. Le bilan d’une telle expérience reste pour moi positif, comme toujours quand il est question de découvrir ou de redécouvrir des artistes, des œuvres et des cadres aussi beaux et intéressants que celui que Venise nous a offert, physiquement et intellectuellement parlant, car nous en sortons toujours imprégnés dans notre moi profond, quel que soit le degré d’influence perçue. Il est donc pour moi essentiel de nous forger des expériences, de découvrir, de ressentir, d’entrer en contact direct avec les œuvres afin de pouvoir partager et mettre en commun nos expériences, mais aussi de nous remettre en question afin d’évoluer dans le monde artistique et dans notre propre vision de l’art.
Claude-Henry Danloy
Le texte de Claude-Henry exprime véritablement le contentement de l’ensemble des participants à ce voyage d’étude. Les photos nombreuses de Venise qu’il a réalisées sont magnifiques. Venise est en soi une œuvre d’art… Le court moment de vie que nous y avons vécu nous a probablement changés. N’exagérons pas la portée d’une telle expérience, mais ne boudons pas le plaisir de rencontres heuristiques que nous avons tous plus moins appréciées. Elles furent artistiques, humaines et récréatives.
Déambuler dans Venise le long des canaux permet des échanges de sensations diverses. L’art, prétexte à discussions et interprétations de toutes sortes, permet aux étudiants en sculpture, en scénographie et en peinture d’échanger leurs points de vue qui parfois se rencontrent et parfois se distancient dans leurs appréciations.
Ce fut aussi l’occasion de découvrir de belles âmes, je pense ici particulièrement à Sarah de Raikem, étudiante en peinture, dont l’empathie communicative fut bénéfique à l’ensemble du groupe. Un dernier élément : la beauté de la jeunesse a toujours le dernier mot, à Venise…
Arsenal
J’ai beaucoup aimé cette œuvre exposée à l’Arsenal, la vue que l’on découvre à l’intérieur nous donne l’impression d’être au cœur de la nature. Ce qui est intéressant, c’est qu’à l’intérieur de la niche, une série de trous invite le spectateur à découvrir un univers enchanté. Ce qui m’impressionne dans ce travail, c’est le rendu de la matière et de la technique.
Isabelle Charon
L’œuvre choisie par Isabelle se trouvait à l’Arsenal. Cette sculpture est un élément important de la thématique des Espaces de la mémoire de la biennale. Il est positivement intéressant de constater que le spectateur a tout loisir d’interpréter l’œuvre d’art en libérant son esprit pour son seul plaisir. Il y a bien une contradiction à penser qu’une œuvre d’art est pédagogique… Quel mot horrible !
Bref, pendant la visite de la biennale, beaucoup d’œuvres m’ont rassuré sur l’avenir d’une certaine conviction chamanique qui hante encore l’esprit d’artistes métaphysiques, à l’exemple d’un sculpteur comme Hans Josephson, modeleur remarquable d’œuvres qu’il crée avec ses mains ; de Walter de Maria, chamane tellurique et grand géomètre de l’espace, qui réalise des sculptures/installations qui possèdent une grande charge spirituelle ; ou encore, pour finir, de Gilad Ratman, dont le travail touche le cœur avant tout.
Alterius non sit, qui potest esse sui.
Dario Caterina
Mathias Voetz ; Jonathan Voleppe ; Mireille Shmidt ; Jimmy Gilis ; Claude-Henry Danloy ; Isabelle Charon.
Novembre 2013