La critique c’est chic 9
Par la présente critique, nous souhaitons développer l’hypothèse avancée dans notre dernier texte :
la tendance générale des arts, pour la séquence 1970-2011, consiste en une spatialisation tendancielle du temps qui leur est inhérent, aussi bien du point de vue de leur production que de leur consommation.
Comme précisé, cette hypothèse vaut pour les « arts contemporains » toutes disciplines confondues comme pour les industries culturelles.
Pour l’heure, nous maintenons cette distinction entre deux registres d’artistico-culturels parce qu’elle est couramment employée. Cependant cette distinction est, de fait, toute relative : ce n’est pas son mode de production qui fait la qualité d’art d’un objet, mais le fait de médiatiser une expression orientée vers une expérience du beau.
Mais passons et présentons, dans leurs grandes lignes, tenants et aboutissant de notre hypothèse. Nous l’avons posée précédemment sur la base d’un énoncé préalable, emprunté à Caroline Champion dans le livre Hors-d’œuvre : de manière générale, le temps est la dimension cachée de l’esthétique.
C’est-à-dire? Il est entendu que l’esthétique s’est élaborée comme registre de discours depuis le courant du XVIIIème siècle. Que son objet soit devenu spécifiquement l’art au cours du XIXème siècle et au-delà est un fait dont nous avons fournit plus d’un élément de compréhension dans les chroniques précédentes [1]. Mais c’est au XXème siècle que l’esthétique propose à ses propres yeux son objet privilégié à travers la catégorie d’ « avant-garde », l’appréhendant corrélativement en termes spatiaux bien davantage que de processus.
Espaces de l’utopie à multiple variantes ayant toujours en commun d’être coupées du réel partagé. En effet, la relation continuée entre art et discours esthétique produit l’exacerbation d’une forme dont le temps de déploiement, s’il n’est définit comme Mystère par Heidegger, adhère progressivement à l’instantanéité.
Dans les deux cas, c’est une portion congrue. D’une part le Mystère est celui d’une « extase » (le terme est de Heidegger) qui, bien qu’elle autorise encore une expérience temporelle, ramène celle-ci à l’expérience de sa fantasmagorie individuelle. Cette expérience du temps est barrée dans le cas voisin : quand l’artiste a une « idée » que le consommateur apprécie en un « rien de temps » comme piqué d’une signification qu’il connaissait déjà.
Extase et piqûre décrivent ensemble, du point de vue de la dynamique de l’art moderne, une tendance inverse de ce qui fut développé dans Balzac, Wagner et Proust, entre autres occurrences de l’accent porté dans l’œuvre d’art sur la dynamique de ce qui est vécu.
Sous le jour politique, cette double évolution est l’expression esthétique de la négation de la production de la valeur. Dans le cas de l’extase, cette négation opère au profit d’une identité devenue fusion, immanence, de l’art et du spectateur. Ce dernier fait si bien le tableau qu’il le devient, aboutissant dans le fétichisme du « soi » vivant des « expériences » dont l’ecstasy en club ou en teuf est l’expression new age la plus significative à ce jour.
Dans l’autre cas, l’art devient identique non au spectateur mais à l’artiste. C’est le fétichisme du nom, de la marque, du marketing. Le produit devient surface d’application d’un cachet : art. La griffure d’un signe renvoyant aux savoirs circonstanciées des consommateurs : passion fauve, écologie, anti-totalitarisme ou bien encore humour potache… Et au ressentir est finalement substitué ce que l’art honnit paraît-il : le message.
Et c’est ainsi que…
Écrire que le caractère généralisé des arts actuels consiste en l’aplatissement du temps qui leur est inhérent, ce n’est pas mettre en cause la possible grâce d’un geste économe. Faire tenir une chaise en arrière, le troisième pied posé sur une frêle ampoule, c’est amusant ; pourtant, et là est le point essentiel, c’est nier l’esthétique, c’est-à-dire la mise en forme d’une signification dans le ressentir, en restreignant ce ressentir dans l’esthétisme, la manière, le jeu de formes, l’exclusion du sens.
Bref, il s’agit de considérer Proust contre Céline et Vilar contre Genod. De retrouver le temps contre le dépit de sa perte.
Les arts visuels
Nous voulons éprouver notre modèle de traitement du temps plus avant s’agissant des arts du temps justement, et plus précisément de la danse. Mais à titre introductif, nous portons maintenant notre attention sur les « arts visuels contemporains ».
Une prévention cependant. Il ne s’agit pas de faire un mauvais procès aux arts visuels, celui de ne pas être art du temps. Par définition, les arts visuels sont, comme résultat et dans un premier aspect, position de leur objet dans la synchronie c’est-à-dire un même espace. Fait de poser par lequel la diachronie, la durée, la profondeur temporelle peut dans un « second temps » intervenir. C’est une structure du fait artistique exactement inverse de celle des arts du temps, musique, danse, cuisine, parfum [2].
Aussi gardons cela à l’esprit : du point de vue des arts visuels, la diachronie vient en second, après le moment synchronique. C’est bien en tant que deuxième moment que le temps peut, visuellement, faire l’objet d’un traitement plastique.
Notre objectif ici sera donc de présenter le devenir de ces deux temps à travers les arts visuels contemporains. Suivant notre hypothèse, ce devenir est celui d’une dissipation du diachronique dans la radicalisation de la synchronie.
La spatialisation du temps par le nom
La suppression du temps diachronique opère par un phénomène bien connu dans l’art contemporain : un certain usage des mots.
Cela pour…
a) Supprimer du champ
Car il s’agit d’un gonflement nominaliste propre à tout un continent des arts visuels. Non qu’il ne soit nécessaire, en art, de nommer — nommer étant un fait anthropologique de base, un fait de rationalisation et d’ordination antithétique au chaos, un fait humain par excellence. Mais ici, le nom se substitue à l’œuvre. Il n’entend plus seulement désigner plus la chose, mais être la chose.
Or le nom, en fixant, spatialise (Caroline Champion, ibid.) : il réduit l’être temporel à l’instantanéité nommée. Et le passage de l’art au mot équivaut à la dissipation de la durée.
C’est quoi? C’est un porte-bouteilles.
Ce passage du temps au mot trouve une base dans l’art abstrait en général, le monochrome à la Klein en particulier. Avec l’art abstrait, l’organisation du temps en plans multiples est supprimée. C’est une dé-temporalisation du diachronique dans l’objet, c’est-à-dire son aplatissement dans la synchronie. Celle-ci, posant face à moi un objet ne représentant rien, devient ou miroir, ou vide : le bleu de Klein suscite un sentiment d’extase ou bien tout au contraire d’indifférence. Parce que l’extase persiste comme possibilité, la négation de la durée n’est pas absolue. Elle peut être retrouvée, ce dont les toiles de Rothko ou Staël témoignent. Le spectateur peut parfois « s’installer » dans la peinture.
Ce n’est plus le cas avec le ready-made. Celui-ci radicalise l’immédiateté, en niant aussi ce résidu temporel qu’était l’extase. Le ready-made, tel que proposé par l’institutionnel culturel à partir des années 1960 y compris par Marcel Duchamp et ce à rebours de son intention initiale, tend à l’extrême l’instantanéité spatiale [3].
Écoutons le vieux Duchamp pour le comprendre.
D’après cet entretien, le ready-made n’implique que de notifier son existence. La production est alors identique au fait de choisir, celui de réception au fait de constater.
Quel enrichissement de l’expérience subjective.
Comme l’explique Duchamp dans la vidéo, les ready-mades furent longtemps oubliés avant de ressurgir dans les années 1960 par l’intermédiaire de plusieurs remake comme la « merde d’artiste » de Manzoni [4]. Alors Duchamp admet que le ready-made est un objet d’art intègre. L’art est identifié au mot « art » posé sur un objet, c’est-à-dire au contexte institutionnel qui reconnaît de cette position. Autrement dit : l’institutionnel comme (grand) ready-made tacite est le préalable de tous les usages légitimes du mot « art ».
La transfiguration est rendu possible, sensée, rationnelle par l’investissement d’un objet de ce signe de la valeur : le vêtement nominal « art ». Pour cette raison, la continuité du fétiche artistique est indissolublement liée à son nom propre. L’objet lui-même est l’hostie du vrai. La « révélation » religieuse est conservée dans sa structure : l’art révèle que la « valeur est là ».
Mais cette révélation est placée en liberté en conditionnelle : le culte du veau d’or dépend de la négation internationale de la production de la valeur.
C’est ce que l’actuel discours de Jacques Rancière sur les arts plastiques suppose mais ne dit pas explicitement [5].
b) Le beau
Duchamp barre l’extase et la ridiculise : selon une tendance extrêmement courante dans l’art contemporain, on cherchera la pureté du blanc de l’urinoir ; mais le faiseur de ready-made n’est pas dupe de ce romantisme et rit sous cape. Pourtant résiste-t-il à toutes les manifestations de l’apposition des mots? Le doudou doré de Koons ne relèvera-t-il pas bientôt du miracle?
De son propre aveu, Duchamp est déjà happé par une dynamique dont la logique lui échappe. En outre pour ne pas rire jusqu’à la jaunisse de la même blague, l’ « art-mot », par-devers cynisme et béatitude, pourra se décliner en modes et travaux divers — l’apogée constituant l’esthétique relationnelle de Dan Graham à Rirkrit Tiravanija .
Sympa, l’art rompt avec sa dimension sociale « universelle ». Une contradiction dans les termes qui forclôt la beauté.
c) Le discours
L’art contemporain est beaucoup moins « intello » que présumé. Dans notre livre, Art contemporain : le concept nous écrivions que le passage de l’art à la forme nominale est non passage au concept comme présumé, mais à l’anti-concept, lequel, littéralement, empêche de penser.
Car si le ready-made ouvre les portes d’un art discursif, il faut ajouter que ce discours est ou bien un discours faux, ou bien un faux discours.
Dans le premier cas, il est discours faux car il est auto-maintient dans une illusion discursive confondant le réel et sa représentation intuitive.
Dans le second cas, il est faux discours, car il est irrationnel : soit juxtaposition de mots pour former des énoncés dotés d’une apparence de discours savant. Un discours qui n’a pas la dignité de celui du fou, d’une rationalité délirante, car sa la logique lui est exogène, venue du dehors : impératif de débouché. Raison pour laquelle les Écoles d’art forment aujourd’hui moins d’artistes que de communicants.
Samuel Zarka
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[1] Pour comprendre le formidable repli de ce qui pourrait se développer comme approche pérenne de l’étude de l’humain, se reporter, dans nos critiques chics précédentes, à tout ce qui concerne la fonction politique dont l’art est investi durant le siècle des Révolutions.
[2] Pour l’instant, mettons de côté les cas particuliers des arts associant image et son, comme le théâtre, la télévision ou le cinéma. Ils nécessitent un développement à part.
[3] S’inscrivant en faux par rapport à l’étude de Philippe Sers sur la question, lequel a apporté les éléments permettant de situer le ready-made dans son contexte original et de le comprendre dans son caractère de farce. Cf. Duchamp confisqué, Marcel Retrouvé. La contradiction entre ces les propos de l’artiste sur le tard et de l’historien n’est cependant qu’apparente et résolue par l’histoire : celle du retour incompréhensible! du ready-made quarante ans après.
Vidéo complète de l’entretien avec Marcel Duchamp (sur le site de l’ina)
En savoir plus : Art contemporain : le concept
[4] S’il le souhaite, l’internaute trouvera un bref historique de la réalisation des ready-mades sur Wikipédia.
[5] Nous nous référons à des ouvrages comme Le partage du sensible ou Malaise dans l’esthétique. Dans ces textes, Rancière propose d’apprécier le politique comme découpe de parts du sensible elles-mêmes distribuées, mais de façon inégalitaire ; et l’esthétique comme effectivité sensible et pratique de cette découpe. L’esthétique est inscrite dans le politique et inversement, il y a immanence de l’un dans l’autre.
Cette vision (car il s’agit bien d’une vue de l’esprit) permet de considérer les modifications d’espace dans la galerie, le musée, le white cube, et même le in situ, comme modifications politique. C’est un idéalisme parfaitement irréaliste, en ce qu’il oublie, précisément, la détermination esthétique et politique qui la médiatise elle-même : la connaissance et pratique du signe en « art contemporain » de telle sorte que l’appréciation de la « politique » de cet art, au sens ranciérien du terme, est, ou bien évidente et sublime, pour les ranciériens eux-mêmes et le micro-milieu de l’art contemporain, ou bien absconse et non avenue pour le grand public.
Autrement dit, la sensibilité de l’institutionnel, telle qu’elle se constitue selon une détermination politique péremptoire (la préservation du narcissisme de classe) est le préalable, le déjà là, le ready-made, à partir duquel se constituent le ready-made dans son acception courante — mais aussi, au-delà, le développement du ready-made comme usage du signe en art contemporain.
Toutes les Critiques Chics & Excursus complémentaires
À la source des critiques chics… : Art contemporain : le concept (PUF, 2010)
une histoire sociale et idéologique de l’art contemporain