Résumé : Utilisés généralement à des fins pratiques, les réflexes perceptifs sont détournés par certaines réalisations artistiques. Une telle entreprise peut altérer l’efficacité vitale de la perception. Ce risque permet cependant à l’individu de relâcher une attention utilitariste nerveusement pesante et de jouir d’une attitude esthétique sur le monde.
L’artiste semble renfermer un paradoxe : souvent jugé distrait et en dehors de la réalité, il semble aussi remarquer des choses que d’autres ne voient pas. Selon Henri Bergson, ceci n’est pas contradictoire [1]. Si l’artiste est un bon observateur, c’est justement parce qu’il ne perçoit pas le monde en vue d’y agir. Il faut noter que la perception fournit des éléments permettant au sujet d’accomplir un certain nombre de tâches. Ainsi, le rapport au monde est une permanente anticipation d’une action potentielle à venir [2]. Or, l’artiste parvient à se détacher d’une telle perception utilitariste afin d’appréhender le monde pour ce qu’il est et non pour ce qu’il peut en faire. C’est en ce sens que la distraction renferme en fait une attention fidèle. Il ne s’agit pas de s’intéresser ici à la distraction de l’artiste en regrettant de ne pas pouvoir jouir de ce détachement certainement particulier, mais plutôt de comprendre comment quelques œuvres d’art parviennent à transmettre au spectateur le goût pour cette distraction esthétique [3].
Une personne non-distraite voit ses sens en alerte, elle est très sensible aux automatismes provoqués par exemple par une modification de son champ visuel périphérique. Ce changement de perception appelle une réponse brusque de la tête afin d’identifier l’objet qui a fait irruption et d’en mesurer l’origine et le danger potentiel. Contrairement à la plupart des jeux vidéos qui aiguise les réflexes naturellement vitaux pour l’être humain [4], certaines œuvres d’art les perturbent. Outre-ronde d’Anne-Sarah Le Meur tente justement de détourner l’attention de son spectateur [5]. L’œuvre consiste en un écran à 360° sur une partie duquel est projetée une image. Ne couvrant qu’une petite portion de l’écran, l’image est amenée à se mouvoir autour du spectateur. Elle apparaît tout d’abord derrière lui puis s’avance jusqu’à entrer dans son champ de vision. Il est alors normal que ce dernier tente de la fixer, mais un capteur placé sur sa tête et reliant ses mouvements à l’évolution de l’image fait que la rotation de sa tête chasse l’image hors de sa vue. Ce n’est qu’en laissant l’image avancer doucement, sans chercher à la regarder de front, qu’il parviendra à l’envisager nettement. Il importe donc de contrôler son attention et de la détacher d’une action intentionnelle pour parvenir à appréhender l’objet perçu. Cette attitude place le spectateur dans une démarche contemplative particulière. La visibilité de l’image étant liée aux mouvements de la tête du spectateur, la contemplation est paradoxalement interactive [6]. Ainsi, il ne s’agit pas uniquement de regarder sans agir, comme il est plus facile de le faire devant un beau paysage, mais bel et bien d’inhiber les actions habituelles afin d’avoir la possibilité de voir. Autrement dit, ce n’est pas que la perception prend son indépendance devant l’anticipation d’une action, mais c’est que action et perception sont corrélées par un nouveau rapport. Il s’y loge alors un véritable risque esthétique dans la mesure où une pratique régulière de ce type d’expériences peut modifier les habitudes perceptives. Pour le dire de manière exagérée, un spectateur habitué à Outre-ronde d’Anne-Sarah Le Meur est peut-être plus prompt qu’un autre à se faire renverser par une voiture. Il aurait perdu le réflexe de fixer toutes les modifications de son champ visuel périphérique, de peur de voir l’image disparaître au moindre mouvement brusque de tête. Le spectateur développe alors la distraction formulée par Bergson. Le danger de l’attitude esthétique s’avère ici évident. Bien entendu, notre but n’est pas de condamner les œuvres d’art distractives, au contraire. Tout risque n’a d’intérêt qu’au regard d’un gain visée et, dans le cas de la distraction esthétique, l’enjeu coïncide parfaitement avec le danger. Elle permet en effet à l’individu de se libérer de contraintes utilitaristes de plus en plus présentes aujourd’hui. L’art aurait alors paradoxalement comme utilité de lutter contre l’utilitarisme, de détacher la fonction de l’objet en modifiant le regard porté sur le monde. La disposition de la perception à œuvrer pour l’action constitue certes une immersion dans le monde qui optimise certaines réussites, mais cette même immersion revêt peut-être en elle-même un danger pour l’individu. Un trop grand stress en provenance d’une attention utilitariste peut être évité à l’aide d’une attention esthétique sur le monde.
Toutefois, il ne s’agit pas de considérer les musées et les œuvres d’art comme des parcs d’attraction pour hommes d’affaire surmenés qui viendraient se détendre avant de reprendre leur travail sérieux. La distraction esthétique ne peut pas être circonscrite dans un lieu et un moment, il s’agit d’une attitude qui parasite l’ensemble de la vie. Il faudrait en permanence être capable d’alterner entre une attention esthétique et une attention utilitariste du monde. Le passage de l’une à l’autre produit à son tour une nouvelle manière de voir le monde [7]. L’individu ne nie plus le lien entre la perception et l’action, mais il s’en distancie. Encore une fois, certaines œuvres d’art permettent de découvrir ces attitudes nouvelles. La Lumière des coïncidences de René Magritte offre ce double aspect [8]. Un tableau encadré d’un buste est situé dans une pièce éclairée à la bougie. Les ombres du buste peintes sur le tableau interne à l’œuvre de Magritte semblent être dues à la bougie. Or, cette dernière ne se situe pas dans le même espace que le buste, elle se trouve dans la pièce où est posé le tableau. Le cadre indique que buste et bougie évoluent dans un milieu différent alors que la coïncidence des ombres, pour détourner le titre de l’œuvre, leur donne une coexistence difficile à nier, mais factice. Différents indices de profondeur sont alors en compétition. Il est à noter que l’ambiguïté induite vient précisément de l’habitude de comprendre le monde : c’est bien parce que l’on cherche inconsciemment à identifier la cause des ombres que La Lumière des coïncidences se joue du spectateur. L’attitude esthétique se loge dans la confrontation des deux compréhensions de l’œuvre, dans l’alternance entre un espace homogène et une composition hétérogène. L’ombre et la lumière ne sont alors plus reliées par une stricte causalité qui fournit pourtant d’importants indices de profondeur dans la peinture figurative. Il va sans dire que, une fois de plus, la fréquentation d’images de ce type pourrait perturber le repérage dans le monde réel. Il faudrait toutefois d’une part fragiliser la barrière entre la réalité et la fiction et d’autre part intensifier la fréquentation de ce type d’œuvre. La peinture de Magritte semble faire un premier pas. Une fois immergé dans la peinture figurative, la bougie semble appartenir à la réalité alors que le buste relève de la fiction. Or, leur frontière s’étiole, buste et bougie cohabitent. Ce premier pas, brouillant les pistes entre représentation et présentation, ne fonctionne certes qu’en jouant le jeu de l’immersion, mais cette tradition artistique semble avoir ouvert la voie à d’autres réalisations qui ont en plus l’avantage d’être massivement et fréquemment vues.
Le monde est certes envahi par les images, mais les images sont en train de perdre leurs frontières. La fragilisation du cadre interne au tableau de Magritte témoigne de cette envie qu’a le monde fictif de venir parasiter le monde réel. Après les performances, happenings et l’art de rue, c’est au tour de la publicité de se diversifier. L’affiche publicitaire quitte son cadre, elle sort du mur et vient s’intégrer, sans plus aucune bordure, dans la vie. Comme il y a l’art in situ, il s’agit de publicité in situ – qui entre plus généralement dans ce que l’on nomme le marketing alternatif. Les manifestations prennent en compte le lieu et tentent d’en tirer le meilleur parti. C’est ainsi que pour vanter les mérites de son nouveau papier photo, la marque Helwett Packard, par l’intermédiaire de l’agence Publicis, a disposé sur pied dans des rues de Malaisie un panneau noir entouré de lambeaux de papier blanc [9]. En arrivant face à ce dispositif, le passant a ainsi l’impression d’être confronté à une très grande photographie déchirée, les lambeaux blancs s’apparentant au revers du papier photo visible à travers le trou noir que ce dernier présente. Le dispositif a de plus été installé aux endroits présentant au sol une discontinuité ; une ombre heureuse ou un changement de dallage facilite la perception fallacieuse d’une rupture entre réalité et fiction. Cette publicité fonctionne comme un trompe-l’œil inversé, il n’est pas tenté de rendre une représentation réelle, mais de faire passer du réel pour de la représentation. Le dispositif tente de faire jaillir une surface virtuelle qui serait la photographie géante. Même si le mécanisme est différent, le système perceptif reste trompé, il comprend comme étant plan ce qui a un volume.
La distraction esthétique que suscite l’art a donné naissance à ce nouveau médium publicitaire. Les agences multiplient ces dispositifs. Le risque esthétique devient dès lors plus palpable puisque le marketing alternatif s’imposera certainement à plus de personnes que l’art contemporain. La publicité, milieu prônant avant tout la rentabilité, semble prête à perturber les réflexes visuels du client potentiel. Le marketing alternatif, en habituant le passant à ses jeux de visions, permettra peut-être, involontairement, à l’art contemporain d’être mieux accueilli par le public.
Bruno TRENTINI
[1] Bergson (Henri). La Pensée et le mouvant. Paris : Quadrige/Presse Universitaire de France, 1998, V. – La perception du changement – Élargissement de la perception.
[2] Petit (Jean-Luc), Les Neurosciences et la philosophie de l’action, Paris : Problèmes et controverses, Vrin, 1997, p. 18-20.
[3] Sans aborder la dimension risquée d’une telle entreprise, un précédent article étudie quelques œuvres fonctionnant sur ce modèle, en particulier à partir des images bistables. Une bistabilité accrue pourrait d’ailleurs mener à l’instabilité. Voir : Trentini (Bruno) « L’erreur perceptive lors de la formation de l’interprétation », in Revue E-LLA, n° 2, juin 2009.
[4] Voir par exemple l’article : Subrahmanyama (Kaveri), Greenfield (Patricia), Kraut (Robert) et Gross (Elisheva), « The impact of computer use on children’s and adolescents development », in Journal of Applied Developmental Psychology, vol. 22, 2001, [en ligne] (page consultée le 14.09.2009), adresse URL doi : 10.1016/S0193-3973(00)00063-0
[5] Le Meur (Anne-Sarah), Outre-ronde, installation interactive 360 degrés, 3D temps réel, silence, 2009, a été présentée à La Générale en Manufacture, à Sèvres, du 27 septembre au 3 octobre 2009.
[6] Un mouvement trop brusque de la tête du spectateur peut aussi bien faire disparaître l’image sur place que la chasser hors de son champ de vision.
[7] Pour plus de développement au sujet du passage entre deux interprétations différentes, se reporter à : Trentini (Bruno). Une Esthétique de l’ellipse. Paris : L’art en bref, L’Harmattan, 2008.
[8] Magritte (René), La Lumière des coïncidences, 1933, Museum of art, Dallas.
[9] Cette opération de marketing alternatif a été connue par l’intermédiaire du site hébergé à l’adresse : http://www.marketing-alternatif.com