La grande illusion politique et artistique postmoderne

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Jan Van Eyck La Madone au Chanoine Vander Paele (1)

La fin des conflits ?

Le vingtième siècle fut certainement le moment de l’histoire le plus fécond en bouleversements sociétaux de toutes sortes, dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. Deux guerres meurtrières, où la barbarie fit table rase de la chevalerie médiévale et des idées aristocratiques militaires qui, aux yeux de certains nostalgiques, agrémentaient d’un certain vernis les armées du passé. N’empêche, la guerre c’est la guerre, fût-elle en costumes et peaux de léopard, comme dans les tableaux de Delacroix (2) ou de Géricault : ce fut une boucherie, point à la ligne. Il y eut l’échec du nazisme et la fin de l’empire soviétique. Des changements géopolitiques de taille survinrent en Europe de l’Ouest avec l’abandon des dernières dictatures européennes : Portugal, Espagne, Grèce, Turquie et ex-Yougoslavie. Conséquence immédiate de tous ces changements : une voie royale pour l’installation de l’hégémonie du supra économique boursier comme pensée unique dans les esprits de nos gouvernants politiques.

En ce qui concerne les beaux-arts, dans le courant du XX° siècle, les changements furent considérables et les effets – libératoires ou néfastes, c’est selon – sont toujours observables dans notre époque postmoderne. Il s’agit surtout de changements esthétiques et philosophiques qui libèrent l’art des scories de l’histoire. Mais avec quel résultat ? Ce n’est pas fini… tant s’en faut.

Les religions comme éléments culturels corporatistes ?

La période actuelle, elle, est très prometteuse pour une nouvelle période de changements. En effet, le monde arabe en ébullition depuis plusieurs mois a donné le départ d’une nouvelle ère de contestation populaire. Les divers dirigeants autocrates qui étaient à la tête de leurs pays depuis plusieurs décennies sont l’objet de mouvements de contestation qui les poussent irrémédiablement au départ. Le monde occidental a accordé son soutien moral, et parfois plus, aux différentes rébellions : Tunisie, Yémen, Égypte et Lybie. La Syrie, elle, pour l’instant, profite du soutien de la Chine et de l’URSS pour tenter une ultime action – toujours en cours d’écrasement du mouvement libératoire–, la révolte gagne malgré tout l’ensemble du pays. Tout ce chambardement du Moyen Orient ne s’arrêtera pas là : d’autres pays ne manqueront certainement pas, dans un avenir proche, de tenter eux aussi de renverser leurs dirigeants afin de donner un autre nom à la fatalité qui frappe ces populations depuis bien trop de temps. Faut-il se réjouir ? Certaines questions demeurent sans réponse. Il y a quelques mois, les Tunisiens pensaient que le courant islamiste n’était pas trop important dans leur pays et ils ne redoutaient pas les élections. Ce matin, les informations annonçaient une victoire des islamistes avec un score de 36 %… La semaine dernière, Le Caire a été l’objet d’émeutes qui rompent quelque peu avec l’enthousiasme libératoire du début de l’année… On sait les difficultés que rencontrent les peuples peu habitués à l’exercice du pouvoir politique à réussir la transition démocratique. Les problèmes d’ordre religieux entre Coptes et musulmans en Égypte ne datent pas d’aujourd’hui, même si la cohabitation était plus ou moins pacifique depuis des centaines d’années. Il n’est pas certain que les Coptes, en Égypte, subissent les mêmes dommages que dans d’autres pays du Moyen Orient, où l’on mène la vie dure à la minorité chrétienne, en tentant de la chasser. La question est de savoir s’il ne s’agit pas plutôt d’une instrumentalisation souterraine du conflit ourdi par les militaires égyptiens qui sont toujours au pouvoir. Attendons la suite…

Meknès (Maroc) Medersa Bou Inania.

L’islam possède une culture artistique remarquable. L’anti-islamisme primaire semble bien être une erreur de jugement occidental, selon certains spécialistes de géopolitique européenne. Ceux-ci n’ont certainement pas tort de considérer comme logique, pour des pays qui se libèrent du joug dictatorial, de placer leur toute récente société démocratique sous les auspices de la culture de l’islam, en tant que référent moral. C’est bien leur droit, le monde occidental n’a-t-il pas fait de même avec la religion catholique ? Et les spécialistes de dire que le temps fera peut-être son œuvre, l’exemple de la Turquie n’est-il pas un bon argument ? Même si celle-ci est loin d’être irréprochable. Bref, l’élection tunisienne provoque déjà quelques commentaires désobligeants des votants laïques, ceux-ci accusant les membres du parti islamique d’avoir promis à la population tunisienne rurale toutes sortes d’avantages en nature en échange de leur voix en faveur du parti islamiste… À vérifier… Il semble bien que, l’exégèse des intellectuels occidentaux à peine terminée, apparaissent d’emblée les contradictions qui plombent la joie des véritables défenseurs du progrès de la société tunisienne et surtout inquiètent les femmes émancipées. Celles-ci ont peur de perdre le peu d’avancées démocratiques qui leur avaient permis jusqu’à aujourd’hui de bénéficier d’un niveau de liberté peu habituel dans les pays du Maghreb. L’élection terminée, un léger désenchantement s’empare des élites intellectuelles qui ressentent déjà quelques effets néfastes sur les libertés de création artistique. Notamment une cinéaste tunisienne, Nadia El Fani (3), dont le film a subi récemment une censure idéologique…

Nous pouvons considérer que, du point de vue occidental, le soutien apporté à la révolte arabe n’est qu’une façon d’éviter de répéter les erreurs commises en ex-Yougoslavie, où les interventions tardives de l’ONU ont laissé aux belligérants la possibilité de commettre des exactions envers les civils qui auraient pu être évitées.

Ne soyons pas naïfs, la France, par son intervention, a réussi à séduire les nouveaux dirigeants libyens et se prépare à obtenir un retour sur investissement lors du retour à la normale dans le secteur de l’exploitation pétrolière et gazière du pays…

Sommes-nous face à un engagement de l’humanisme politique occidental ?… Ou à une victoire de l’économie politique ?…

Toile de Mark Rothko.

La laïcité, une religion de trop ? (4).

Pour beaucoup d’intellectuels, l’occident, comme d’habitude, tient des propos paternalistes sur les dangers qui guettent le monde politique arabe. Avons-nous été bernés par de véritables intentions souterraines de la part des électeurs pros islamistes qui ont participé à la libération de la Tunisie ? Ou bien les dirigeants politiques islamiques n’ont eu qu’à récolter un résultat qui était prévisible dans un pays où le vote de la population issue des milieux les plus populaires penche nettement vers le vote culturel religieux… Cela veut dire, en somme, que les Occidentaux pensent leur propre modèle politique et sociétal comme la seule alternative positive pour organiser la démocratie partout dans le monde. La démocratie sera le bien le plus précieux, résultat de la philosophie politique laïque (5), conséquence du rejet de la religion d’État comme élément culturel de la société ? Le problème pour les pays islamiques, c’est que la véritable démocratie doit s’articuler autour de la vraie liberté des cultes, quels qu’ils soient, y compris la laïcité vue sous l’angle de la métaphore : la toute dernière née des religions philosophiques temporelles. Nous avons tous le droit d’être respectés dans nos convictions : religieuses, agnostiques, libertaires ou athée à la condition que nos choix philosophiques s’en tiennent à la sphère privée… en cela même il est indispensable de préserver la séparation démocratique entre la religion et l’état.

Doit-on vouloir la même chose pour les autres régions du monde en vue de promouvoir la liberté ? Ou bien, par respect de la diversité et des différences culturelles, doit-on laisser aux autres peuples leurs souverainetés ?

Et les Occidentaux, que font-ils ?

Maintenant, il serait temps de s’occuper aussi de ce qui se passe chez nous. Les difficultés économiques actuelles sont liées à des choix politiques qui ne cessent de montrer leurs limites. L’occident vénère le libéralisme le plus effréné, avec les résultats sociaux que l’on sait : catastrophiques pour les masses populaires. Mais ces dernières ne sont plus les seules victimes : la spoliation des classes moyennes des salaires qu’elles étaient en droit d’attendre de l’évolution de la richesse produite lors des trente dernières années les place de plus en plus dans une situation difficile également. En tant que Liégeois, je ne peux m’empêcher de penser à André Renard (6), syndicaliste important pour la Wallonie, fédéraliste convaincu, et qui souhaitait un syndicalisme indépendant des partis politiques. Une seule centrale syndicale regroupant tous les travailleurs en vue de créer un outil de contrôle du maintien des acquis sociaux qui ont été engrangés tout au long des luttes ouvrières et des classes moyennes : en résumé, un outil pour le peuple (7) en vue de préserver sa dignité et les valeurs de la démocratie sociale… A-t-il prononcé ces phrases ?…Était-ce là la suite logique de son combat ? Était-ce son projet ? Peut-être… s’il avait vécu plus longtemps et était resté syndicaliste… Pourquoi cet exemple ? Ce que nous vivons actuellement en Europe est furieusement le résultat de luttes sociales perdues ou qui n’ont jamais été menées par le peuple faute d’organisation suffisamment libérée de l’influence des partis politiques : dérives politiques droitières de toutes sortes teintées de néolibéralisme effréné et de politiques centristes tièdes de la social démocratie européenne.

L’Europe serait bien avisée de proposer une avancée significative vers un fédéralisme d’union des nationalités et des pays la composant… Mais dans le but de réaliser une union sociale économique et non pas un monstre économique ultra libéral.

Bref, il y a l’Europe et le reste du monde. Ce qui nous intéresse directement, dans notre quotidien, notre situation économique et culturelle occidentale est tributaire de la situation politique du reste du monde. Pour ce qui concerne les pays arabes, les peuples bougent. L’Amérique du Nord est caractérisée par un lent déclin selon lequel l’idée d’hégémonie libérale éternelle s’affaiblit très nettement. L’Amérique du Sud a subi un développement anarchique de certains pays émergents comme le Brésil, au prix exorbitant d’un désastre écologique annoncé en Amazonie. Il y a la stabilisation de l’Argentine et du Mexique. Pour les autres, ils endurent les difficultés habituelles des pays pauvres du Sud. L’Afrique entame un lent, très lent désenlisement et va devoir faire face à une démographie galopante. L’Asie voit la Chine osciller entre 8 et 12 % de croissance, avec le retard social que l’on connaît… L’Inde a réduit considérablement la pauvreté, mais est loin d’en être venue à bout… et les autres font ce qu’ils peuvent, et ce n’est pas grand-chose.

Dessin de Philippe de Champaigne.

Pourquoi faire le constat, ci-dessus, de l’état politique du monde ? Ce n’est pas mon rôle, ici, de me substituer aux spécialistes géopolitiques bien plus compétents que moi en la matière. Mais cela me semble nécessaire de faire cette mise au point pour mettre en évidence le moment crucial que nous vivons tous actuellement : la sensation confuse que cela va exploser, sauf à utiliser la seule alternative possible : le changement du monde comme solution de salut… rien que cela !… Le moment est venu de changer la donne, disent les indignés (8) : troquer le néolibéralisme nihiliste et inhumain pour un néo humanisme reconstructeur de l’humain…

Est-ce la bonne question à poser ?…

La pensée unique comme monothéisme castrateur ?

Pour faire simple, il faut, après la politique, définir le monde dans lequel nous vivons sous l’angle des erreurs que cette dernière produit. La première : la marchandisation complète du corps et de l’esprit dans une volonté claire de consumérisme libéral. Premier exemple : l’industrie pharmaceutique est complètement minée par le souci de rentabilité comme primo intention à la volonté de guérir le patient. La bourse utilise l’argent virtuel comme élément suffisant à sa propre justification d’existence, sans souci des peuples qui souffrent de ses agissements. Les banques populaires d’états ont pratiquement toutes disparu des champs d’action et de soutien du monde du travail et des services publics. Celles-ci ont mis en danger le service public en le trempant dans les emprunts structurés, en France les emprunts toxiques. Le syndicalisme est impuissanté (9) dans la lutte contre les délocalisations industrielles, faute d’une internationale syndicale constituée et efficace, pour être juste ils essayent de remédier à cette situation, mais cela sera très long à mettre en œuvre. Quant à l’agriculture, les multinationales sont les fossoyeurs des produits agraires et d’élevages de qualité à la faveur d’une surexploitation des sols causée par les engrais chimiques et d’aliments pour le bétail dont on ne connaît que trop le danger pour le consommateur. La société civile oublie l’importance du service public et la valeur de l’enseignement comme outil pédagogique en vue d’éduquer le peuple, en vue de contrecarrer les hiérarchies aristocratiques sociales. La publicité a intégré tous les esprits, y compris ceux qui doivent être les plus rétifs à jouer le jeu, c’est-à-dire les artistes, précédés en cela par les politiques.

Bref, et l’art dans tout cela, qu’en advient-il ? Encore une fois, l’art étant la dernière roue du carrosse, il n’intéresse que les véritables amateurs et pratiquants du monde culturel artistique. Sans pour autant être délaissé par les politiques, il fait l’objet d’une spécialisation de fonctionnaires d’État qui, pour être éclairés, n’en

Tête de Jayavarman VII.

sont pas moins tributaires de l’éducation scientifique des universités où ils ont été préparés pour la gestion institutionnelle de la culture dans sa dimension politicienne. C’est ici qu’intervient l’effet philosophique issu de la société politique consumériste mondialisée sur l’activité artistique en général. Il s’agit pour les acteurs culturels de terrain de canaliser en un flux raisonnable les créatifs et de les faire migrer vers la trinité postmoderne : art – tourisme — horeca (10). On constate la déconstruction négative de toutes sortes de valeurs anciennes sous le fâcheux prétexte du modernisme et du darwinisme culturel – c’est-à-dire, comme postulat : toute évolution transformante est le résultat de l’action sociologique de l’entrepreneur — donc, la libre entreprise est le gage postmoderne d’une nouvelle humanité. L’action plutôt que la poésie, la vitesse remplace l’ostentation lente de l’esprit, la philosophie cède la place à la sociologie. En termes écologiques, la phénoménologie artistique tend à se réaliser dans l’entreprise artistique et son déroulement en temps réel lors de la mise en place de l’organisation de l’entreprise culturelle.

Tous ces éléments participent d’une décadence artistique qui, pour avoir été pensée politiquement, lors de l’installation du primat économique, lors de l’hégémonie de la pensée unique, installe toutes ses ramifications dans le tissu social de la cité. Toutes les institutions de la société sont touchées par l’appauvrissement mental et sentimental des actions humaines qui les composent.

Peut-on conclure ?

L’impact social et culturel de la philosophie actuelle postmoderniste a eu un effet immédiat sur l’utilisation de la créativité artistique depuis une quarantaine d’années. Depuis les années soixante-dix, l’art visible est confiné essentiellement dans une phénoménologie de l’idée incarné dans l’objet culturel à conssommer, alors que l’art a besoin de se loger dans le noumène platonicien ou le noème kantien pour rester dans le champ de la pensée poétique… Tous les repères sont virtualisés dans une déclinaison publicitaire de tous les composants à visées consuméristes. La politique postmoderne réduit l’art à des choses ou des objets, comme avant lui, on l’a fait pour l’économie, puis le travail, l’être humain et son corps, la culture et la philosophie…

Pourtant… un tableau de Jan Van Eyck… Une calligraphie arabe… Une toile de Rothko… Un dessin de Philippe de Champaigne… Une sculpture khmère… Une installation de Giuseppe Penone… De Baudouin Oosterlinck… Une toile de Bacon …Une sculpture de Fausto Melotti …Et encore, et encore…

Et si le monde postmoderne avait lui aussi une fin de l’histoire… à qu’il faudrait substituer autre chose de plus humain ? Ce ne serait pas la première fois que l’histoire se répèterait…

C’était mieux avant l’art contemporain postmoderne, pensent les nostalgiques réactionnaires du passé ? … non, l’art, cela sera mieux après !

Ab esse ad posse valet, a posse ad esse non valet consequentia.

Dario CATERINA.

Le 23 octobre 2011

1) Jan Van Eyck est l’inventeur présumé de la peinture à l’huile qui, comme chacun le sait, est plus difficile que la peinture à… Chef d’œuvre absolu, ce tableau représente bien l’idée que l’on peut se faire d’un dépassement du savoir-faire, où les mots ne veulent plus rien dire. En tant qu’Italien d’origine, je remercie la peinture flamande de m’avoir permis de découvrir un deuxième au-delà nordique de ce que l’on voit : une transréalité artistique.

2) Delacroix et Géricault ont tous deux peint des tableaux fastueux où les hussards et dragons militaires furent portraitisés à leur avantage. Visions romantiques de la guerre ? Ou plaidoyer révolutionnaire ?

3) El Fanny, cinéaste tunisienne victime de la censure du nouveau régime. Le nouveau régime est déjà dans une action contradictoire de confiscation du mouvement de libération à son seul profit.

4)Ici, c’est une allusion à ce que certains détracteurs appellent « une religion de trop » en vue de stigmatiser les vieilles querelles libertaires autour de la liberté de croyance.

5)La laïcité républicaine est, pour certains dont je suis, l’outil démocratique préalable à toute tentative de sauvegarde de la liberté.

6) André Renard, syndicaliste liégeois qui fut très actif lors des remous ouvriers dans les années cinquante et soixante.

7) Une seule centrale syndicale, c’est en tout cas la solution que je choisirais en vue de créer un outil efficace de contre-pouvoir des masses laborieuses. Cette éventualité, j’ignore si André Renard en avait réellement l’intuition, je prends le risque de dire oui.

Les indignés, du nom d’un livre publié par Stéphane Hessel, sont des activistes pacifiques qui incarnent la rébellion sociale du monde occidental. Le contraste avec le soulèvement arabe tient à ce que, pour l’Occident, la contestation est nettement moins meurtrière, et qu’il s’agit en Occident d’une première réaction de l’esprit, qui sous forme de manifestations délivre un message qui appelle de ses vœux le changement social, et en présage d’autres, peut-être plus énergiques, à venir.

9)Ici, je reprends l’expression d’un ministre Belge, Michel Dardenne pour ne pas le nommer, qui a beaucoup fait rire lors d’une interview télévisuelle.

10) Horeca est la contraction utilisée en Belgique pour désigner le secteur de la restauraration et de l’hôtellerie en général.