La scène primitive de l’art actuel

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La critique c’est chic 12

Lors de la dernière chronique, nous avons proposé la méthode de l’étude d’expressions chorégraphiques récentes. Notre recherche porte sur ce qui est objectif dans ces expressions, ou pour le dire autrement, sur ce que ces expressions ont de commun. Ce qui leur est commun relève d’une détermination commune, d’un substrat historique qui médiatise ces diverses expressions comme modalités d’une même culture. Et de fait, par delà les dissemblances, il se produit qu’au bout d’un temps, à l’œil du spectateur, ce qui se passe sur scène est toujours la même chose.

Quelle chose? Difficile à dire d’emblée. Mais la dramaturgie chorégraphique nous semble prendre sens au regard d’une autre dramaturgie, qui n’est pas interprétée dans l’art. Une scène en extérieur, en public, une scène de rue. Quelque chose d’un lancement de pavé, parallèle, mais distincte, de la plus grande grève de l’histoire des travailleurs français. Un pavé dont la trajectoire décrit celle de l’art actuel.

Faisons confiance à Proust : rappelons-nous. Quelle saveur ont pour nous les gestes et pensées de la danse contemporaine? Quelle base sensible est sans cesse invoquée par ces pièces? Quelle scène est indéfiniment rejouée sur le plateau?

Dramaturgie

Nous sommes en mai 68 dans le quartier latin : le drame oppose les fils de la bourgeoisie aux pères, Cohn-Bendit à De Gaulle. L’oncle débonnaire, Pompidou, va dénouer le conflit, mieux, prendre le relais à l’échelle macrosociale, en ouvrant la voie institutionnelle de la nouvelle culture permissive [1].

Le drame se déroule sur la base d’une nouveauté inédite : la massification de la classe moyenne à travers le développement du secteur tertiaire — qui ne fera que s’amplifier les décennies suivantes. Tandis que l’immense majorité des travailleurs accède à l’équipement collectif et individuel, la classe moyenne est le produit des nouvelles professions de gestion et service, et fourmille de rejetons à caser… mais où? Le modèle de consommation atteint ses limites, la baisse du taux de profit a commencé.

Que le lecteur observe le mouvement dialectique : c’est alors que les surplus s’opposent à l’ordre établi selon la détermination qu’ils éprouvent, eux, comme limitative de leur existence, l’autorité. Cette autorité quelle est-elle ? Celle des directeurs d’une production dont cette « nouvelle génération » ne fait pas l’expérience directe. Les surplus arrivent à l’âge adulte dans un monde non seulement reconstruit, mais ayant atteint le plus haut degré de développement matériel, scientifique et technique de l’histoire de l’humanité. Or, ils sont éloignés du procès de production de l’équipement universel, les cursus académiques qu’ils suivent les maintenant dans cet éloignement. L’environnement modernisé leur est « naturel ». C’est dire qu’en tant que classe sociale, le procès de production de leur environnement est leur inconscient.

Le confort moderne étant universel, l’ordre de la production est vécu par eux comme une insupportable contrainte, et l’opposition s’exprime non pas au nom du droit sur les instruments de production, mais au nom des limites de la jouissance. « Ne travaillez jamais ».

L’anti-capitalisme du boulevard Saint Michel s’arme même contre la production en général : pour lui, l’ouvrier s’est aliéné contre un plat de lentilles. Lui est opposé la créativité spontanée : les surplus nient les surplus de production au nom de l’imagination! C’est ainsi qu’a contrario de la grève qui lui est parallèle, la révolte germanopratine ne s’exerce pas contre la pression du taux de profit, les cadences infernales, mais contre l’ordre de la production elle-même. Une opposition dont les variantes se déclinent à l’infini dans les slogans (et encore aujourd’hui, par exemple dans l’antiproductivisme des écolos). Mais allons à l’essentiel : l’opposition, se voulant la plus concrète, est la plus abstraite, formelle : il faut — détruire. Ainsi du rêve de Marguerite Duras (paru en 1969) et bientôt du comportement de la rockstar dans sa chambre d’hôtel, prolongeant une contestation expressive de la nouvelle culture capitaliste.

Et en effet, pour la jeune fille rangée, le bûcheur normalien, le loustic du quartier, « l’imagination au pouvoir » est un mot d’ordre révolutionnaire! Qui perdure en s’infléchissant sous la modulation de la révolution des mœurs. C’est une métamorphose dans la culture, préposant la capitalisme au renouvellement de ses marchés : l’objet du désir ludique, libidinal, marginal, devient marchandise de masse.

Le partage politique distribué depuis la guerre entre gaullistes et communistes se dissout, tandis qu’un profond mouvement de purification économique s’amorce : licenciements et délocalisations affaiblissent les syndicats, parallèlement à la « modération salariale » et au gel du taux de cotisations. Du point de vue de la « société de consommation », plus personne ne semble requis pour produire préalablement ce qui est, ensuite, consommé. Des usines, invisibles, assument le principe de réalité d’un plaisir échu à la classe — ou masse? moyenne, aux États-Unis et dans l’Ouest européen, bref, dans la sphère des États partie prenante de l’OTAN [2].

Enfin, la « liberté » se propage dans la finance, accomplissant une trajectoire sociale dont la vérité a éclaté depuis peu au grand jour : la croissance n’a duré que le temps d’acquérir la classe moyenne à sa cause. Entre-temps, le vent s’est définitivement retourné contre celle-ci, encore sous le charme de toutes les « dissidences » à la mode. Aujourd’hui « à la dérive », elle doit pourtant continuer de s’entendre dire « stay hungry, stay foolish » (Steve Jobs).

La classe moyenne, jouée dans les années 70, percevra-t-elle à présent les institutions dont elle est pourtant rendue actrice, depuis le Front populaire et Programme du CNR, mais aussi souvent de manière pragmatique et non programmée — des institutions sur lesquelles elle peut prendre appui pour se libérer, et avec elle le salariat tout entier, de la dictature des marchés?

De la réalité des rapports de production au fantasme révolutionnaire

Nous cherchons la scène primitive qui trame toute la production théâtrale actuelle.

En mai 68, cette scène passe de la conscience à la rue, elle s’extériorise. L’histoire littéraire passe dans l’Histoire tout court. Le mythe est point de départ et d’arrivée. Tout, dans le théâtre et la danse, depuis lors, renvoie au conflit entre, d’une part l’État, toujours réduit à l’appareil d’État, c’est-à-dire à l’absence d’État, et d’autre part le rebelle, le nietzschéen.

Car c’est tout un programme qui s’accomplit depuis, à travers la société civile libertaire : celui du surréalisme. Si la dramaturgie du Quartier latin a déjà eu lieu, ce ne fut que dans les textes, le temps d’ Une saison en Enfer et à l’échelle d’individus isolés — comme Artaud. Tandis que le mai 68 du Quartier est à la fois un phénomène collectif et de classe : du point de vue de la classe moyenne, il peut devenir mythe fondateur.

Nous avons écrit dans la dernière chronique que l’inconscient social se trouve « derrière la naturalisation du rapport d’asymétrie [sociale]« . C’est-à-dire derrière le mythe, lequel cache la réalité (des rapports de production). Mai 68 est ce mythe du point de vue de la classe moyenne, ou pour le dire autrement, de l’existentiel tertiarisé. Le mai 68 du Quartier sert de référence à toutes les dramaturgies depuis lors, le théâtre et la danse rejouant, modulant et interprétant le mythe. Il s’agit d’une histoire méconnue de l’art « insurrectionnel », histoire qui correspond à l’occultation la plus photogénique, artistique, de la révolution salariale [3], et dont l’inauguration théâtralo-chorégraphique s’exprima d’emblée dans le face à face de Vilar et du Living Theater.

En 68, le Living Theater semble jeter un pavé dans le theâtre public. « L’État ce n’est pas moi » semble-t-il prononcer, — « ni nous » d’ailleurs pour autant qu’il s’adresse à une communauté de sens. « Nous » : qui ne payons pas d’impôts? Ni ne cotisons pour les assurances sociales? Pas plus que nous ne votons aux élections? Ni même, de manière générale, ne travaillons? — Bref, la réalité d’un enfant à charge, le niveau de conscience politique d’un adolescent shooté à la culture libérale. D’un point de vue d’actionnaire, le profil rêvé du citoyen.

Le Living Theater semble affirmer : « L’État ce n’est pas nous, mais un monolithe dont les motivations nous sont étrangères et hostiles. Sa démarche n’est pas notre problème. Nous, sommes la liberté ». Un manifeste atlanto-pratin proclamant la vie rêvée de Los Angeles. Sa traduction française est donnée par la déclaration de Villeurbanne, en… mai 68 ! [4]. Le Jeune Homme témoigne alors de son engagement dans les valeurs de la société civile libertaire. L’État débonnaire, compréhensif, accepte sa rébellion, et lui paye son théâtre [5].

La suite : parallèlement au renoncement de l’État à battre monnaie (1973, Pompidou toujours) et à la prise en charge de la dette publique par les créances privées, les subsides publics subviennent aux besoins de l’avant-garde institutionnelle. Celle-ci persévère par l’intermédiaire de la politique culturelle aussi longtemps que la promotion artistique par la « dissidence » permet de capitaliser sur sa cote. Les « minorités » sont prises à partie pour alimenter le lavage de cerveau sociétal. Les pièces de Koltès accèdent à la notoriété, tandis que la question sociale disparaît de la scène politique. Quitte à ce que le Jeune Homme renonce, à terme, à ses combats, à la manière d’un Kouchner laissant tomber ses pauvres. Et tandis que les subsides de l’État se tarissent, les théâtres publics sont amenés à démarcher les bailleurs de fonds privés pour assurer la continuité de leur fonctionnement. Les metteurs en scène se contentent, dès lors, de leur nom pour promouvoir leur entreprise — c’est-à-dire qu’ils doivent faire tendre leur image vers celle de dieu. Un processus qui rend fou, enfin l’artiste est l’idiot ! Ceux qui n’ont pas de nom, eux, nourrissent la roue de la plus radicale exploitation : ils doivent disparaître pour que dieu monte en enchères. Mais peut-être auront-ils, post mortem la reconnaissance du martyr, ouf!

Samuel ZARKA

Image figurant en entrée du texte de théâtre de Joris Lacoste, Comment faire un bloc, Inventaire/invention, 2005. Accéder au texte

Auteur de la photographie : anonyme.

[1] Notre analyse de Mai 68 est profondément tributaire de celle qu’en fit Michel Clouscard : ouvrages de référence, Néofascisme et idéologie du désir, Paris, Delga, 2005 (1973) et Le Capitalisme de la séduction, Paris, Delga, 2005 (1981)

[2] Sur la situation de classe de la classe moyenne à partir des années 1970 : Michel Clouscard, La Bête Sauvage, Paris, Sociales, 1983.

[3] Quoique conçue en termes prolétariens à l’époque.

[4] Sur la « Déclaration de Villeurbanne » du 25 mai 1968 :

« [Signée] par 23 directeurs des maisons de la culture et des théâtres populaires qui prônent un théâtre politisé. Elle traite également de la notion de « non-public » proposée par le philosophe Francis Jeanson qui anime le Théâtre de Bourgogne avec Jacques Fornier. » Source : wikipedia

« le philosophe Francis Jeanson et des artistes de renom mirent alors en cause l’universalité de la culture et l’idée d’une certaine efficacité sociale de l’action culturelle, en rendant inconcevable pour eux la possibilité d’un militantisme culturel indépendant d’un militantisme politique. » Source : culture.gouv.fr

[5] Sur ce point, suivre TAP, la chronique de Mari-Mai Corbel publiée sur Droit de Cités.

Texte modifié le 26 janvier 2012

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À la source des critiques chics… : Art contemporain : le concept (PUF, 2010)
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