La sculpture et la virtualité | Droit de Cités

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Paysage sculpture

Aborder la virtualité dans un domaine comme la sculpture et faire correspondre une justification postmoderne à l’utilisation de l’image dans le milieu comme pratique sculpturale est déjà dans les mœurs de beaucoup d’artistes qui pratiquent cette nouvelle esthétique. Le pas, qui depuis un certain temps a été franchi, philosophiquement, dans les esprits, est certainement le signe d’une évolution inéluctable de l’interprétation du vivant, réalité tangible, et du vivant virtuel, c’est-à-dire une reproduction du vivant postposée en stase du réel.

De quel questionnement s’agit-il, quand on tente de définir la réalité et la virtualité ? Une réponse multiple est nécessaire. Elle impose toutes sortes de points de vue positifs ou négatifs à la réflexion sur ce que sont les échanges de l’esprit dans la réalité du corps comme récipient des phénomènes. La création et les arts en général supposent l’acceptation évidente des évolutions technologiques concomitantes à la nouveauté esthétique qui, de facto, incarne cette lente transformation du monde qui se déroule tous les jours sous nos yeux, par stratification des phénomènes. L’utilisation du virtuel dans le domaine de la pensée trouve dans beaucoup d’activités intellectuelles de quoi justifier son existence. L’écrit en général, à travers la presse, les livres, justifie déjà, à la faveur de son développement sur le Net, d’une présence suffisante pour délivrer au plus grand nombre un espace de savoir et d’échange considérable, depuis maintenant une bonne vingtaine d’années, et ce n’est qu’un début. Droit de Cités, exemple parmi d’autres, ne fait qu’entériner une pratique du Net qui rétablit l’idée de la culture pour tous, certes virtuelle en son support, mais dont la diversité des points de vue permet l’exercice d’une parole et d’une pensée diversifiées, parfois poétiques, politiques, sociologiques ou simplement humaines. La virtualité du Net est parfaitement justifiée et mise au service de la communication pour tous. Mais passons aux arts en général, où le questionnement est plus délicat.

L’art de la danse, comme pratique abordée du point de vue de la sculpture, permet de démontrer la réalité de la vitesse expressive des sentiments quand ils sont vécus en direct au travers des corps qui les expriment. La présence spatiale des corps permet une définition de ceux-ci par le mouvement. La communion qui naît entre les spectateurs et les danseurs exprime parfaitement l’idée du partage, presque en direct, des effluves de la transpiration des corps, dans l’effort expressif qu’ils réalisent au profit de l’art. Cet aspect contextuel de la réalité de l’art trouve sa justification dans une redécouverte très ancienne de la nécessité du recours au corps pour exprimer une réalité transcendée par le jeu métaphorique de « Je joue la vie, je danse la vie, je peins, je sculpte la vie, je réécris la vie, je pense la vie, etc. ».

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Danseur

Il s’agit en fait de réaliser une architecture multidisciplinaire d’un même corpus d’âmes sensibles à travers toutes sortes de pratiques nécessaires à l’humain, pour tenter de comprendre l’avènement de son éternelle apparition au réel. L’on conçoit aisément l’avancée considérable que représente, dans beaucoup de domaines, l’outil virtuel. Celui-ci permet des communications accélérées de tous types – culturel, affectif, informatif, etc. – ; dans le fond, il raccourcit considérablement le temps de communication relationnelle entre les êtres humains. Avec quelles influences ? Paul Virilio [1] aborde ces divers aspects avec beaucoup d’acuité dans ses différents travaux. Et puis, ironiquement, le virtuel permet aussi d’évacuer les contacts olfactifs entre les individus… J’entends déjà les commentaires de certains… : « Et c’est tant mieux, dehors les puants ! » Mais il y a là une question sous-jacente importante, plus générale, de la dérive d’une aseptisation des relations entre les corps et il ne s’agit pas de salle de bains – si l’on manque un jour sa toilette, cela se sent et c’est désagréable -, mais de l’appauvrissement des échanges des sens, qui sont nombreux dans les contacts humains. L’art virtuel est aseptisé, comme des éléments trempés dans le formol : propres. Les propos font sens, mais il y a un manque…

Au-delà des matériaux qui existent déjà, tout est sculpture… les odeurs à travers l’olfaction, la lumière, le son, etc. La sculpture a, au sens premier du terme, une existence effective, un rapport effectif au réel. A contrario, on peut se poser la question de savoir si la nécessité d’exposer des postes de télévision ou de dérouler des vidéographies signifie, comme dans l’esprit de Nam June Paik [2], s’approprier le réel ? Ou au contraire une volonté consciente – ou inconsciente – de contourner la virtualité de l’image pour lui donner un corps… La sculpture s’ouvre aux nouvelles technologies numériques pour permettre, plus aisément, l’approche sensible des concepts nécessaires à l’élaboration de projets monumentaux. Cela implique une forme de participation active aux développements du virtuel et de la création artistique. Ce nouveau média permet une virtualité d’existence de la future œuvre sculpturale qui trouvera une pérennité à la faveur de vidéographies documentaires retraçant le vécu artistique, les actions telles que l’ action painting, le body art, les performances, les installations, etc.

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Nous pouvons aborder l’angle virtuel du côté du théâtre également, du cinéma bien entendu, et de la musique avec les logiciels de création musicale. Tous les arts sont concernés par la virtualité ou par la réalité : fût-ce un choix librement consenti, il s’agit tout même d’une réalité qui a des conséquences non négligeables sur la compréhension du temps et son impact sur le rythme de la vie. La virtualité implique des changements positifs et négatifs, sans que cela soit identique dans les faits pour tout le monde. Certains individus s’accommodent parfaitement des changements qui s’organisent dans leurs vies, lentement et inexorablement, pour durer. Le théâtre a lui aussi bénéficié de l’avancée technologique que constitue la vidéographie, qui a permis une sauvegarde documentaire des créations scéniques éphémères. Les médias numériques ont permis, comme le CD pour les musiciens ou le cinéma, de fabriquer des « conserves » culturelles, consultables à souhait, en dégustation postposée.

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Bill Viola [3]

Pour le monde culturel, les conférences et la vidéographie documentaire, le CD d’enregistrement de philosophes ou de conteurs d’histoires, rendent accessibles des produits de culture à un nombre considérable de consommateurs qui ne peuvent pas se permettre financièrement l’expérience vraie du théâtre, du concert live, ou de la conférence payante.

C’est, après tout, du cinquante-cinquante… la bouteille à moitié pleine ou à moitié vide… Les comédiens sont des passeurs de messages subliminaux. Ils vocifèrent les diatribes des auteurs de théâtre en transpirant leur exaltation, leur interprétation des textes qui leur sont confiés. Ils fustigent tous les travers de notre société en démêlant les contradictions de nos défauts les plus vils. Ils stigmatisent la politique dans ce qu’elle a d’absurde et dans son incompétence patente à résoudre les problèmes des citoyens. Ils campent des personnages dignes d’un délire kafkaïen. Ils divertissent leurs auditeurs jusqu’au désespoir. Ils vitupèrent contre le mensonge, en tenant pour responsable la mentalité petite-bourgeoise dont nous sommes tous plus ou moins victimes, un jour ou l’autre. Ils mettent au jour la pornographie ambiante de notre société, la guerre, la faim, les dictatures, etc. Non pas la nudité des corps et du sexe, mais la pornographie des tartuffes et des esprits veules qui conduisent le plus souvent les populations les plus faibles à leur perte, en ayant auparavant profité de leurs faiblesses. Ils réinterprètent la vie pour être tellement vivants pendant que la scène se déroule, ils vivent in situ, dans l’instant même, leur propre vie en en interprétant une autre, petit décalage subtil qui permet de justifier l’éloignement, pourtant si proche de l’art et de la vraie vie. Dans cet exercice, l’art devient la vie par procuration, le temps d’un recueillement autour des spectateurs. Le danseur, lui aussi, transpire de tout son corps pour incarner, l’espace d’un instant sublime, la fusion de son art avec le public. Celui-ci reçoit l’énergie développée par le danseur comme une offrande artistique qui lui rend ses espérances inconnues. La communion opérée en temps réel permet une sorte de gratuité de l’événement, malgré le paiement nécessaire du billet d’entrée. Le musicien réalise la même performance en inondant l’oreille de sensations heuristiques, qui permettent une récréation de l’âme, une quiétude, l’énergie ou les douleurs s’incarnant dans une catharsis artistique.

L’œuvre du sculpteur et du peintre, elle aussi, a son olfaction. Une vraie senteur de travail. Les artistes travaillent sans trop le savoir pour une non-virtualité de leurs créations. Les corps virtuels n’ont pas d’odeur, certains préfèrent cette évolution du cleaning généralisé. L’image virtuelle est parfaite sans les odeurs de transpiration des corps qu’elle représente. L’art tient dans une certaine humanité palpable. À ce propos, Jo Delahaut [4], peintre abstrait, expliquait, lors d’une interview de la RTBF, son attachement à l’imperfection de ses tableaux alors que de prime abord, ses œuvres renvoient esthétiquement à une illusion de perfection. Pour lui, cet aspect d’humanité que recèle l’imperfection permet de représenter le déroulement de la vie, de sa vie en temps réel. Le résultat artistique est plus qu’une œuvre, il est le temps écoulé à vivre la peinture. Si l’instant est fécond, la toile le lui rend bien, elle l’aura aidé à vivre sa vie. Cette option de réalité des œuvres d’art est essentielle à leur élaboration et à leur existence en tant que témoin du temps de l’artiste, ce temps qu’il utilise pour chercher inlassablement à couvrir l’espace, dans l’espoir que ce déroulement ne cesse jamais d’être un moment précieux de découvertes.

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Jo Delahaut

En résumé, opposer le corps réel et le corps virtuel, c’est facile. Mais il en va autrement de contester l’évolution négative sur les esprits d’une surconsommation d’éléments virtuels. Une certaine esthétique de la vie en pâtit. L’expérience liée à certaines pratiques de proximité totale, c’est-à-dire de réalité du réel, est en passe de ralentir les échanges de contacts. Nous ne sommes pas forcément des spécialistes de la sociologie des médias, mais sans beaucoup nous tromper, nous pouvons penser que le virtuel gagne des parts de marché sur la vraie vie. La saveur des choses est essentielle à un certain type de qualité de vie. Un critique de cinéma de la télévision belge, Sélim Sasson [5], donna en son temps certainement un des premiers points de vue sur le numérique, en émettant des réserves sur le résultat des premiers dessins animés réalisés à l’aide de programmes numériques ; sa sentence évoqua le côté plombé des couleurs et le caractère mécanique des personnages. Nous sommes nombreux à avoir constaté un affadissement du dessin artistique des personnages des dessins animés des studios de Walt Disney [6]. Les progrès techniques sont exponentiels et ce n’est pas fini. Peut-être que de bonnes surprises nous attendent dans l’espace contemporain avec l’utilisation du numérique comme nouveau média. Le mélange de technicité et d’éléments archaïques a déjà cours dans les milieux artistiques depuis Duchamp. Cela n’hypothèque en rien les aptitudes à utiliser l’espace réel comme lieu où l’art s’intègre parfaitement à la réalité sociologique des communautés.

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Anthony Gormley.

Ajouter au lieu de soustraire permet un biotope plus riche en termes de diversité artistique. Comprendre les situations complexes de la déconstruction commencée par notre époque, et qui touche en profondeur les réalités culturelles, peut permettre de mieux accepter les changements inéluctables opérés par les nouveaux médias de connectivité en réseaux, qui dépassent largement le monde de l’art. Le savoir technique est de moins en moins important et pris en compte dans les pratiques de l’art. Les moyens numériques ont investi la musique depuis déjà très longtemps. La photographie et la vidéographie l’espace des plasticiens. Les chorégraphes utilisent de plus en plus le support vidéographique dans leurs mises en scène. Le livre électronique est le sujet de débats entre ses défenseurs et ceux du livre papier. Ceux-ci évoquent, là aussi, la sensualité olfactive du papier et du toucher dont l’existence est mise en danger. Bref, l’époque est déconstructive sans que nous n’identifiions correctement les implications à long terme – l’écologie des sens devient une question incontournable pour notre société postmoderne.

Quid de l’art ? [7] Il va bien. Dans le domaine de la vente d’œuvres d’art, il n’a pas à s’en faire : 41 % du marché de l’art a migré vers la Chine, 27 % aux États-Unis, 18 % en Angleterre, 4 % vers la France, 1 % en Allemagne. Les autres… ?

Qui rogat, non errat.

Dario Caterina,

Le 8 mars 2013

[1] Paul Virilio est un urbaniste essayiste français, né en 1932 à Paris. Il est principalement connu pour ses écrits sur la technologie et la vitesse dont l’alliance constitue à ses yeux une « dromosphère ».

[2] Nam June Paik est un artiste sud-coréen né à Séoul le 20 juillet 1932 et mort à Miami le 29 janvier 2006. Il est considéré comme le premier artiste du mouvement d’art vidéo[]. Il fut notamment lauréat du prix de la Culture asiatique de Fukuoka en 1995 et du prix de Kyoto en 1998.

[3] Bill Viola est un artiste américain né à New York le 25 janvier 1951. Il s’est principalement illustré par la création d’installations monumentales.

[4]iv Jo Delahaut (Vottem, 22 juillet 1911 – Schaerbeek, 20 février 1992) est un artiste belge. Membre de la jeune peinture belge d’après-guerre, il fit ses études à l’Académie des beaux-arts de Liège.

[5] Sélim Sasson était un critique cinéma de la RTBF, en charge également d’une émission d’art. Dans les années 1960, il avait eu un propos qui encore aujourd’hui me frappe par son aspect péremptoire. Je le cite : « […] la sculpture a définitivement basculé dans l’abstraction… » On sait ce qu’il en est advenu par la suite, mais il y avait aussi de sa part une toute première critique de cinéma adressée à la toute première réalisation par les studios Disney d’un film numérique. Son appréciation était à tout point de vue celle d’un esprit qui donne la préférence au fait main. Les couleurs lui semblaient plombées et les dessins mécanisés, sans beaucoup d’âme… Il semble à tout le moins que la perte d’une certaine humanité affaiblit la création…

[6] Disney, pour beaucoup, est jugé meilleur dans les productions anciennes que celles plus récentes. Les dessins avaient beaucoup plus de tonicité et de naturel que les dessins animés confiés à un ensemble plus important de dessinateurs spécialisés en numérique.

[7] Le marché de l’art se porte bien. Le déplacement des achats vers l’Asie se poursuit sans interruption, à la hausse depuis un certain temps déjà. La Chine semble être en passe d’engloutir une bonne part des ventes d’œuvres d’art anciennes et modernes… Le dragon culturel est en marche.