La sculpture polychrome

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Dario Caterina, terre polychrome

La physique de la couleur : une des causes possibles, parmi d’autres, de l’apparition de la poésie. La polychromie comme valeur ajoutée à la matière ? La couleur comme matière physique sensible.

Par où commencer ?

Si l’on se réfère au début de l’ornementation colorée des divers objets usuels produits par les sociétés anciennes historiques, la possibilité d’inclure la couleur comme fonction déterministe a constitué la première base essentielle à la découverte de la peinture — métaphysiquement parlant —, au sens que nous lui donnons depuis l’avènement du monde moderne. Tel est l’élément qui marque le début de cette aventure. Je ne suis pas historien, ceux-ci peuvent raisonnablement m’indiquer la complexité ô combien incommensurable du basculement entre la survie — objectif terre-à-terre des premiers hommes — et le début de la culture comme post-composant des estomacs pleins.

C’est curieusement dit, mais l’on conçoit aisément que le ventre vide est une première obligation à combler en vue d’envisager de pouvoir s’adonner à la poésie, qui comme chacun sait, recrée l’esprit, mais pas l’estomac.

Fragment de sculpture polychrome

La couleur est certainement un des éléments, parmi d’autres, constructeurs du monde virtuel né des premiers concepts fondamentaux des cultures, qui ont eu un besoin lentement assouvi de mettre au jour la magie de leurs consciences naissantes du monde. Les peintures rupestres des grottes de Lascaux sont le parfait exemple de l’évolution interne liée à cette époque préhistorique entre naissance de l’espèce naturelle et naissance à la spiritualité du préconscient d’être « présent dans l’espace ».

Or la notion d’espace revêt selon nous un caractère prégnant, non seulement pour l’ensemble de l’humanité mais aussi, plus particulièrement, pour l’art de la sculpture. Tous les jours, nous nous mouvons dans cet espace oxygéné, lumineux ou sombre, qui naturellement sert de décor à nos occupations d’êtres humains. Nous y exerçons des mouvements ondulatoires, tout le monde connaît l’exemple de l’effet papillon [1]… C’est un truisme, mais bien réel. Tous les jours, nous accomplissons des actions qui induisent, par leur interactivité avec les autres êtres vivants que nous côtoyons quotidiennement, un bouillon d’évènements nouveaux que nous finissons par ne plus maîtriser et dont le chapelet d’effets échappe à notre compréhension. Nous créons des perturbations de toutes sortes, et des actions diverses qui induisent de notre part une réelle action positive ou négative sur le déroulement du temps dans l’espace, dont nous sommes de réels acteurs de transformation.

Fragment de sculpture polychrome de la statuaire grecque

Qui pense chaque matin être au monde ?… Au sens, qui suis-je et dans quel univers je me meus… etc. Nous sommes plutôt dans la gestion quotidienne du tout un chacun : payer les factures, réduire une fuite d’eau, faire l’amour ou encore maudire son patron ou son directeur. Bref, il faut une conscience de l’implication de sa propre chair dans l’espace physique pour pouvoir accepter la réalité — du moins une forme de réalité de l’existence qui est, pour ce que l’on en sait, totalement provisoire. Nous ne disposons d’aucun moyen de compréhension de ce que représente le déroulement du temps à l’échelle de la matière et des big bangs qui se succèdent depuis la nuit des temps… Nous appréhendons le temps comme faisant partie de nous, tout comme notre corps nous permet de comprendre que nous sommes là, dans cet espace — plein de vide — que nous sensibilisons à chaque respiration et battement de cœur.

Donc, ajouter des objets [2], en l’occurrence des objets d’art, semble bien une préoccupation interrogatoire de l’espace. Nous semblons bien tenir à lui dire quelque chose, à cet espace mystérieux. Pas mystérieux pour notre corps, puisque pour lui, il n’y a pas de salut : vivre ou mourir est bien le choix de sa réalité ou de son abstraction… L’art interroge l’environnement immédiat de l’espace qui l’accueille. Les artistes rédigent la matière que la nature met à leur disposition et la recyclent en matière porteuse de sens – comme le faisaient déjà les premiers chamanes – et y insufflent, en questionnant l’espace, l’interrogation qu’ils portent à leur propre existence. L’œuvre d’art dépasse toujours son concepteur dans la possibilité de survie dans l’espace. Serait-ce là la raison de l’existence des poètes ? Laisser une trace dans l’espace visible pour rester métaphoriquement vivant ? Cette éventualité me semble légère, car qui peut se contenter de cet emplâtre pour évacuer l’absurdité de la mort, étant entendu que ce n’est pas la mort que l’on craint le plus, mais que c’est de ne plus vivre qui nous remplit de désespoir.

Orson Welles [3], grand comédien parmi les monstres sacrés du cinéma, avait une formule à laquelle j’adhère partiellement : tout ce que crée l’homme est produit pour inconsciemment plaire aux femmes. Si le propos est simple, je le trouve juste, mais insuffisant : j’ajouterais dieu, la politique, la poésie et l’absurdité de la mort. Ne tombons pas dans l’homophobie, cela est valable pour toutes les inclinaisons sexuelles, quelles qu’elles soient. Cette maxime a le mérite de métaphoriquement simplifier les réelles raisons d’existence de cette forme d’énergie qu’est l’art dans toutes les formes qu’il peut prendre pour se décliner dans le monde culturel humain. La forme la plus simple pour communiquer – l’amour ravageur – est bien un des liens profonds nécessaires à la participation physique moléculaire qui nous donne une fonction d’animateur des forces physiques quantiques [4] : du plus simple fractionnement cellulaire, de la frénésie d’un coït dévastateur à l’explosion d’une super nova, malgré nous, nous sommes acteurs, au même titre que la matière qui compose l’univers, de son fonctionnement — temps/vitesse/énergie/transformation de l’espace, etc. Après cette prise de conscience de la légèreté de notre existence dans un contexte global incommensurable d’échange d’énergie, nous entrevoyons la vacuité de l’échelle de valeurs qui, bourgeoisement, nous éloigne d’une valeur essentielle : l’art, prise de liberté cosmique et expression primaire de la métaphysique du corps en tant qu’infime composant d’un tout.

On n’est pas sorti de l’auberge… Tous les jours, certains prennent le bus, d’autres leur voiture… Ont-ils le temps d’y penser ?

Comme je le dis un peu plus haut dans cette chronique, nous ajoutons de la matière à la matière à la faveur de notre activité artistique. Celle-ci s’apparente à l’industrie qui fait de même, à l’agriculture qui passe par notre estomac et rejoint le monde du silence de Cousteau une fois déféquée. Les employés dans les bureaux s’activent à résoudre toutes sortes de problèmes qui semblent insurmontables. Kafka n’est pas loin… Les ouvriers construisent et déconstruisent l’urbanisme sauvage qui sévit depuis l’invention de l’électricité… Les épouses des diocèses restent à la maison pour les enfants… D’autres femmes s’évertuent à construire une nouvelle relation entre homme et femme, plus égalitaire, mais cela sera encore long pour voir le bout du tunnel si les hommes ne les aident pas plus qu’ils ne le font actuellement. Donc, toutes sortes d’agitations se déroulent devant nous, conceptuelles et physiques. Celles-ci s’additionnent à toutes les autres activités de production au sens large, à tous les remous de l’action humaine. N’oublions pas l’action de la nature, qui n’a besoin de l’autorisation de personne pour remodeler le monde et l’univers à chaque instant sans notre permission… à moins que cela soit l’œuvre d’un grand commissaire… selon les croyances, bien entendu…

Quel culot !… Nous aussi, les artistes, nous avons notre mot à dire…[5]

Fragment de sculptures polychrome

Bien entendu, la différence entre toutes les productions humaines réside dans la finalité des actions dont nous nous rendons responsables, dans les fonctions que nous leur donnons. L’art, souvent, a été le symbole d’une catharsis culturelle, qui dope le sentiment général d’appartenance à une culture collective. Cela n’a pas été un long fleuve tranquille, loin s’en faut. Les différents peuples se sont tapés sur la gueule avec beaucoup d’entrain. Bref, le devoir de respecter les autres cultures comme territoire incognito a mis du temps à se mettre en œuvre. Avant l’ère coloniale, le monde était organisé en groupes ethniques dont le monde s’arrêtait aux confins de leur territoire. Les guerres naissaient de croyances culturelles différentes et de l’instinct de survie lié aux famines. Il existait d’autres solutions, mais prendre par la force les moyens de subsistance des autres était la voie la plus simple pour rétablir l’abondance. Cela ne s’est pas arrangé par la suite, avec les explorateurs du 15e siècle, pour in fine en arriver à un progrès industriel catastrophique et à l’ère coloniale. Celle-ci étant l’un des fléaux castrateurs du 20e siècle avec son cortège de guerres effroyables. Fort heureusement en voie de disparition définitive, le colonialisme est derrière nous… Mais contre les guerres et la servitude volontaire, il reste beaucoup à faire. La couleur et la métaphore populaire de l’arc-en-ciel répondent à l’espoir que nous nous mettions simplement à vivre des temps meilleurs.

Donald Judd

La polychromie reste un symbole de la métaphore de la vie insufflée à la matière sculptée pour lui permettre une fonction de dramaturgie recueillie autour de l’œuvre et pour symboliser une forme d’espoir. Nous ne devons pas ignorer que pendant plusieurs siècles, l’inspiration artistique chrétienne fut pour notre Europe la seule alternative mystique d’atermoiement poétique. Cela fut lourd pour bien des esprits qui, pour ne pas à avoir à lutter sans fin pour la liberté, la vraie, devaient composer avec l’establishment clérical en vue de rester actifs artistiquement. L’esprit libertaire naissant des dix-septième et dix-huitième siècles a permis l’aération des voies créatrices nouvelles que l’art moderne a empruntées sans se faire prier. Bien sûr, le dix-neuvième a coincé quelque peu et on a assisté à un mouvement d’ouverture sensiblement plus timide. Je n’évoque pas toutes les avancées artistiques : symbolisme, réalisme, romantisme… Non, il s’agit d’un élément, certes anodin, de la réalité esthétique de la polychromie grecque [6] escamoté à la connaissance du grand public pour des raisons de non-concordance avec les thèses de pureté classique défendues par certains scientifiques de l’époque. La sculpture grecque ancienne classique était pour une bonne part entièrement polychrome et cette réalité contrariait une idéalisation issue de la pensée grecque étudiée par des hellénistes réputés. Par exemple, il était hautement contrariant de réaliser que le Parthénon ressemblait plus à une pâtisserie autrichienne qu’au symbole d’équilibre et d’épure classique auquel avait pu faire croire l’effacement progressif de la couleur, et ainsi la disparition, au fil du temps, de la polychromie des statues et de l’architecture. Ce que les intellectuels européens du dix-neuvième siècle souhaitaient exprimer à travers leurs publications adoratives du monde grec classique, c’était l’équilibre parfait d’un art auquel l’Occident pouvait encore se référer comme philosophie. Bien sûr tous les spécialistes n’étaient pas de cette mouvance idéalisante, mais les anti-polychromes étaient la majorité écoutée [7].

Anish Kapoor

Il n’y a pas de quoi en faire un plat ? Cela n’est pas une affaire d’état culturelle, mais plutôt une constatation de dérive de l’idéologie scientifique, parfois à la faveur d’un accommodement de l’histoire, qui aura encore des effets jusque dans les dernières décennies du 20e siècle. Et là, c’est déjà moins rigolo… les exemples sont légion de trafics d’informations historiques instrumentalisées à des fins de remodelage des faits authentiques pour affaiblir leur portée historique.

En ce qui concerne l’art, cette idée de la polychromie en Grèce revêt la même outrecuidance de nos jours jusqu’à la fin de l’art moderne. Ce n’est que récemment qu’une équipe de scientifiques allemands ont entrepris de restituer à des copies de sculptures grecques leur état de polychromie originel. L’effet est immédiat : des statues que l’on imagine très bien en objets de dévotion dans des lupanars où le parfum de l’encens ajoute à l’ambiance, disons, avec un peu d’humour, très virile des lieux… Ces équipes ont réalisé ce travail par curiosité scientifique, et celui-ci rétablit, sans patine, l’effet esthétique exact que devaient avoir les sculptures et l’architecture sur la population grecque de l’époque.

James Turell

Bref, ce qui me vient à l’esprit, c’est l’idée que la couleur et les patines des objets d’art ont une importance considérable comme soutien de sens, et comptent pour beaucoup dans la compréhension que l’on a pu avoir de certaines œuvres à certaines époques historiques. Une sculpture grecque classique sans couleur isolée dans une culture d’une autre époque perd sa réalité historique et sa fonction initiale. C’est ce qui a permis l’éclosion de positions contradictoires de la part de certains scientifiques, qui pensaient avoir plus à perdre à constater la réalité du fait qu’à promouvoir une idéalisation conceptuelle sans base objective, mais qui préparait un nouveau chemin. L’instrumentalisation de l’art à des fins idéologiques réapparaît subrepticement là ou l’on ne l’attend pas forcément. Cela permet d’approfondir des éléments qui peuvent paraître anodins. L’exemple des foires d’arts contemporains, qui sélectionnent soi-disant la qualité — ce qui, pour être juste, est souvent le cas, mais bien souvent il s’agit de choix esthétiques. D’ailleurs à ce sujet, nous, enseignants, quand nous devons réaliser les accrochages de fin d’année des étudiants, nous éprouvons quelques difficultés à faire coexister différentes expressions créatives de façon harmonieuse : en clair, nous cédons à la mode de l’esthétisme en vogue et nous ne supportons plus de n’avoir pas l’illusion de réaliser des accrochages qui ressemblent à ce que l’on voit dans les grandes messes des foires d’art contemporain [8]. La diversité fait tache…

La polychromie n’a pas disparu de l’art moderne. Calder, Niki De Saint Phalle, Donald Jud, etc. Bien des exemples, dans l’art contemporain, sont aussi le signe d’une certaine pérennité de l’interaction entre l’œuvre d’art physique — physiquement objective — et la polychromie venant, comme un baume, animer la vie de l’œuvre par une présence de vie intime entre couleurs et matière.

Ron Mueck

Le pari semble difficile, beaucoup de philosophes de l’art contemporain pensent que la couleur  – la polychromie – n’a rien à faire avec la sculpture. C’est un point de vue, je ne le partage pas, bien au contraire. Les exemples de chefs d’œuvres sont légion dans l’histoire de l’art. Je conçois seulement que l’ère industrielle de l’art contemporain a, elle, effectivement, beaucoup de mal à rester cohérente au sujet de la polychromie de la sculpture. Les exemples ne manquent pas de l’affaiblissement considérable de la qualité intrinsèque du polymorphisme nécessaire à la polychromie. Pour ma part, depuis le début de mon activité comme sculpteur, je n’ai jamais dissocié dans l’espace la couleur – symbole – et la sculpture – matière. Ce qui représente pour moi une globalisation de l’activité artistique qui permet à la sculpture, dans le monde de l’art contemporain, d’être comme l’art générique support modeste [9] de tous les autres.

Dario Caterina

Le 30 avril 2012

Dilige et quod vis fac

[1] L’effet papillon exprime simplement l’inter-dépendance qui existe entre tous les évènements et actions diverses produites par les éléments vivants ou non qui président à leurs existences et actions communes. Ceux-ci ont fatalement un pouvoir d’action positive ou négative sur l’état des choses qui composent notre environnement mental ou l’espace physique dont nous faisons partie.

[2] Ajouter des objets, c’est bien cela en somme que réalisent l’ensemble des artistes, créant des œuvres qui apparaissent à la vue, à la faveur de leur apparition au monde physique, après avoir été pensées.

[3] Orsons Welles, immense cinéaste doublé d’un acteur remarquable, a formulé cet aphorisme – que je cite de mémoire – comme synthèse de ce qui relie l’art à des phénomènes d’énergie naturelle. En effet, c’est pour des raisons d’échange que les actions les plus communes ou plus sophistiquées paraissent être en relation avec les ambitions les plus considérables, qui motivent parfois l’œuvre créative des plus grands artistes. Ceci n’est qu’une métaphore de  l’amour entre les hommes et les femmes – pour l’incroyant que je suis – ou l’amour de dieu – pour les croyants – et est certainement la seule motivation qui permet aux hommes et aux femmes de vivre réellement l’apparition sensible du monde en le construisant par leurs actions.

[4] Mécanique quantique : « … Le monde quantique est étrange, le flou probabiliste y règne et au fond, il indique une structure sous-jacente aux phénomènes qui est au-delà de l’espace et du temps. L’émergence d’un monde classique à partir d’un monde quantique n’est toujours pas bien comprise. C’est un des objets de la théorie de la décohérence que d’expliquer cette émergence… ». L’exemple de cette définition ci-dessus de la mécanique quantique indique bien pour ma part l’intérêt de rapprocher un questionnement scientifique de la matière et un questionnement artistique de celle-ci. Deux voies pour une seule définition, ou plutôt indéfinition du visible et de l’espace : l’une tente une explication rationnelle et l’autre une explication poétique.

[5] Le créationnisme étant l’apanage de Dieu ou des Dieux, l’art peut être celui des humains.

[6] La polychromie grecque est un des éléments en trop pour les esprits classiquement adeptes de l’épure de la perfection. Somme toute, le dix-neuvième siècle a transformé une culture en un idéal de perfection qui n’existait pas au sens physique du terme.

[7] Il s’agit ici de scientifiques qui, de bonne foi, tentaient de réaliser une appropriation culturelle transformée en un élément nouveau de redynamisation d’une culture qu’ils tentaient de réinstaller dans les esprits pour le plus grand bien de la société de l’époque. Bien entendu, d’autres scientifiques, épris de vérité, n’occultaient pas cet aspect réel qu’était la polychromie à l’époque de la création des sculptures grecques.

[8] Les foires d’art contemporain sont l’exemple type d’une dérive d’homogénéisation esthétique à des fins de commerce. Je ne crache pas dans la soupe, nous avons besoin de vivre de notre art, c’est un truisme. Mais tout de même, à voir l’efficacité de la sélection ethnique esthétisante – entendez l’uniformisation camaïeu contemporain –, la succession d’œuvres indique la philosophie qui préside à incarner l’art qui veut être vu et vendu.

[9] L’art générique – c’est-à-dire la sculpture — n’est pas une dénomination hégémonique de supériorité de la sculpture. Il s’agit plutôt de définir celle-ci comme physiquement cosubstantive de toutes les autres pratiques sans pour autant avoir plus d’importance dans sa substance.