L’art contemporain : phénomène de foires ?

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Ou l’anoblissement du bricolage dans l’art contemporain ?

La foire d’art contemporain de Bruxelles nous invite à un survol de l’art contemporain actuel. Un constat s’impose : rien de neuf à l’horizon, la peinture peinture est peu présente, la photo et ses dérivés se taillent une bonne part des participations et le bricolage contemporain semble s’insérer dans le marché de la chic attitude de l’art contemporain.

Comme souvent, la critique n’est le reflet que d’un point de vue subjectif. Il reste néanmoins une possibilité de cadrer une opinion dans le but d’amener une sensibilité dans le débat au sujet de l’art contemporain. La visite d’un si grand nombre d’œuvres d’art ne peut se solder par un refus ou une acceptation de ce qui est présenté au public. Tout spectateur réalise un choix personnel, qui ne correspond ni plus ni moins qu’à un avis subjectif. Donc, il y a des œuvres intéressantes, des découvertes et des déceptions. Pour ma part, j’ai pu faire un constat global de ce qui constitue l’air du temps avec ses points positifs et les faiblesses que nous ne sommes pas seuls à éclairer à la faveur de tels événements artistiques.

D’emblée, la visite de la foire donne le ton général du premier hall : un bricolage chic. Dans le fond, l’art contemporain semble réaliser la performance écologique de recycler les déchets dans une formulation d’écart en donnant une plus-value, très scolaire, à la réappropriation, en anoblissant les détritus de notre société consumériste. En effet, cette posture est un avatar d’une pédagogie en application depuis l’apparition du pop art et des nouveaux réalistes, comme l’art conceptuel et la sociologie de la mémoire culturelle et des mythes artistiques individuels.

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sont les avatars de la déconstruction de Duchamp. Toutes ces postures sont devenues, à force, des pédagogies de l’esthétique positive [1] représentée dans les galeries d’art qui défendent une pensée unique — les truismes d’application dans l’art actuel : bêlez contemporain et l’avenir vous dira qui sont les élus, ou plus prosaïquement qui sera bankable

Gageons que cette option de création reste éloignée des établissements d’art européens qui tentent de maintenir une réelle liberté, sans dogmes philosophiques… mais pour encore combien de temps ?…

Un autre constat doit nous alerter sur une nouvelle mode qui s’insinue insidieusement dans les esprits des créateurs : frapper la vision du spectateur avec la même philosophie qui préside à la mise au point dans les cirques ou les parcs d’attractions de mises en scène extraordinaires qui bluffent l’esprit par la démesure. Comme par exemple les corps surdimensionnés de Ron Mueck ou de Jan Fabre qui ressemblent plus à des objets/installations à vocation de nous arracher un Waouh !, un Oh ! ou encore un Incroyable !

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Bref, après une parenthèse partielle avec l’art moderne au XXe siècle, l’art contemporain renoue avec le XIXe siècle et la foire du Trône [2]. Soyons justes, ce n’est pas si simple, beaucoup d’artistes très intéressants sont toujours présents dans toutes les grandes manifestations artistiques actuelles. Pourquoi dès lors être si critique ? Parce que ces manifestations ne représentent qu’un choix arbitraire, partisan et élitiste. Partons d’un constat simple, prenons trois exemples de commentaires possibles en faveur ou en défaveur de la pensée unique postmoderne de l’art contemporain. Le premier est le point de vue d’un défenseur de l’art contemporain — et parions sur son appréciation résolument pro-art contemporain :

« J’aime cette foire, la prise de liberté est totale. L’art moderne est absent et c’est tant mieux… à part, ici ou là, un Barbara Hepworth ou un Pierre Alechinsky… Les artistes représentent à travers leur travail les nouvelles ouvertures de l’art contemporain. Nous pouvons constater le détournement et la réinterprétation sous forme d’images neuves des œuvres anciennes des maîtres classiques… La modestie des matériaux contredit l’embourgeoisement des œuvres accaparées par les amateurs d’art moderne, lesquels sous-entendaient qu’elles étaient réservées à leur seule intelligence… Bref, le bon coup de balai en faveur de la nouveauté est la marque de l’art contemporain. Celui-ci est tout dévoué à une nouvelle sociologie de l’art, résolument l’identifiant d’une nouvelle civilisation… n’étant plus le complice des musées ou des collectionneurs bourgeois, ni, last but not least, le support métaphysique des religions… »

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On sait ce qu’il en est des artistes qui luttent contre l’establishment des musées et des galeries, c’est là qu’on les retrouve dès que l’opportunité se présente… Certains, toujours vivants, incriminent les grands argentiers de momifier leur vie d’artiste avec un musée personnel dédié à leurs œuvres… J’ai ouï cette posture sur Arte, dans un film autopromotionnel à caractère publicitaire en faveur de quelques artistes européens…

Bref, continuons… deuxième exemple. Et le conservateur de dire… :

« Bon Dieu, quel désastre ! Où sont passés les peintres, les dessinateurs ? Je retiens bien peu d’œuvres dans cette foire, qui me paraît représenter en général la pauvreté expressive de notre époque. Il semble que bien peu d’artistes actuels possèdent encore les codes permettant de se hisser à un niveau artistique qui parviendra à se maintenir comme la culture d’une civilisation… Pourtant, çà et là, parfois, une œuvre…J’ignore ce qui m’attriste le plus… Est-ce la pauvreté de la poésie ? Ou l’impression de sérieux que tentent de donner la professionnalisation de la mise en scène des foires d’art contemporain et le basculement dans le marché néolibéral ?… »

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Conserver et maintenir, c’est la devise des conservateurs. Cette posture n’est rien moins que l’immobilisme porté au rang de politique culturelle, ce qui a pour effet de brouiller la discussion sur les erreurs du passé et celles du présent en sclérosant l’avenir…

Quant au réactionnaire… il est notre troisième exemple :

« Il faut abattre l’art contemporain, il est l’expression d’une nouveauté néfaste au vrai art et il se condense en niaiseries individualistes du pornawac… Le discours est creux, faisant sens seulement pour des commissaires d’exposition qui se pensent des superartistes quand ils réalisent des événements thématiques qui symbolisent leur intelligence artificielle d’artistes manqués et qui soignent leur frustration de n’être que des admirateurs de ce qu’ils vénèrent sans pouvoir l’atteindre dans leur chair in vivo… Alors, basta ! Réactivons le passé, là est le salut pour renouer avec la tradition du véritable art… »

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Le constat est clair, nous ne sommes pas plus avancés pour l’avenir de la création artistique avec tous ces avis que par le passé… Pourtant, ces affirmations, il nous arrive de les penser tour à tour pour exprimer parfois le sentiment qui correspond à un contact particulier avec l’art contemporain. Il faut avoir le courage de dire que parfois, nous sommes porteurs d’une pensée tout à la fois progressiste, conservatrice et réactionnaire. Suivant que l’on partage un avis très tranché ou que l’on adopte un seul point de vue, cela donne le même résultat que l’intégrisme sous toutes ses formes qui atteint la culture et l’art après avoir d’abord atteint les esprits de diverses convictions religieuses. Ce n’est ni plus ni moins que l’expression du refus de la diversité… Merci, Akhenaton, tu es aussi devenu le dieu unique de l’art contemporain… Une seule posture : une pensée unique… tous en file indienne !

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La véritable question semble être du côté de l’avenir, après l’art contemporain. Poser la question suppose qu’il existe une alternative. Pourquoi d’ailleurs devrait-il y en avoir une ? Pourtant, certaines dérives politiques peuvent être liées à la fin d’une civilisation surtout quand elles touchent les aspects profonds de la production artistique, outre l’organisation sociale de la société de production et de consommation. La réalité est parfois plus dure qu’on ne le pense. L’information très récente selon laquelle l’Europe est conduite, à la faveur du lobbying des pro-Américains, à soutenir un rapprochement commercial encore plus profond avec les États-Unis, est très révélatrice de ce qui se trame en coulisses à Strasbourg et à Bruxelles. Prendre connaissance de cette information alors que nous sommes si proches d’un vote fait froid dans le dos. Cette mauvaise nouvelle n’est pas la dernière d’une série déjà longue d’instrumentalisation des institutions européennes.

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Il s’est agi, dès le début de la politique des six, d’appliquer une stratégie prolibérale qui a permis l’érosion lente du métier d’agriculteur. Par la suite, ce fut le tour des emplois industriels, avec les méthodes qui permirent la mondialisation du marché et de la production, et le dumping social ; la découverte des mensonges des industries pharmaceutiques sur l’efficacité de leurs médicaments souvent dangereux et inutiles ; les méthodes de production de l’industrie alimentaire qui non seulement empoisonne l’ensemble de la population mais tente aussi d’installer le transgénique de force. L’exception culturelle, défendue bec et ongles par certains pays, tiendra encore pour combien de temps ? Voilà bien où il faut, en ce qui nous concerne, nous les artistes, porter notre discussion sur l’art. Parce qu’après toutes les dérives consuméristes qui détruisent un ensemble d’éléments auquel nous tenons, notre tour est venu. Il y a des responsables politiques qui tentent de mener la résistance. L’Europe devra encore attendre longtemps pour que l’avènement d’une politique sociale et progressiste parvienne à faire plier le néolibéralisme ambiant.

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Il nous reste deux possibilités à envisager pour l’avenir : celle qui consiste à refuser la critique de la science en acceptant de payer le prix de ses découvertes et de leur cortège d’effets néfastes, accepter sans résister aux sciences économiques qui réalisent des tableaux auxquels nos dirigeants tentent d’adhérer tant bien que mal ; ou décider de reprendre le débat sur la modernité et ce que cela implique comme investissement sur la pensée humaine. La poésie et la philosophie au secours de la nouvelle pensée postmoderne pour lui conférer les qualités d’ouverture qui lui manquent. C’est vrai, cela peut paraître contradictoire, mais la déconstruction philosophique de la modernité a eu comme conséquence un réel retour de l’humain et de la conscience du monde et des sentiments. L’art contemporain a réinvesti certaines notions de la Renaissance et a réhabilité le corps du corps.Nous devrions donc être dans une nouvelle configuration positive de par les aspects d’ouverture que porte la liberté totale d’expression dans les arts contemporains en général. Mais c’est loin d’être le cas. L’utilisation de la science, en partant de l’exemple de la robotique, permet de confier la production d’œuvres d’art à des machines, comme dans l’art numérique. Cette utilisation est le résultat, comme pour la création d’Internet, de recherches militaires. La question se pose déjà de savoir si des moyens de recherche sur les soldats-robots ne doivent pas être développés. Dans le Landerneau des arts plastiques, Jan Fabre [3] et Jeff Koons [4] font encore appel au savoir-faire des sculpteurs de marbre de Pietrassanta pour réaliser leurs œuvres… Pardi, c’est pas con ! Bientôt, ils pourront utiliser les nouvelles imprimantes 3D qui sont déjà en action dans le secteur également… Faut-il instaurer pour les artistes, comme dans les arts de la table et les restaurants français, une estampille « fait à la main, comme à la maison » ? Cela permettrait de faire la différence entre l’aristocratie artistique qui utilise des petites mains pour réaliser ses délires mythologiques et les artistes qui pratiquent encore leur art dans un corps-à-corps avec eux-mêmes…

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Bref, poser un questionnement sous forme de proposition d’analyse philosophique n’est pas nouveau. Dans l’esprit de beaucoup de sceptiques au sujet de l’art contemporain naît petit à petit l’idée inverse de ce qui a marqué les arts au XIXe siècle, c’est-à-dire passer à côté de vrais artistes tels qu’un Van Gogh, à qui l’on a préféré un Wiliam Bouguereau, et que plus personne ne connaît à notre époque. A contrario, aujourd’hui c’est la fuite en avant et l’on adoube toutes sortes de tentatives d’œuvres contemporaines de peur de passer à côté d’un grand artiste. Dans cette veine, la fondation Cartier à Paris réalise des expositions en adoptant le point de vue de l’artiste et l’on verra plus tard pour l’acuité du propos…

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Pour conclure, la fin de notre civilisation et une nouvelle ère qui commence, n’est-ce pas le prix à payer pour le changement ? Peut-être que le moment venu, il faut accepter sans rechigner les modifications des cultes voués aux arts en général pour ce qu’elles apportent en nouveautés plus ou moins positives et constructrices d’un monde réactivé sur de nouvelles bases culturelles…

Comment dire… ? Pourquoi pas une philosophie écologique des systèmes de recherche dans un monde où il reste encore dix millions d’espèces animales inconnues à découvrir avant leur disparition ? Une philosophie sociale dans un monde où la culture de tous est accessible à tous avec le respect qui sied à la notion des différences ?

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L’acceptation philosophique de toutes les cultures différenciées comme l’expression de notre profonde nature humaine ? Les arts comme représentants des multiplicités d’imaginaires ? Il s’agit bien de reconnaître les erreurs commises, mais alors celles de tous les secteurs d’activité humaine. Et in fine, les dérives dans les créations artistiques représentent certainement le secteur le moins urgent aux yeux des activistes néolibéraux. Surtout que l’art organisé en showrooms de vente rapide — les foires ne durent que trois ou quatre jours maximum —, permet une visibilité toute publicitaire des produits de consommation artistiques. Cela permet de siphonner la plus grande partie de l’argent disponible des collectionneurs fortunés. Cela réduit considérablement le nombre de  galeries artisanales qui réalisent un travail de proximité avec les artistes débutants. L’esprit néolibéral a encore de beaux jours devant lui…

Après l’art contemporain, c’est l’aventure artistique métaphysique et poétique  qui continue…

De primis socialismi germanici lineamentis apud Lutherum, Kant, Fichte, Hegel et Marx

Dario Caterina,

Le 22 mai 2014.

[1] L’esthétique positive est ce qui pouvait arriver de pire à l’art. Il s’agit d’une excroissance de la science pédagogique des plus hauts niveaux d’enseignement. La pédagogie, comme moyen d’enseigner l’art, est l’idée qu’à la faveur des processus équilibrés des consignes, le candidat artiste parviendra immanquablement à un résultat exprimant son imaginaire qui ne demandait que ça. Bref, l’enseignement confessionnel en a fait sa marque de fabrique. Nous serions bien inspirés de ne pas entrer dans ce moule qui est un cul-de-sac imparable.

[2] La foire du Trône est pour beaucoup de citoyens comme dans beaucoup d’autres pays l’occasion d’une détente et surtout d’un divertissement en famille des enfants et de leurs parents. Si nous devions comparer cette possibilité avec les foires d’art contemporain, il est sûr que bien des personnes et amateurs d’art se divertissent tout autant que les spectateurs dans les cirques et les manèges de foire. Pourtant, le processus de montrer dans les foires la femme à barbe, la Vénus hottentote, la plus grosse femme du monde, etc., remet en question la valeur artistique des créations de certains artistes atteints par le gigantisme…, atteints — je peux me tromper… — par l’avidité d’impression qu’ils souhaitent obstinément provoquer en tout premier lieu chez le spectateur lors de la première vision.

J’ai visité le parc d’attractions de Walt Disney près de Paris, avec mes enfants… Ils furent émerveillés par Michael Jackson… J’ai tout oublié des manèges et des farces et attrapes, je n’ai gardé que le souvenir de la joie dans les yeux de mes enfants…

[3] Jeff Koons est certainement le premier artiste à avoir adoubé l’idée très contemporaine que les artistes par le passé étaient de très grands artisans des arts en général, mais que nous pouvons, à la faveur de l’art contemporain, maintenir la tradition à travers le détournement mental en vue de contourner l’habilité. Ce qui explique que pour rendre potable l’art contemporain, certains artistes ont compris l’intérêt d’avoir des petites mains, telles les manufactures de mode qui réalisent la plupart du temps leur production dans les pays en voie de développement, pour mieux procéder à la création mentale de leurs futures œuvres. Les artistes contemporains sont les esprits éclairés de l’art, et les artisans les corps au travail. L’union de l’esprit et du corps a encore un long chemin à faire, ou plus exactement à refaire…

[4] Jan Fabre est un artiste que j’admire énormément. Il établit en quelque sorte une nouvelle définition transversale de la pratique de l’art. Il est chorégraphe, danseur, homme de théâtre et plasticien avisé. Nous comprenons aisément que pour réaliser son œuvre, l’aide indispensable de spécialistes lui est nécessaire. Dans le domaine de la sculpture, l’intégration monumentale exige une multiplicité de compétences pour réaliser des œuvres in situ donc, chapeau ! Mais cela n’empêche pas de tenter de comprendre les implications dissonantes des méthodes employées. Bref, c’est mon point de vue et je suis sûr que je ne suis pas le seul à ressentir une dissonance, surtout quand moi aussi j’utilise, à défaut d’autres solutions, les mêmes méthodes que je critique pourtant, à la faveur du malaise inexplicable de la situation.