Le système symbolique de l’art contemporain

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La critique c’est chic

Une Chronique paraissant le 3 de chaque mois. Elle a pour objet d’expliciter les significations objectives, donc non-conscientes, des arts scéniques actuels

Notre objet : l’inconscient des œuvres scéniques actuelles, en théâtre, danse, concert.

Pour atteindre cet objet, nous avons annoncé (dans la présentation de ce projet de Chroniques) que nous commencerions par restituer les éléments de contexte indispensables à sa compréhension. Cette restitution s’intéresse à l’histoire dans laquelle les œuvres sont produites, veut en dégager les dynamiques qui, tout en étant exogènes aux œuvres, leur impriment une forme déterminée.

Il nous faut bien localiser le moment logique auquel, dans l’histoire, intervient notre objet dès lors.

Dans cette perspective, avançons d’emblée que les œuvres scéniques sont des expressions privilégiées d’une dynamique sociale de production et de consommation symbolique. Cette dynamique elle-même est tributaire de l’évolution d’un ensemble social plus vaste. Or, c’est par ce double mouvement, non seulement celui de la production et de la consommation d’arts de scène, mais aussi celui, plus général, auquel ce dernier participe comme l’un de ses moments, que les œuvres s’affirment. Alors ce double mouvement, elles le jettent en arrière d’elles-mêmes. La dynamique ainsi refoulée est l’inconscient des œuvres de scène.

Dans notre parcours, nous rattraperons notre objet « par la bande » : nous ferons détour par les déterminations influant sur d’autres œuvres, plastiques celles là, celles de l’art contemporain. Ce dernier servira de base de décalque des déterminations affectant les arts de scène, jusqu’au point où le décalque ne tient plus du fait des spécificités de ces derniers. Le décalque servira alors de patron distinctif.

Dans ces considérations préliminaires portant sur l’art contemporain,
nous synthétisons les thèses du livre Art contemporain : le concept en les complétant de quelques précisions utiles.

Les mots « art contemporain », quand ils sont employés de nos jours, le sont non pas pour désigner l’ensemble des productions expressément symboliques produites actuellement, mais un genre strict parmi ces productions. Ce genre se réfère à l’intégrité d’une forme, le dit art contemporain ; nous verrons que cette forme est purement abstraite, en ce qu’elle n’est en elle-même identifiable à aucune œuvre en particulier, dans le même temps que toutes l’instancient en une occurrence spécifique.

En premier lieu, nous pouvons écrire qu’un double facteur constitue le processus d’instanciation de cette forme. Ce double facteur est condition de possibilité de l’intégrité des œuvres. Cette intégrité n’est pas peu de chose puisqu’il ne s’agit de rien de moins que de l’art comme symbole. Et nous en dirons davantage peu après sur ce qu’est ce symbole.

Le premier moment de ce double facteur consiste en une prérogative formelle sur l’objet. Avec l’art contemporain, il s’agit de productions référant dans leur aspect à une pictographie garantie sur le plan institutionnel. Autrement dit, l’institutionnel atteste de la valeur de la pictographie à laquelle se réfère l’aspect des œuvres. On rencontre cette pictographie dans les collections permanentes des musées d’art moderne et contemporain, dans les ouvrages et la presse spécialisés. Jusqu’ici, nous ne faisons que reformuler ce qu’Arthur Danto avait écrit dans les années 1960, dans son article Le monde de l’art.

Le second facteur consiste en ce que le lieu de l’exposition investit l’objet exposé de la forme symbolique art. Il ne suffit pas de dire que le lieu impose officiellement le nom d’art sur cet objet. Un symbole est plus qu’un nom, qu’une étiquette. C’est aussi davantage qu’un statut dont, à l’époque même à laquelle écrivait Danto, le critique George Dickie attribuait au musée le pouvoir d’investiture. Le statut est encore trop explicite pour se rendre synonyme du symbole. Il ne contient pas non plus la dimension spirituelle de ce dernier. Mais il est déjà doté de la dimension de verticalité qui caractérise le symbole.

Nous ne pouvons donc empêcher l’analyse de s’avancer sur cette question délicate de savoir ce qu’est un symbole. Pour y venir, remarquons d’emblée que le double facteur que nous venons de relever et conditionnant l’instanciation de l’art, se résout à terme en un seul, en ce que l’assentiment institutionnel ratifie l’intégration de l’objet dans la pictographie, dès lors enrichie.

Cependant, cette dynamique de la reconnaissance et de l’intégration est elle-même le produit d’une autre détermination double, en amont. Celle-ci est quantitative en l’un de ses aspects et qualitative en l’autre.

Cette détermination disions-nous, est pour une part quantitative : l’art contemporain est le nom d’une dynamique commerciale. En effet, le système de production et de consommation symbolique dynamise un circuit de l’offre et de la demande, de capitalisation et de dépense. Dès les années 1970, ce marché s’éveille à travers l’Ouest, après un assoupissement qui succéda à la Deuxième guerre mondiale. Une formidable demande rencontre une formidable offre de galerie et de foire, dans un mouvement qui connaît une emphase asymptotique lors des euphories financières entamées à partir du milieu des années 1980. La concurrence de maisons de vente, notamment anglo-saxonnes, participe du mouvement à partir des années 2000.

Pour une autre part, la détermination est qualitative : nous l’avons introduit, l’art contemporain est la dynamique d’un système symbolique, lequel se meut. Dans cette motion, l’art, c’est le symbole axial, vertical, pivot, qui n’apparaît jamais comme tel, à l’état pur, mais sous forme toujours fractionnée, occasionnelle et reconduite par les objets.

On peut voir ou acheter un objet d’art. L’art même, jamais.

Si l’art « en soi » n’est jamais définitivement ni absolument incarné, en revanche son idée est omniprésente comme caution de la dynamique de production et de consommation qui porte son nom. À ce point, confirmons à l’attention du lecteur philosophe qui l’aura décelé à travers l’emploi que nous faisons du terme d’idée que notre approche est effectivement hégélienne, ou pour le dire autrement, platonicienne.

Maintenant, à l’attention de tous, explicitons le sens du mot idée ici. Nous pouvons donner au lecteur un exemple : dans toute les sociétés humaines connues il y a une justice, sans pour autant que les formes concrètement prises par cette justice soient immuablement les mêmes. Mais l’idée de justice est toujours, non seulement présente, mais active. L’idée de justice fait partie des idées constitutives de toute société. Une société n’est pas concevable sans justice. Ce qui n’empêche pas les formes de cette justice de varier considérablement d’une société à l’autre. De surcroît les formes de la justice, dans une société donnée, peuvent évoluer.

De même que la justice, l’art est une idée à travers laquelle s’exprime une activité constitutive de la dynamique sociale du groupe. Cela ne consiste pas à dire que le terreau romantique sur lequel pousse l’art contemporain (nous démontrerons ce point dans la prochaine Chronique) soit celui de l’art en toute société. Mais que, jusqu’à preuve du contraire, toutes les sociétés humaines ont produit des formes expressément symboliques. Par « expressément symboliques » il faut entendre, expressément métaphoriques, c’est-à-dire encore dévolues à présenter des formes dans lesquelles le collectif se reconnaît comme tel. Il s’agit moins ici d’un miroir que de la manifestation sensible d’un ordre symbolique dont le collectif est partie prenante.

N’entrons pas dans la discussion de connaître le contenu du symbole artistique, qu’il soit magique, cultuel ou autre, à toutes époques et en tous lieux. Tenons-nous en au fait que la production de formes expressément symboliques est une permanence anthropologique structurante, qui autorise qu’on puisse parler d’un art paléolithique, bororo, de la Grèce ancienne, renaissant, moderne ou « contemporain ».

L’art contemporain, revenons-y. Nous avons écrit que l’idée d’art légitime une pluralité de productions d’apparences variées tout en lestant le marché de l’art. La dynamique de cette idée détermine des processus sociaux complémentaires : cycle de production (d’art) et cycle de consommation (d’art). Double cycle qui s’alimente rétroactivement pour se perpétuer.

Dans ce double cycle, le producteur, l’artiste, et le consommateur, l’amateur, communient successivement avec l’œuvre. Mais celle-ci ne passe pas nécessairement du regard de l’un à celui de l’autre directement. Pour que ce passage ait lieu, il faut, dans le plus grand nombre de cas, la mise en mouvement d’intermédiaires. Parmi eux, en première ligne se trouvent les protagonistes du système de production et de consommation d’art : commissaires-priseurs, galeristes, communiquants, journalistes, commissaire d’expo, critiques, profs, étudiants… Protagonistes dont l’intervention conditionne le bon port de l’œuvre de l’atelier de l’artiste au lieu d’exposition.

Cependant, le décompte des hommes et des femmes de première ligne n’épuise pas celui de l’ensemble des intermédiaires participant de la production de la communion. Interviennent aussi, et nécessairement, la totalité des parties prenantes du mode de production, c’est-à-dire l’ensemble des agents de production et de consommation de ce qu’il convient d’appeler le néolibéralisme, si telle est l’expression adéquate à la désignation du mode de production dominant depuis la fin des années 1970. De la dynamique historique qu’imprime le néolibéralisme, l’art contemporain, en tant que système symbolique ultime, est le fruit mûr, le dépositaire privilégié de ses métaphores.

Samuel Zarka

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À la source des critiques chics… : Art contemporain : le concept (PUF, 2010)
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