La critique c’est chic 10
Au fil de nos chroniques, notre problématique repose sur le constat suivant : le discours standard sur l’expérience esthétique, c’est-à-dire, en propre, la « philosophie esthétique standard », est fondée dans une phénoménologie husserlienne, néokantienne, sans épaisseur temporelle. C’est cette dernière que nous voulons restituer, en répondant à la question des conditions de possibilité de l’esthétique (i.e. du ressentir) pour une contemplation donnée. Question qui ne peut trouver de réponse que selon une approche sociale.
Il nous aura fallu pratiquement un an de recherche pour mettre en place une approche du fait chorégraphique dans une perspective dégagée de la spatialisation généralisée qui caractérise les arts depuis la fin des années 1960. C’est au terme du cycle de douze chroniques annoncées en décembre dernier que nous commençons d’atteindre notre objet. Les trois dernières chroniques du cycle (celle-ci et les deux suivantes) parachèveront notre approche. Seul un nouveau cycle de publication entamera véritablement l’analyse notre objet.
Poursuivons aujourd’hui sur la lancée de la dernière chronique autour de l’art contemporain, pour en venir avec la prochaine à la danse contemporaine.
À la faveur de la ré-interprétation du ready-made par le vieux Duchamp, la suppression du temps dans l’art se poursuit à travers une multitude d’avatars dont le déploiement épileptique est connu de tous. L’architecture du Centre Georges Pompidou à Paris nous semble, à cet égard, exprimer éloquemment le style nouveau apparaissant à la fin des années 60 : une immense raffinerie conçue d’une manière antithétique à son usage, sinon comme déco — « pour faire penser à ». Tout est là. On a pas le réel mais sa représentation ludique, symbolique, dédiée à imaginer ce dont il n’est pas fait l’expérience. Contrainte sur l’imagination à laquelle il revient de légitimer le bâtiment à un égard ou un autre — sympa, réussi, particulier. Bref, reconnaître le faux comme étant le vrai.
Ce sont deux expressions achevées de ce style nouveau que nous étudierons en détail en ce jour. Elles sont plus évidemment conséquente du retournement (de veste) duchampien ; ce sont celles de Lawrence Weiner, dont les travaux de la maturité se caractérisent par une poursuite de l’immédiateté ; et celles de Jeff Wall, dont les images proposent l’accentuation d’une durée spécifique et dérivée du monochrome : la durée subjective du voyage, de l’errance, de l’extase.
Pour comprendre la relation de continuité entre le ready-made, Weiner et Wall, nous proposons tout d’abord un détour par des considérations avancées autrefois, en préambule de notre premier commentaire des images de Jeff Wall :
Le traitement du temps dans les arts en général, et dans la photographie en particulier, […] est médiatisé par l’histoire.
En l’occurrence, sur la séquence historique allant du courant des années 1970 à aujourd’hui, la fixation des déterminations générale de la politique comme exploitation la plus « efficace » du temps de travail n’est pas sans conséquence sur l’art. Il y va à la fois d’une séparation entre temps subjectif et objectif, et d’une radicalisation de la spatialité dans les formes symboliques. C’est le temps comme réalité d’une amplitude subjective et objective, c’est-à-dire comme historique et sociale, qui est alors fragmenté et dispersé.
Avec la fragmentation du temps, il n’y a plus ni discours ni figure possible, mais que des mots et morceaux. Qu’est-ce à dire? Voyons-le à travers le travail de Lawrence Weiner
1) Le mental de Lawrence Weiner
Weiner déplace le programme du vieux Duchamp. La photo ci-dessus montre une œuvre typique de Weiner. Ici, l’exposition est l’occasion, non seulement d’une notification, mais de la définition d’un objet mental, qui est « véritablement » la pièce [1].
Au principe de cet objet, il y a l’institutionnel admis comme évidence. Des assertions délibérées de Weiner l’attestent. Lorsque questionné sur le caractère opaque de ses compositions pour le grand public, il répond (en substance) : « il faut des spécialistes dans tous les domaines » [2]. Weiner reformule ainsi un grand lieu commun de l’art contemporain : « l’art a toujours été le fait des riches ».
Rimbaud était rentier?
Perce le caractère politique de l’expertise en art (comme ailleurs).
Cela étant, l’art de Weiner, en proposant, non plus seulement une notification comme chez Duchamp, mais un objet mental, nous met sur la piste d’un retour du temps dans les arts visuels contemporain. Mais sous une modalité spécifique : celle du temps passé dans l’espace mental, précisément. C’est ce que les images de Jeff Wall expriment au mieux.
2) Le monde de Jeff Wall
Les images de Jeff Wall se remarquent notamment du fait de leur aspect « classique ». Ici, ce terme réfère au sentiment de réalisme provoqué par l’image, notamment du fait du soin évident pris à sa construction. Avec Wall, ce sentiment est inspiré dans un premier survol du regard : c’est un réalisme synchronique, de première instance. À partir de cette synchronie vient l’interprétation : le niveau de la métaphore, du sens ambiant se dégageant de l’image. Et en effet, un sens mouvant circule dans les images de Wall et nous allons tenter de le cerner.
Voici une image exemplaire de l’art de Wall qui va nous servir à étayer notre analyse. Pour ce faire, il nous faut opérer par un détour passant par l’histoire et le temps. Car, comme rappelé plus haut, nous écrivions autrefois :
Le traitement du temps dans les arts en général, et dans la photographie en particulier, […] est médiatisé par l’histoire.
Dire que la photographie de Wall est médiatisée par l’histoire, c’est dire qu’elle dépend de l’histoire pour se constituer dans son intégrité. Son réalisme de première instance paraît alors dans sa relativité : il est celui de représentations effectivement réelles, donc effectivement déterminées historiquement.
Aussi, sur la base d’un positionnement du spectateur dans le synchronique, la photo de Wall montrée ci-dessus induit un temps second. Une induction qui fait trembler son réalisme dans la relativité. Car ce que cette photographie contient de réel consiste dans les représentations d’une subjectivité sociale déterminée (ce que Hegel appelait Esprit).
Pour savoir quelle est cette détermination, il faut considérer la photo de Wall selon la socialité, le réseau social dont elle participe. — L’institutionnel de marché.
Répétons-le : l’institutionnel de marché n’est en rien réductible à des bâtiment en dur. Il s’agit avant tout de personnes : administrateurs, commissaires, critiques, intermédiaires de vente, galeristes, équipes techniques, artistes. Le sang de ce corps social, c’est, certes, l’argent, mais pas n’importe lequel en regard de la circulation globale du capital : une part de la valeur ajoutée. C’est-à-dire une part de la valeur produite par le travail mais non distribuée vers lui. Une part de la valeur investie dans le réseau institutionnel du marché de l’art.
Telle est la détermination. Cette part de la valeur, captée, est investie dans l’art à titre direct d’achat d’œuvre, ou indirect de subvention de ses agents. Cette captation, investie dans le réseau institutionnel, autorise l’existence de ce réseau. Lequel accueille les œuvres de Wall, en propose le réceptacle (musée, galerie…).
Vivre d’une telle captation, dans le détachement de toute autre relation avec sa base productive, telle est la détermination sociale logique massive (mais non dite) de l’institution artistique marchande, de cette institution comme subjectivité sociale. L’art de Wall étant subventionné par cette même part de la valeur, le réalisme des images en est objectivement tributaire.
Certes, il indubitable que les images de Wall sont les produit d’un travail. Mais le prix de ce travail est sans commune mesure avec l’ordre commun de la production : le salaire médian (quel que doit l’espace économique considéré ; Wall étant d’origine britannique, on pourrait dire : le salaire médian en Grande Bretagne.) Les images de Wall deviennent expression de cette détermination et développement de cette expression, celle du non-dit de la captation. — En un style littéralement classique, elles se rendent adéquates, comme représentations, aux représentations et à la sensibilité de la subjectivité institutionnelle. À la manière dont les statues des dieux grecs étant vraiment les dieux aux yeux des Grecs, les images de Wall traduisent vraiment la réalité aux yeux de l’institution artistique capitaliste.
Mais c’est une adéquation ne rendant compte que d’un réel partiel, entamé, incomplet. D’un réel… irréel précisément, du fait de l’absence en son sein d’une autre instance, dernière et refoulée ; spectrale, en arrière plan de la conscience. Cette dernière instance, c’est-à-dire, vous l’avez compris, la production de la valeur ajoutée captée par l’institutionnel de marché.
Le réalisme irréel de Wall est tributaire de son autre, le temps de travail (oublié) médiatisant l’existence de la subjectivité sociale qui plébiscite ses œuvres et les prend en charge. Une subjectivité sociale qui s’est définie en inversion de ce qu’elle refoule. Elle paraît, par conséquent, comme résultat d’un non-dit.
Que les images de Wall soient des expressions d’une subjectivité socialement déterminée n’implique évidemment pas qu’une autre subjectivité (et à vrai dire, il n’y en a qu’une seule autre) ne voit rien dans les œuvres du Britannique. Sinon que le sens, le contenu de ses images diffère radicalement selon la subjectivité sociale impliquée dans leur contemplation. Dans un cas, il s’agit bien d’un classicisme, dans l’autre, d’un profond irréalisme.
Comme dans un agencement de Weiner, l’artiste a produit une composition. Mais, à l’inverse de Weiner, cette composition a eu la prétention de montrer une réalité irréductible à un objet subjectif : une réalité objective. Il n’en fut rien. Le contenu de la composition de Wall n’a correspondu à rien qui ne fut identique au contenu de la subjectivité du groupe social auquel il appartient.
Réponse aux objections
Arrêtons-nous un instant et répondons de suite à deux objections prévisibles.
— La première objection concerne le terme de « réalisme » : le contradicteur dira que de toute façon, il n’y a pas de réalité non empreinte de subjectivité, qu’il faut un regard pour qu’il y ait un monde (et pas seulement de la matière). L’objection consiste donc à avancer que le réalisme est impossible. Ici, le terme de réalisme est entendu comme réalité non entachée de subjectivité.
Nous sommes d’accord avec la prémisse de cette objection mais pas avec sa conclusion. Certes il n’existe pas de réalité signifiante sans sujet. Toutefois, la réalité objective se laisse expliciter à travers la reconstitution immanente du système des subjectivités historiquement rendu possibles.
Dès lors, ce que nous questionnons, c’est le procès de production d’une subjectivité spécifique à travers sa détermination sociale : ce qu’elle oublie et qui conditionne son contenu conscient. Ce faisant, nous ne cherchons pas « une réalité non entachée de subjectivité », mais une réalité subjective complétée de son altérité tout aussi subjective en un ensemble historique donné.
Car à l’inverse de ce que promeut l’intuitionnisme régnant, le monde du sens ne connaît, pas plus que le monde physique, la génération spontanée. Le monde du sens se constitue sur un préalable : l’histoire sociale universelle. Précisément le fait de nier cette épaisseur historique est caractéristique de la pensée conservatrice, nietzschéenne, promotrice du sens privé et adversaire du sens le plus largement partagé. Dès lors que dans les faits, aujourd’hui, tout le sens possible n’a pas pour autant atteint l’effectivité. Exemple : en France, on a pas encore réalisé le but de la Révolution, que chacun soit complètement citoyen ; étant étendu que la citoyenneté n’est pas réductible au droit de vote dans un système d’alternance sans alternative.
À ce propos, infiniment plus riche que les mots d’ordres vides de sens ou que la dépression théorique des déclinismes et autres Rosanvallonismes, le lecteur se reportera avec intérêt aux thèses de Bernard Friot, à voir ci-dessous par exemple, entre autres autres exposés filmés.
Bernard Friot : « La retraite c’est révolutionnaire! »
— La seconde objection touche à la production sociale de l’œuvre d’art et à la « liberté de l’artiste ». En indiquant la relation d’immanence de l’œuvre de Wall à la subjectivité sociale dont elle participe, nous ne nions pas le sujet « Wall », mais exactement l’inverse : nous affirmons la condition de possibilité de ce sujet, de cet artiste, auteur de gestes esthétiques dotés de sens. C’est précisément parce qu’il y a un public reconnaissant les œuvres de Wall que Wall peut s’adresser à lui en certains termes selon une sémiologie qu’il détermine librement.
Car en effet, en disant la détermination rendant possible la reconnaissance sociale de l’œuvre de Wall, nous ne nions pas non plus la liberté de ce dernier. Car le subjectif s’affirme en sa liberté comme résolution, non pas dans l’abstrait, mais dans une situation déterminée, laquelle est aussi bien celle de son histoire. Ce sujet existe par la liberté d’affirmer, qui, précisément, est négation de la détermination. À ceci près que négation ne signifie pas ici anéantissement, mais refoulement (social). Il y a donc du vrai — le contenu de la liberté tel qu’il est affirmé par un sujet, en personne — dans le faux réalisme de Wall.
3) Bilan
La subjectivité sociale produit des œuvres selon une dynamique du symbole contradictoire mais complémentaire. Wall et Weiner se retrouvent, aussi dissemblables et même opposées stylistiquement que semblent être leurs compositions respectives : ils participent, à l’échelle sociale, d’une même subjectivité. Le temps du réel donné par Weiner et Wall est alors déréalisé : c’est un temps renvoyant à une épreuve déterminée — perdant le temps réel d’une réalité complète.
Complétude qui n’est pourtant pas extérieure à la subjectivité de Weiner, Wall ou François-Marie Banier, car elle est condition de possibilité de leur pratique.
Samuel Zarka
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[1] Laissons le lecteur philosophe reconstituer la liaison entre cet « objet mental » et la phénoménologie de Husserl.
[2] Ce mot de Lawrence Weiner, nous l’avons trouvé ici (nous surlignons):
Au début des années 90, a eu lieu, au Musée des Beaux Arts de Vancouver, un colloque consacré à la question suivante : « Qu reste-t-il de l’art conceptuel? » Un certain nombre d’interventions portaient sur le constat que l’art conceptuel était devenu une sorte de subculture autosuffisante, dont la caractéristique dominante était d’avoir définitivement aliéné le public – comme si l’art conceptuel était une cause et non une manifestation de la distribution inégale de capital symbolique dans la société ; comme si le retrait de l’art, ou du moins d’un certain art critique, témoignait non pas de son refus de se penser en termes de son audimat, mais fournissait la preuve de sa capitulation devant l’omniprésence de l’industrie culturelle. En somme, l’art conceptuel serait devenu élitiste au point d’avoir définitivement aliéné tout public. Visiblement exaspéré par la désespérante pauvreté analytique d’une telle évidence, Lawrence Weiner répondit : «Nous autres praticiens sommes le public. »
Stephen Wright, « Vers un art sans œuvre, sans auteur, et sans spectateur »
Catalogue de la XVe Biennale de Paris, 2007
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Laissons l’auteur de l’article, Stephen Wright, à son interprétation selon nous illusoire.
Article modifié le 1er novembre 2011.
Toutes les Critiques Chics & Excursus complémentaires
À la source des critiques chics… : Art contemporain : le concept (PUF, 2010)
une histoire sociale et idéologique de l’art contemporain