Les « crises », malaise d’une gouvernance contemporaine / Franck Lirzin

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Crise économique, crise écologique, crise alimentaire, crise énergétique, voire crise sociale, crise générationnelle, l’époque est aux crises de toutes sortes. Décennie instable ou banalisation d’un mot qui montre les peines de la technocratie à saisir les révolutions en cours ? L’omniprésence du vocable de « crise » montre les limites de la gouvernance économique et politique contemporaine et son incapacité à garder prise avec la réalité. C’est sous cet angle qu’il faut lire en particulier la crise financière de 2008 et tous les plans de relance et autres mesures de secours qui ont été mis en place. En s’appuyant sur cet exemple, en suivant l’évolution du discours de Jean-Claude Trichet, président de la Banque Centrale Européenne, au cours de la période 2007-2009, nous verrons comment la technocratie utilise la notion de crise pour nommer une réalité qui lui échappe et tenter de résoudre les maux en appliquant des théories parfois inadaptées.

La technocratie est un art de la routine : des procédures, des circuits administratifs, des projets de long-terme, une réflexion stratégique, tout s’y déroule dans la continuité. Lorsque survient un imprévu, que les circuits habituels ne peuvent résorber seuls, la technocratie est prise au dépourvu et se doit d’improviser. Mais pas n’importe comment. Certes il y aura les réponses apportées, la mise en place de procédure d’exception, mais avant toute chose, il y aura la désignation de cet imprévu en « crise ». Crise alimentaire, crise écologique, crise financière, l’époque semble à la succession des crises. Mais, le monde devient-il plus instable ou la technocratie et les modes d’organisation économique deviennent-ils plus incapables d’appréhender l’évolution du monde et veulent-ils tout appeler « crise » à défaut de pouvoir s’adapter à ces bouleversements ?

Parler de technocratie à l’âge de la mondialisation, de la libéralisation de l’économie et des échanges et du libéralisme, malgré le bref retournement de situation induit par la crise des subprimes, semble un anachronisme. Certes, le Plan n’existe plus en France, l’Union soviétique a disparu, tous les symboles d’un certain dirigisme économique que l’on associait facilement avec la technocratie ont disparu. Mais, au-delà de l’apparence, les mécanismes de contrôle de l’économie par les pouvoir publics n’ont pas disparu et sont devenus plus subtils. La technocratie ne s’est pas évaporée, mais s’est faite plus discrète.

Prenons l’exemple le plus contre-intuitif : les banques. Rien, ne semble-t-il, n’est plus libre de toute entrave qu’un établissement bancaire, et la preuve en pourrait être leur récent naufrage. Pourtant, rien sans doute n’est plus contrôlé et suivi qu’une banque. Un fonds de gestion par exemple se doit de suivre à la lettre une ribambelle de règlementations, pour répertorier les risques, suivre les engagements financiers, tant et si bien qu’un tiers de ses effectifs sont dédiés à cette seule mission. Certes, cette information est utile à l’entreprise également, mais elle s’inscrit dans un maillage fin qui encadre les activités spéculatives et ne laisse au gestionnaire que la seule liberté d’augmenter ou non la part de son portefeuille investie dans telle ou telle entreprise.

Il faudrait faire la cartographie de toutes les institutions publiques qui suivent le système bancaire, soit pour le contrôler, ou pour en avoir de l’information, ou pour investir avec lui, pour se rendre compte à quel point la gestion technocratique de l’économie s’y est installée, fragmentée dans les faits, mais cohérente dans l’esprit. Il n’y a plus un pilotage de l’économie, mais l’installation d’un réseau d’agents publics maillant le système économique et lui fixant ses règles. La technocratie diffuse fixe les règles du jeu des acteurs économiques : leur liberté s’exprime dans le faisceau de ces contraintes [1].

C’est sans doute la grande différence avec la technocratie classique : la part laissée au libre arbitre des acteurs de l’économie, comme un postulat dogmatique. Sans doute aussi là que peuvent naître les plus grandes aventures industrielles comme les plus grands échecs : si la plupart des marchés financiers sont bien verrouillés, certains nouveaux se développent si vite qu’ils prennent de court le réseau des autorités publiques, et peuvent alors déboucher sur des crises.

Ainsi, il est facile de fixer les règles et de laisser vivre leur vie aux acteurs économiques : il suffit de vérifier que les règles sont bien suivies, de les adapter à la marge si besoin est, le réseau technocratique s’organise et vit autour de cette routine. Il se contente de regarder de loin en loin le monde économique et d’en tâter le pouls par des indicateurs bien choisis. Tout change quand survient un évènement imprévu. « La technologie moderne n’a pas besoin de légitimité ; on « gouverne » avec elle, parce qu’elle fonctionne de façon optimale et aussi longtemps qu’elle fonctionne ainsi de façon optimale » disait le sociologue Helmut Schelsky [2].

« L’objet que l’on voit le plus mal, c’est la paire de lunettes qu’on porte devant les yeux » disaient le philosophe Martin Heidegger. C’est elle qui pourtant nous permet de lire le monde – mais quel monde ? Selon le professeur de gestion des entreprises, Claude Riveline, les décideurs ne peuvent connaître le monde qu’au travers d’indicateurs, ce qui rend leur vision partielle et leur empêche de voir tout ce qui sort du champ [3]. Peut-être les indicateurs rendaient-ils bien compte de la réalité il y a dix ans, mais maintenant ?

Quand survient l’imprévu, les règles fixées sont aussi inefficaces que les acteurs économiques sont démunis. Comment empêcher l’effondrement du système bancaire sans sortir radicalement du cadre règlementaire ? Comment intervenir après un ouragan comme Katrina sans improviser de nouveaux moyens d’actions ? [4] La technocratie de réseau est démunie face aux évènements hors cadre.

Le vocable de « crise », employé si souvent, est typiquement technocratique : c’est un concept large qui rend sensible ce qui est inconnu. « Nommer c’est toujours appeler, c’est déjà ordonner » disait Roger Caillois [5]. Parler de crise, c’est faire état de son impuissance et tenter d’y répondre par un mot.

Comment comprendre ce qui se passe ? Les institutions publiques ont un ensemble de capteurs qui leur permettent de suivre l’économie : statistiques, sondages, registres,… De cette profusion d’informations il est parfois difficile d’extraire l’important ; il l’est plus quand les indicateurs existants sont muets sur ce qui se passe. Ainsi, la crise des subprimes a pu se propager par manque d’information sur la situation réelle des banques : personne ne pouvait dire si une banque était ou non fragilisée et, par crainte, tous les flux interbancaires se sont figés. Le réseau technocratique a bien les lunettes pour suivre la routine, mais pas celles pour anticiper ou comprendre l’imprévu. Ce flou, ce manque de compréhension participent à l’aggravation de la crise comme source d’angoisse et d’incertitudes quant aux décisions à prendre.

Mais, le plus important, est sans doute de disposer d’un cadre théorique pour comprendre ce qui se passe. Faute de données complètes ne se dégage qu’une vue partielle des évènements qu’il faut tâcher de reconstituer. On reconstruit l’image totale à partir de ses lambeaux, patchwork théorique qui sera la base des actions à venir. Pour ce faire, les décideurs se raccrochent à la fois à leur expérience personnelle, à leur intuition et aux théories en vogue [6]. « Tous les hommes politiques appliquent sans le savoir les recommandations d’économistes souvent morts depuis longtemps et dont ils ignorent le nom. » disait John Maynard Keynes. C’est effectivement dans les situations de crise et d’incertitude qu’on tente le plus de se raccrocher à un savoir abstrait. Quant les pieds se dérobent, on s’accroche aux nuages.

L’évolution des discours du président de la Banque Centrale européenne, Jean-Claude Trichet, est sur ce point très éclairante. En octobre 2007, peu après le déclenchement de la crise des subprimes, Jean-Claude Trichet devant le Parlement européenne explique que « Some tentative signs of improvement can now be seen in the money markets, in particular in  the commercial paper market. ». Première phase, les indicateurs existants sont incapables de comprendre l’ampleur de la crise à venir. Ils regardent à côté.

Un peu plus tard, le 14 avril 2008, à l’Université de New York, Jean-Claude Trichet reconnaît que, « As the turmoil has progressively spread across the global financial system, it has become increasingly accepted that there were several vulnerabilities present beforehand and that no single factor or culprit can be pointed to as the cause of it ». La notion de crise apparaît ; la complexité de la situation aussi. L’imprévu apparaît comme tel et l’heure est au diagnostic. La situation est alors, rappelons-le, délicate, l’hiver a vu les banques et les marchés financiers plongés dans de grandes difficultés. Mais, on pense encore que la crise n’est que financière et le printemps augure d’une embellie qui prendra fin le septembre suivant.

Il complète en disant que « therefore short-term interest rates did no longer follow the celebrated “martingale hypothesis”. Using the baseline model of Poole 1968, they tended rather to behave as if each individual bank perceived their distribution of liquidity shocks to be strongly biased to the tight side, even if this was of course not the case at an aggregate level. » Autrement dit, on passe d’un cadre théorique à un autre pour tenter de comprendre ce qui se passé. L’hypothèse de la martingale ne colle plus avec les indicateurs et lui est substituée le modèle de Poole datant de 1968. Pour comprendre la crise, qui fait entrer le monde dans un cadre nouveau, les dirigeants se raccrochent aux théories existantes : que pourraient-ils faire d’autre ? La théorie économique a joué un rôle déterminant dans la résolution de la crise des subprimes.

Il complète dans une interview données au journal Le Monde le 17 novembre 2008 : « Observons aussi que pendant la période de chute libre de l’économie mondiale qui a duré six mois, les décideurs n’ont pas pu se reposer sur des instruments analytiques fiables. Les banquiers centraux en particulier ont constaté pendant cette période que la réalité économique déjouait de semaine en semaine les analyses et les projections des modèles les plus éprouvés. Nous avons donc dû pendant toute cette période plus encore que d’habitude nous reposer sur la sagesse et sur l’expérience de nos instances collégiales de décision. Aujourd’hui, nous avons retrouvé un niveau de confiance raisonnable dans nos outils analytiques. »

Et plus loin, « J’ai été frappé de voir au niveau mondial une certaine convergence des économistes en particulier en ce qui concerne leurs outils analytiques. Nous avons vu se généraliser les modèles néo-keynésiens d’équilibre général qui peuvent être interprétés comme incorporant une partie de la  leçon » keynésienne et les analyses néoclassiques. En tout état de cause lorsque l’on revient aux textes fondateurs, ce qui est très frappant c’est de voir à quel point les grands économistes étaient plus profonds et beaucoup plus problématiques que leurs épigones ! C’est vrai de Keynes, comme c’est vrai de Friedmann.Et s’il me fallait citer aujourd’hui deux économistes qui donnent aussi des clés pour comprendre la crise, je citerais Minsky pour ses analyses sur l’instabilité financière et Knight pour ses analyses sur l’ »incertitude » opposée au « risque ». »[7]

Plus prosaïquement, les plans de relance des gouvernements relèvent de la même logique. Ne pouvant appréhender la nouveauté de la crise, ses spécificités, celle-ci a été comparée avec 1929. Là encore, il est rassurant de savoir que la crise en cours n’est qu’une copie, une redite, et que nous avons eu près de 80 ans pour méditer aux moyens de l’éviter. Pourtant, ces deux crises sont très différentes, l’une survenant dans un contexte économique d’après-guerre fragile et d’émergence de la puissance industrielle américaine, l’autre au moment où cette même puissance s’est désindustrialisée et fortement endettée et que la mondialisation semble apporter une paix durable [8].

Nous avons donc apporter à la crise de 2007 les réponses à la crise de 1929 [9]. Rien sur le déséquilibre des balances commerciales entre la Chine et les Etats-Unis, rien sur le financement de la croissance par l’endettement du consommateur américain, rien sur l’avenir du Dollar, rien finalement sur quelques uns des facteurs clé et spécifiques de la crise. La conséquence de cette confusion pourrait se révéler lourde si les déficits publics augmentaient dramatiquement.

Car, plus généralement, et c’est une hypothèse que je fais, les réponses aux crises s’inscrivent dans le même cadre théorique qui ont causé la crise. Par exemple, la crise de 1929 a été provoquée par l’essoufflement du modèle économique libéral et de la théorie classique qui le soutenait. Mais, dans un premier temps, la réponse des décideurs a été dans la droite ligne de cette théorie : autrement dit, croyant éteindre le feu, ils y jeté de l’huile. On reste enfermé dans son epistémè [10], même si celui-ci est en crise.

De même aujourd’hui, le consensus veut que la croissance doive être tirée par la consommation, donc l’innovation qui permet de renouveler suffisamment vite les produits et d’ouvrir de nouveaux marchés et l’endettement qui rend tout ceci possible. La crise n’est pas analysée comme une crise de ces deux facteurs – l’innovation s’essouffle et n’est plus nécessaire pour assurer le bien-être des populations, l’endettement est devenu trop lourd – mais comme une simple crise bancaire et financière à laquelle il faut répondre par plus d’innovations et d’endettement – public cette fois.

La mécanique des crises financières de ces dernières années s’inscrit dans cette logique [11]. L’essoufflement d’une croissance tirée par les nouvelles technologies de l’information a provoqué la bulle internet ; la croissance n’a pu repartir qu’en se fondant sur une frénésie financière jusqu’à la bulle actuelle. Et aujourd’hui, le nouveau moteur de la croissance semble être les « technologies vertes », ce qui ne manquera pas de former une nouvelle bulle. Chaque crise s’échine à reproduire les erreurs des précédentes, dans une course en avant qui ne semble pas avoir de fin. Chaque crise est pire que la précédente, mais chacune continue plus lourdement encore sur les schémas établis.

Ainsi, une crise n’est pas qu’un phénomène social, politique ou économique, c’est d’abord un jeu de langage pour signifier l’impuissance face à une réalité mouvante. En nommant des phénomènes incontrôlables, on se donne l’impression de les comprendre et de les maîtriser. Mais, tous les outils alors déployés, tous les efforts alors fournis ne font que reproduire ce qui préexistait à la crise ; la crise est d’abord l’expression d’une révolution silencieuse que nos cadres de pensée, nos mots, nos théories ne peuvent saisir pleinement. Nos réactions, nos réponses et nos interprétations pas plus que notre compréhension des crises ne se détachent des théories anciennes pour appréhender la radicale nouveauté du moment. Pour ne pouvoir accoucher d’un autre monde, pour ne pouvoir changer nos façons de penser, nous sommes condamnés à attiser le feu en croyant l’éteindre et à sauter sans façon d’une crise à l’autre, chaque fois plus dangereuse, chaque fois plus proche de tout révolutionner.

Franck LIRZIN

Diplômé de l’Ecole Polytechnique et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, est ingénieur des Mines. Il est chargé de mission pour les questions économiques auprès du préfet de la région PACA et enseigne la macro-finance à l’Ecole Centrale de Marseille. Il écrit ici à titre personnel, cet article n’exprime aucunement la position de l’administration ou de l’ECM.

[1] Ce concept se rapproche de celui de biopolitique. Voir à ce propos Foucault M., (1978 – 1979), Naissance de la biopolitique, Cours au collège de France 1978-1979, Hautes études, Gallimard-Seuil, 2004.

[2] Cf. Schelsky H. (1961), Der Mensch in der wissenschaftlichen Zivlisation, in Auf der Suche nach Wirklichkeit : Gesammelte Aufsätze, Düsseldorf, Eugen Diederichs, 1961, P ;439-480, cité dans Müller J-W (2007), Carl Schmitt, un esprit dangereux, Armand Collin où il est question de la technocratie allemande d’après-guerre.

[3] Cf. Riveline C. (1997), Les lunettes du prince, Annales des Mines, décembre 1997.

[4] On pourra se reporter utilement aux travaux de Patrick Lagadec disponibles sur son site http://www.patricklagadec.net/fr/ ainsi que d’autres travaux de même teneur.

[5] Cf. Caillois R. (1939), L’Homme et le sacré.

[6] C’est « l’effet halo », c’est-à-dire un biais cognitif en faveur des théories à la mode : le jugement est biaisé par l’opinion générale. Voir à ce propos Rosenzweig P. (2009), L’effet halo ou les mirages de la performance, Le journal de l’Ecole de Paris, septembre 2009, n°79.

[7] Trichet J-C. (2009), Monnaies, bonus, déficits, G20… M.Trichet tire les leçons de la crise, interview au journal Le Monde du 17 novembre 2009.

[8] Gauchet M. (2009), Les effets paradoxaux de la crise, Journées d’études du CEVIPOF , Sciences po Paris.

[9] Les crises suédoise et japonaise des années 90 ont également servi d’inspiration pour tout ce qui a concerné l’aide au système bancaire.

[10] Voir Foucault M.(1966), Les mots et les choses. Il s’agit d’une convergence de tous les discours scientifiques, et donc économiques ou sociologiques, qui forme l’épistémé d’une époque.

[11] Voir à ce propos des travaux de Michel Aglietta.