Ce texte de Bernard Noël a été écrit pour préfacer un recueil plus vaste intitulé « Histoire de la littérature ».
EAU « ASIE » (prochainement en ligne sur Droit de Cités) est la première partie de ce recueil.
L’EXPLOSANTE FIXE
La lecture est une pratique désespérée : voilà un constat de Mallarmé dont on ne tient compte aujourd’hui ni pour lire, ni pour écrire. Il a surgi devant ce titre de Pierre Bruno : Histoire de la littérature, et à peine avance-t-on dans les pages qui suivent, que ce constat résonne sourdement autour de chaque texte en appelant cette autre pensée : « L’humour est la politesse du désespoir » ! Comment peut-on écrire sans qu’écrire soit la conséquence de lire ?
Ou bien on fait de la littérature en instrumentalisant ce qui, une fois lu, l’est une fois pour toutes ; ou bien on n’en finit pas d’interroger dans le lu ce qui ne sera jamais relu de la même façon, et ce jusqu’au désespoir actif. « Ca ne s’assagit pas », constate Pierre Bruno. Mais qu’est-ce qui l’occupe sans répit alors qu’il semble poser toujours sa plume au bout de quelques lignes, quelques vers, et ne la reprendre que de loin en loin ? L’étonnant, dans son livre, est que d’emblée le fragment annonce une continuité, ou qu’en fait il l’appelle, et plus étonnant encore que cet appel agisse à rebrousse-temps – donc vers l’histoire -, et dans le fil du temps – donc vers l’avenir que secrète devant soi tout texte en s’écrivant.
Il y a de la finalité dans ce mouvement mais pas de finitude, ce qui change complètement l’enjeu du livre puisqu’au lieu d’aller vers la compensation, il avance dans le plaisir de sa propre dépense et en jouant de la gravité pour la jeter à ce que l’un de ses prédécesseurs appela « les quatre vents de l’esprit ». C’est que la chose grave n’est jamais sérieuse aux yeux du lecteur désespéré de telle sorte que tout doit être traité légèrement, et par exemple dans le court-circuit du jeu de mots que Pierre Bruno déclenche à merveille : « Salut à plusieurs hydres : j’abaisse Jabot ; jaloux, j’abaisse edmond Jabot, jeune voix. » Le tout est de provoquer l’étincelle sans tomber dans la grillade : incendier l’esprit dépend de la vitesse de propagation : il s’agit d’éclaircir d’un coup et non pas de détruire.
Pierre Bruno excelle dans l’allusion, laquelle est un acte bref mais qui, au contraire de celui que qualifie d’ordinaire cette expression, a la vertu d’illuminer quand il s’exerce dans l’espace mental. Cette allusion raccourcit les distances quand elle s’amuse de l’Histoire ou des Œuvres. Elle peut aussi opérer des rapprochements incongrus, qui font fuser les différences ou exploser les incompatibilités. La conflagration verbale qui s’en suit paraît toujours minime (ou minimale), cependant gardez-la en tête un peu plus de temps qu’il n’en faut pour la lire et vous sentirez le souffle de l’explosante fixe ;
Pour un livre lu, combien d’iambes morts, non élus ?
Cime, terre.
La lecture est un massacre et un enterrement perpétuels de pans entiers de textes lus : l’ignorer, c’est pratiquer une lecture illusoire, celle des « cimes » ; en avoir conscience, c’est revenir sur « terre ». Combiner les deux, c’est se promener dans un cimetière en ne prêtant son attention qu’aux noms connus ou aux plus belles stèles. Il faut à tout moment dégeler le désir ou l’attention et rien de mieux pour cela – « Ô lu « – que d’activer la présence de la lettre ou de la syllabe. Là, dans le roulement discret de ces osselets du vers ou de la phrase, survient un coup de dés verbal discret, qui rompt l’assurance du lecteur et le remet dans le vers, la phrase et le texte. Toute lettre détachée par ce roulement provoque en nous la minuscule fente mythique par où l’œil voit soudain l’étendue textuelle et la difficulté de l’envisager toute. L’art de Pierre Bruno consiste à construire une marqueterie de détails suffisamment significatifs pour qu’ils fassent exister un tout dont la présence, bien que virtuelle, convoque la réalité imaginaire qui est la terre de la poésie.
Mais voici, pour re-commencer, la citation complète de Stéphane Mallarmé, qui a son origine dans « La Musique et les Lettres », Divagations, Poésie/Gallimard 1976, p. 355 : « Strictement, j’envisage, écartés vos folios d’études, rubriques, parchemin, la lecture comme une pratique désespérée … »
Bernard Noël