L’impératif absolu comme relatif imparfait / Freddy Eichelberger

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L’histoire de la musique et de l’enseignement musical a souvent véhiculé un certain nombres d’archaïsmes. L’un d’entre eux, en déclin mais toujours vivace, encore vécu comme un dogme dans l’enseignement des écoles de musique françaises dans les années 1970-1990, est désigné par les mots “oreille absolue”.

Merveille des merveilles! Evidemment, on l’a ou on ne l’a pas, les musiciens se répartissant ainsi dans deux catégories, les seigneurs et les autres… Pour beaucoup de professeurs de solfège (le mot n’avait pas encore revêtu le voile pudique intitulé “formation musicale”), un vrai musicien se devait de l’avoir.

Qu’en est il exactement? L’oreille “absolue” consiste en le fait de donner immédiatement un nom de note à n’importe quel son entendu, et ce par rapport au diapason “officiel” (et mondial!) la=440 Hz fixé à la conférence de Londres de 1953, et en tempérament égal.

En entendant passer une voiture de pompiers, certains musiciens entendront “ré-do” , d’autres “sol-fa” ou “la-sol” ou autre. Pour les tenants de l’oreille absolue, une seule réponse juste sera possible.

Mais alors comment faisaient les musiciens d’avant 1953, ou même simplement d’avant la dernière guerre mondiale?

Historiquement, la désignation des notes par les syllabes de “ut” à “la” (point de “si” avant le XVIe siècle, et encore…) revient à Guy d’Arezzo au XIe siècle. Ces noms sont destinés à caractériser des hexachordes et des intervalles, et ne désignent pas des notes absolues mais des notes relatives. Notre “ré-mi-fa” actuel se chantera dans ce système “ré-mi-fa”, mais “sol-la-si bémol” se chantera aussi “ré-mi-fa”.

On place les syllabes “mi-fa” là où se trouvent les demis-tons.

Ainsi une gamme ascendante moderne “ré-mi-fa-sol-la-si bécarre-do-ré” se chantera “ré-mi-fa-sol-ré-mi-fa-sol” . Avec quelques règles simples et connues à l’époque, on peut ainsi faire du contrepoint immédiat souvent même sans avoir besoin d’indiquer les altérations; dièses et bémols coulent de source. On résonne par changements d’hexachordes.

Attribuons, pour simplifier, notre manière actuelle de penser l’harmonie occidentale à Jean-Philippe Rameau. Prenons comme date de référence son traité de 1722. Que se passe-t-il aux alentours de 1740?

Chaque ville européenne a son propre diapason (encore au début du XXe siècle, les diapasons des opéras européens variaient grossièrement entre la 430 et 460, le plus haut étant la Scala de Milan où d’ailleurs les chanteurs se plaignaient. Qui chanterait de nos jours du Verdi dans son diapason “historique”?!).

A Leipzig, les orgues sont alors au diapason a=465Hz. Durant les cantates de Bach (qui s’appellent alors “Musik”), l’orchestre est accordé un ton en dessous, au diapason 415. L’organiste et les trompettistes jouent le premier choeur de l’oratorio de Noël en do majeur, tous les autres en ré majeur. Peut-on imaginer l’organiste perdant ses repères s’il passe au clavecin? Jean-Sébastien Bach pouvait-il dans ces conditions avoir l’oreille “absolue”?  Etait-il forcément un moins bon musicien qu’Arlette Vigneau, ma professeure de solfège à l’école de musique de Bourg-la-Reine?

De nos jours, on voit encore des organistes éduqués “à l’ancienne” (disons dans les années 1960) paniquer quand ils doivent jouer l’orgue de l’église Saint Jacques de Hambourg (La=495 Hz) ou celui de la cathédrale de Poitiers (La=395Hz).

Plus généralement, combien de musiciens se mettant à jouer les musiques anciennes dans toutes sortes de diapasons ont-ils dû batailler pour “perdre” l’oreille absolue”, surtout les instrumentistes à cordes?

La clef du musicien épanoui semble être une bonne oreille “relative”. Nommez moi la première note, je vous nommerai la deuxième…

L’on peut ainsi se glisser dans différents diapasons et tempéraments, savourer l’énorme différence de hauteur entre un sol dièse et un la bémol dans le tempérament mésotonique sans lequel la musique des XVIe et XVIIe siècles semble bien fade, vivre ce que l’on désigne encore comme des “quarts de tons” dans les musiques orientales comme des notes justes dans différentes échelles de modes que l’on perçoit ainsi et que l’on reconnaît quelle que soit leur hauteur “absolue”.

Ah, le bonheur de relier la hauteur du diapason au climat et aux couleurs des différents pays et époques, les orgues allemands aux peintures souvent vives et dorées dont les sons hauts et clairs viennent percer le ciel gris et bas, alors que nos orgues français anciens se coulent dans le grave de leur buffets de chêne…

Le combat contre l’absolutisme n’est pas encore tout à fait terminé, et pas seulement dans le domaine musical, hélas. Mais on peut raisonnablement espérer que dans quelques dizaines d’années, la notion d’oreille “absolue” fera autant rire que l’histoire de Camille Saint-Saëns (compositeur que par ailleurs j’aime beaucoup!) quittant la salle au début de la “première” du “Sacre du Printemps” de Stravinski après avoir eu confirmation par l’un de ses élèves qu’il venait effectivement d’entendre un basson dans l’aigu.