Marica Bodrozic / Poèmes

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DES ÉPINGLES DE SÛRETÉ DANS LE CŒUR

là sur la membrane

où tes premiers arbres

effleurent l’air de l’été naissant

tu te retiens

à ces épingles de sûreté

même tes futurs dimanches

à toutes tes nouvelles adresses

tu explores l’étendue de la membrane

et par là même l’intérieur des choses

à chaque fois que tu trouves

tu gardes en mémoire

trouver c’est perdre

tu ne veux pas te retenir à la lune

ni à quoi que ce soit

mais tu tiens aux autres

toujours

tu avais les arbres (on n’aurait su les compter)

tu avais les amandes (merveilles du palais)

les fraîches étaient les plus goûteuses

tu avais les figues (quatre variétés différentes)

tu avais (en fin de semaine)

les palmiers la mer le marché à Split

et tu avais les étés

tous les jours

illuminés

baignés de lumière d’août

des étés inscrits en toi

tu avais les bancs en bois

qu’avaient fabriqués les mains calleuses de Grand-père

tu avais Jésus

tu avais les papillons

oh

personne n’avait de si beaux papillons

oh

tu avais Jésus comme personne

tu avais le Saint fidèle

Antoine de Padoue (Roch aussi

Roch toi aussi tu étais toujours dans les parages)

tu avais l’encens

et trop de Dieu à chaque moment de ton enfance

tu avais les prières

une Bible

reliée d’or

personne ne la lisait

à part toi

tu avais les merveilles les nuages et les omelettes

tu avais cette prière imprégnée d’oxygène

Ave Maria gratia plena

tu avais la langueur

tu avais les cloches

tu avais l’air le feu l’eau et la terre

tu avais une route de gravier

(une charrette de paille et des chevaux aux gros yeux

tout un autre siècle de terre rouge)

après tu as eu l’asphalte

après

oui tu as eu l’après aussi

tout ce qui arrivait après

t’appartenait

tu avais des pins grands comme des vaisseaux spatiaux

tu avais des parents à Canberra

tu avais la vieille table en bois dans la cave de Grand-père

elle t’appartenait

y compris son tiroir plein de légendes

tu avais les vignobles

tu avais l’image de Grand-mère

tu t’es imaginé ses mains

sur la table en bois

le tiroir

l’épaule de ses enfants

tu avais les fleurs les champs

tu avais les pieds nus

tu connaissais la langue de la grâce

on t’a donné un nouveau nom

tu étais – ils t’appelaient – : sauvage

enfant du voisinage

ils venaient parfois et toujours à l’improviste

d’abord c’était toi qu’ils regardaient

puis la niche du chien étourdissante de puanteur

le chien était tout seul

les chats toujours par quatre

l’un d’eux sinon plus grimpait à toute vitesse

sur le poteau électrique

là ils jouaient à leur jeu de chats

perpétuellement

tu avais plaisir à regarder ce jeu

tu avais plaisir à écouter le silence

tu avais plaisir à entendre chanter les brindilles

tu avais l’été

comme d’autres ont un ami

tu avais tant

tu pouvais le prendre

dans son ensemble

tu aimais avec ton regard

tout

ce qui était là et sentait

tout

ce qui était là et appelait tes yeux

parce que c’était là

parce que c’était comme c’était

tu savais quelque chose

que les autres ne savaient pas

tu savais comment aimer avec les yeux

tu avais peur pour les petites fourmis

tu avais peur pour le vieux cheval

tu avais peur pour les jeunes peupliers

tu voulais aimer chaque être et chaque chose

tu avais toutes les raisons pour

il y avait beaucoup de choses autour de toi

beaucoup d’air

beaucoup de terre

beaucoup de feu

beaucoup d’eau

avant tout l’eau coulait en toi

tu as souvent pleuré

personne ne l’a vu

s’il leur arrivait de te croiser

les gens prenaient les traces de tes larmes

pour une félicité bucolique

à l’âge de quatre ans

tu savais déjà si bien mentir

tu savais déjà si bien te cacher

dans ce déguisement tu excellais toujours

derrière ton sourire guettait l’abîme

seule toi savais pourquoi tu pleurais

tu ne l’as dit à personne

toi qui pourtant savais

tu as préféré garder le silence

et y chercher un ami

tu ne voulais pas mentir

dans ton silence tu avais tant

il pouvait abriter le monde entier

tu avais toujours tout en abondance

tu avais tout

tu pouvais être satisfaite

tu ne l’es pas

seule toi sais

ce que veut dire beaucoup

seule toi sais

que beaucoup n’est rien sans les autres.

IL FAIT NUIT APRÈS MINUIT

tu penses aux chiens

au village amorphe

les gens étaient assis adossés aux murs

sous les arbres fruitiers

à l’abri des étés

les anciens appuyés à leur canne

les enfants penchés sur les plaies ouvertes

les uns avaient des trous dans la tête

les autres dans le cœur

tous s’y étaient habitués

c’était ça ton village

les chiens n’avaient pas de langue

ils n’aboyaient pas

des voleurs et des tueurs et des clients venaient

mais personne ne bronchait

le village reposait dans la plaine

il était joli vert et splendide

les cloches au loin

un air empli de douceur vespérale

idylle (avec tous ses effets secondaires)

herbe frémissante

enfants frémissants

le trou dans la tête et le trou dans le cœur

un chagrin bien rodé (anticorps du bonheur)

les anciens étaient assis adossés aux murs

comme si de rien n’était

(des trous dans les têtes et dans les cœurs –

depuis toujours ce ne sont que des images banales par ici)

comme si personne n’avait jamais pleuré

dans ce village tout est au présent

tous les jours ils ont l’air bon et beau

assis là comme des pacifistes

le soir ils s’en prennent aux chiens

à tous les chiens qui osent

se mettre à aboyer

pas un seul n’aboie deux fois

les villageois connaissent

la ruse des chiens

ils sont contagieux

avec leur aboiement savant et affamé

les chiens s’essaient à un nouvel idiome

(ils se fabriquent vite une syntaxe sans langue

exactement comme le font les enfants)

tous deux s’éveillent et s’endorment aspirinisés

se lient d’amitié avec leurs ennemis naturels

quand les chats miaulent

c’est l’éclosion de cruauté

les chats ne miaulent alors qu’une seule fois

parce qu’il y a des lois et des protecteurs de ces lois

qu’il faut somme toute appliquer

(les trous par exemple on les fait

ils n’apparaissent pas comme les choses dans la Bible

c’est un humain qui fait les trous)

c’est très simple et cela déroule ainsi :

en été une main prend des ciseaux et sectionne

la langue des chats

c’est la saison qui s’y prête le mieux

toute douleur est plus frappante en été

et s’ils se font mordre par les serpents rebondis

ils ne peuvent plus lécher le poison

les enfants se lient d’amitié avec les serpents

tout a l’air simple et léger et insouciant

question d’étés :

dans ce village les étés sont très longs.

J’AIMAIS LE TEMPS DES COINGS

dans le ventre de ma mère déjà

tout ce qui était beau et bon : des denrées rares

dans l’après-guerre du cœur

les couleurs et les odeurs

étaient ma première faim

mais ceux qui donnent la vie avaient prévu

autre chose que le jaune des fruits

pourtant les coings étaient là

parce que le Sud est plus fort que tout

leur odeur leurs promesses

se sont approchées de moi

la grande lisière solaire de jaune

dans les armoires le parfum

un bonheur jaune enfilé après l’autre

à ne pas manquer

moi ignorante au milieu

sans langue affamée assoiffée

(comment s’obtient le jaune ?)

balafré borgne le chien adoré

Blacky que nous surnommions Chio Chips

mon ami des jours d’enfance

du temps où j’étais discrète et muette

la cible

de toutes les phrases maternelles

rouges et sans virgule

le chien a été écrasé

un malheur des jours entiers

encore 30 ans après : chaudes coulent mes larmes

pour mon fidèle Blacky

regard désapprobateur de la mère

on ne pleure pas pour un animal

mes rectifications n’ont servi à rien

confusions

résultat : des lapsus

je ne pouvais penser qu’en sons

alors une gifle s’ensuivit

parce que j’avais aussi oublié le credo

la petite dernière condamnée à tout faire comme il faut

mes lapsus

mes confusions

mes rectifications

– m’ont été ôtés de la langue

d’abord ils m’ont coupé le frein lingual

avec les ciseaux de la mère conservés dans le tiroir

puis ils ont recousu avec du gros fil de laine

par mégarde c’est la langue tout entière qui fut recousue

et plus tard sciemment opérée

un malheur sans anesthésie

c’était ainsi quand j’étais petite

ils m’ont ôté du bout de la langue

tous les mots

qui paraissaient suspects aux inconnus

même les trous d’air

tout devait disparaître

ils ont fait chauffer une aiguille

juste sous mes yeux

le briquet du père était à portée de main

ils ont planté l’aiguille dans la partie supérieure

puis inférieure de ma langue

la parole s’est comprimée en moi

dans ma gorge ont jailli des routes faites de mots

et un désir compact de phrases

j’ai contemplé les marques dans le miroir

et plus tard la langue bravement recousue

plus tard lorsque ça ne saignait plus

c’était impressionnant

en observant avec attention

les marques formaient une constellation

qui se racontait à moi-même

ils étaient là :

mes caractères d’impression en toutes lettres

ma petite voie lactée primitive et privée

mais je n’ai révélé ceci à personne

marque après marque j’ai préservé mon souvenir

mon observatoire était le vieux miroir

dans lequel Grand-mère aussi s’était regardée

le miroir était un ami

je lui faisais confiance

j’y allais le plus souvent possible

même si le reflet m’effrayait

mon iris se dilatait

souvent je m’entraînais à cette rencontre

de plein gré je me plantais face au miroir

pour regarder ma voie lactée

montre-moi la voie lactée

disais-je à mon ami

il était aimable mais sans compromis

aucun détour possible

il fallait toujours que je me tire la langue

que je la tende au miroir

ainsi s’ouvrit le finale

les points se déchirèrent

face à l’observatoire savant

le frein lingual se libéra

je pus de nouveau formuler des choses

vengeance

réclamaient les maîtres des aiguilles

qui entendaient les choses autrement

ils ôtèrent le fil

dans leurs mots et leurs regards

les aiguilles étaient leurs plumes

parfois ils aimaient aussi s’en prendre à nos oreilles d’enfants

avec leurs outils éprouvés

(je n’étais pas la seule : mes frères et sœurs

furent opérés des yeux

bleu violacé : une opération quotidienne)

mes oreilles au moins ils les avaient oubliées

égard et savoir

que la voie lactée dans les cieux soit remerciée

ma langue était assez grande

tout un champ pour les maîtres des fils à coudre

ils ne se doutaient pas

que sans le savoir ils m’aidaient à croire

mère voie lactée je pouvais te faire confiance

le bout de mes doigts vivait sa propre vie

m’adressait des messages

il y avait mon témoin

le miroir que je savais chérir

un trésor lexical résidait caché en lui

des baromètres de mots s’enchaînaient

et m’aidaient dans la descente du fleuve

le long de la syntaxe

à tout porter et tout savoir d’un coup.

Poèmes extraits de Quittenstunden (Otto Müller, Salzburg 2011)

traduits de l’allemand par Gaelle Guicheney