Pour une analyse écologique du travail et de la technologie / Thierry Morineau

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Résumé : Alors que la dimension sociale dispose d’une place centrale dans les analyses sur l’homme au travail, nous souhaiterions mettre en avant la dimension écologique du travail, au sens de l’écologie comme science étudiant les comportements des organismes vivants au sein d’un environnement de vie. Une approche écologique du travail présente l’intérêt de mettre en relief la technologie comme médium dans la relation entre le travailleur et l’environnement. Ce médium a pris une place telle, qu’il éloigne le travailleur des objets de l’environnement, jusqu’à rendre ces objets virtuels. La présence uniquement virtuelle de l’environnement a forcément un impact significatif sur la psychologie humaine et plus généralement sur la définition de la notion de travail.

Le travail comme objet d’étude est généralement appréhendé à travers sa dimension sociale : objet de lutte des classes, moyen pour s’insérer dans un groupe, dans une communauté, support à la définition d’une identité personnelle et à l’épanouissement par la reconnaissance sociale qu’il implique. Dans cette optique, les événements récents vécus en entreprise, révélateurs d’une souffrance au travail, sont considérés comme relevant d’une problématique psychosociale. La problématique est posée, comme à l’accoutumée, sur la base d’une relation conflictuelle entre le travailleur (l’opérateur) et le prescripteur de tâche, dont les prescriptions reflètent une certaine forme d’organisation du travail plus ou moins bien adaptée.

Selon nous, si le mécanisme rendant compte des problèmes auxquels se confronte l’individu au travail peut s’observer a priori dans la relation conflictuelle entre lui et l’organisation, l’explication causale peut être située ailleurs. Elle se situerait dans la relation instituée entre d’une part, le système de travail englobant l’opérateur, l’organisation et la technologie utilisée et d’autre part, les objets sur lesquels se porte le travail, c’est-à-dire le domaine de travail. L’analyse des conditions de travail posée en termes de relations opérateurs/prescripteurs du travail conduit à évincer ce qui fait qu’un système de travail existe : la nécessité de réaliser des opérations sur un domaine. Un domaine de travail peut se définir comme une partie de l’environnement, au sens écologique du terme, c’est-à-dire comme élément de la niche écologique dans laquelle vit l’humain, partie sur laquelle un système de travail réalise des opérations (Morineau, 2009). C’est ainsi que le débit du fleuve est contrôlé par l’humain à travers un système de travail comprenant un barrage, des barragistes et une organisation, ou bien encore le maçon travaille la pierre qui constitue un domaine avec ses propriétés de résistance, de friabilité, de forme, de poids.

Le domaine de travail représente un ensemble de ressources sur lesquels un groupe d’humains va opérer afin d’atteindre un but donné. Mais ce qui est important à souligner, c’est que ce groupe d’humains sera plus ou moins en contact direct avec le domaine. La tâche et son organisation d’une part, et les instruments, la technologie d’autre part, constituent des éléments de mise à distance de l’humain vis-à-vis de l’environnement sur lequel il opère. Sur le plan de la tâche, l’individu effectuant les opérations sur le domaine (l’opérateur) sera plus proche des objets du domaine de travail que l’individu chargé de l’organisation du travail (le prescripteur). Au quotidien, les modifications se produisant dans le domaine de travail conduiront l’opérateur à s’adapter, à adapter ses stratégies pour mener à bien les opérations en tenant compte de ces changements, alors que l’organisation du travail ne changera pas pour autant, où à plus long terme à travers une réorganisation sociale compliquée et à grande inertie.

Toutefois, si la proximité des opérateurs vis-à-vis du domaine de travail est plus grande que celle des prescripteurs, il n’en reste pas moins que cette proximité peut être faible dans l’absolue. En effet, la distance entre l’opérateur et le domaine sera dépendante du niveau de technologie des instruments qu’il utilise. En ingénierie cognitive, Rasmussen (1986) a montré que la complexification technologique des instruments éloigne progressivement les opérateurs des objets sur lesquels ils opèrent. Des instruments de plus en plus sophistiqués prennent en charge les opérations sur les ressources du domaine. Les engins mécaniques, automates, puis robots téléopérés à distance, voire semi-autonomes éloignent progressivement l’environnement des opérateurs. L’opérateur n’agit plus sur le domaine, mais sur des interfaces Homme-Machine. Il programme une machine qui se charge d’opérer sur l’environnement et il perçoit cet environnement à travers la médiation effectuée par la machine. Aujourd’hui, cette évolution technologique des instruments a atteint un seuil critique, celui de la numérisation de l’environnement. Le domaine de travail n’est plus distant, il est absent, virtuel. L’opérateur ne perçoit et n’agit plus sur un domaine de travail plus ou moins médiatisé par une technologie, mais perçoit et agit sur des patterns d’informations numériques générés par l’ordinateur, c’est-à-dire par l’instrument lui-même.

La dématérialisation de l’environnement constitue une révolution pour l’humain. Nous avons ainsi pu montrer à travers quelques travaux expérimentaux, l’impact cognitif que pouvait constituer la manipulation d’objets virtuels dans le cadre de la réalisation de tâches simples de résolution de problème (Morineau, 2000). Des participants adultes étaient immergés à l’aide d’un casque et d’un joystick 3D dans un bureau virtuel. Après une visite de ce bureau où la résistance des objets et la gravité étaient absentes, les participants devaient résoudre des problèmes élémentaires habituellement posés à des enfants entre 7 et 9 ans dans le réel (problèmes piagetiens). Les résultats montrent qu’une partie des participants échouent à ces problèmes, alors que dans le réel, les participants réussissent à trouver la solution à ces mêmes problèmes. Pour trouver un champ interprétatif à ces résultats, il faut considérer la perte d’ancrage des informations présentées vis-à-vis du réel. Pour l’individu, cette situation ouvre un champ de possibilités qui modifie d’emblée les opérations cognitives qu’il doit effectuer. La question du statut ontologique d’un objet virtuel se pose constamment. Ceci est flagrant dans le cas des avatars en monde virtuel dont l’identité est toujours interrogeable. Est-ce vraiment une représentation de la personne auquel l’avatar se réfère ? N’est-ce pas une usurpation d’identité par autrui, voire par un ordinateur ? Aujourd’hui, sur le web, nous trouvons des Chatbots qui sont des représentations d’individus contrôlés par l’ordinateur. Ces avatars sont là pour « être » guichetier ou conseiller, pour simuler un individu qui n’existe pas. Nous retrouvons ainsi une problématique de perte potentielle d’identité de l’individu en situation de travail, mais qui ne relève pas d’une analyse en termes de conflit entre une organisation et un opérateur, mais en termes de conflit entre une machine simulant le réel et un opérateur. Le test que Alan Turing (1950) avait posé pour permettre d’évaluer si une machine est capable de simuler un humain est devenue une question fondamentale pour l’utilisateur d’environnements numériques. De manière troublante, nous observerons que ce test est parfois inversé. Aujourd’hui des sites web vous demande avant de vous inscrire de réécrire un message difficilement lisible pour s’assurer que vous êtes bien un humain (test Captcha). Autrement dit, ce n’est pas l’humain qui interroge pour identifier la machine, mais c’est la machine, devenue proéminente, qui interroge pour identifier l’humain.

La proéminence des instruments numérisant le réel a pour conséquence un déploiement de ses instruments au-delà de la situation de travail proprement dite (téléphone portable, ordinateur de poche, web à la maison, etc.) et de ce fait conduit à la disparition d’un territoire réel assigné uniquement au travail. Au bureau réel se substitue un bureau virtuel, visitable quelque soit l’endroit physique où se situe l’opérateur, à n’importe quel moment, mais dans lequel l’opérateur ne peut pas vivre. Un tel territoire virtuel peut-il prendre le pas sur le territoire réel ? En plus des problèmes psychosociaux que cette nouvelle configuration de travail pose, l’abstraction numérique de l’environnement peut conduire à une perte de contact avec l’environnement naturel, alors que le défi planétaire de préservation de l’environnement de vie se présente aujourd’hui de manière pressante.

Dans l’un de ses essais sur l’essence de la technique, Heidegger (1958) rappelle que l’étymologie grecque du mot « technique » signifiait le faire de l’artisan, son art, mais également les beaux-arts. Durant la Grèce antique, la technique tout comme la poésie correspondait à une manière de dévoiler la réalité de la Nature sous un certain jour. Il s’agissait d’un mode de dévoilement du domaine naturel. L’artisan ou l’artiste réalise ce dévoilement par pro-duction, tandis que la nature par elle-même peut se dévoiler en elle-même sans l’intermédiaire d’un agent, comme l’exemple donné par Heidegger de la fleur qui s’ouvre dans la floraison. Avec la technique moderne, le dévoilement du domaine sur lequel travaille l’opérateur ne se fait plus par production mais par pro-vocation : la nature est « mise en demeure » de livrer une énergie qui puisse être extraite. Dans ce cadre, la représentation du domaine de travail s’est transformée.  Il ne s’agit plus d’une nature que l’on doit aider dans le développement de ses potentialités pour l’humain. Il s’agit d’un fonds dans lequel on peut puiser des ressources : l’écorce terrestre se transforme en bassin houiller, le sol en entrepôt de minerai ou en zone de stockage de déchets. Heidegger parle d’arraisonnement qui conduit à ne plus considérer la réalité comme des entités, mais comme des ressources. Le Rhin n’est plus un fleuve, mais une ressource pour une centrale énergétique. Le fleuve de poète Hölderlin, à la grande tristesse de Heidegger, est muré dans la centrale. L’avion sur la piste d’aéroport n’est pas vu comme un objet, mais comme un fonds de ressources disponible à la mise en oeuvre de la possibilité de transport dans un espace et un moment donné. Aujourd’hui, les risques liés à cette logique de pro-vocation de la nature seront difficilement accessibles à l’individu, si celui-ci reste retranché derrière un environnement numérique.

Cette analyse qui peut sembler marquée d’un certain pessimisme à l’égard des technologies constitue en fait pour nous un champ d’hypothèses. Ces hypothèses serviront à aller au-delà d’une simple critique pour diriger une démarche ergonomique d’adaptation des nouvelles technologies aux besoins écologiques humains. Aujourd’hui concrètement, nous travaillons en ergonomie cognitive pour concevoir une méthode d’analyse du travail et des interfaces Homme-Machine aidant à rendre mieux visibles les caractéristiques du domaine de travail. L’une des idées dirigeant ces travaux est de représenter certaines propriétés critiques du domaine de travail au sein des environnements numériques, afin que l’utilisateur puisse conserver le maximum de liens avec l’environnement sur lequel il travaille. Cela signifie aussi lui apporter la possibilité de développer de multiples points de vue sur un même environnement, en fonction de ses besoins, de ses buts et non pas arraisonner sa perception des informations à un point de vue fonctionnel particulier. Le numérique doit pouvoir permettre l’émergence de la complexité du réel auquel l’humain, animal lié à un environnement, doit rester rattaché.

Thierry MORINEAU

Références

Heidegger M. (1958). Essais et conférences. Paris : Gallimard, 1973.

Morineau, T. (2009). Contribution à l’analyse écologique et cognitive du travail. La question posée par la manipulation d’objets virtuels. Note de synthèse pour l’Habilitation à Diriger des Recherches. Vannes : Université de Bretagne-Sud.

Morineau T. (2000). Context effect on problem solving during a first immersion in a Virtual Environment. Current Psychology of Cognition, 19, 533-555. [disponible en ligne : http://thmorineau.cabanova.fr/]

Rasmussen, J. (1986). Information processing and human–machine interaction. Amsterdam: Elsevier.

Turing A. (1950). Computing machinery and intelligence, Mind, vol. LIX, n°36, oct., 433-460. [disponible en ligne http://www.loebner.net/Prizef/TuringArticle.html]