Dans un livre à paraître très prochainement, Le Paradoxe du Sapiens, préfacé par Jean-Jacques Kupiec (Jean-Paul Bayol éditions), j’essaye de répondre à une question qui nous concerne tous : pourquoi les humains, capables de réalisations extraordinaires dans tous les domaines, se montrent-ils incapables de prévenir les très probables catastrophes environnementales futures ? La faute en est-elle au développement devenu incontrôlable des technologies ? Est-ce au contraire que l’homme serait resté en profondeur ce qu’étaient sans doute ses lointains ancêtres : des chasseurs-cueilleurs prédateurs et belliqueux ?
C’est dans le cadre de cette angoissante question du futur que nos sociétés, notamment en Europe, s’interrogent sur la pertinence de la technocratie ou au contraire du capitalisme financier pour organiser le développement des technologies, y compris en ce qui concerne la biologie et les neurosciences. La généralisation de l’artificialisation, sous forme de biologie synthétique ou d’intelligence artificielle, l’une et l’autre de plus en plus autonomes, fait peur. Faut-il et comment réglementer ?
Dans Le Paradoxe du Sapiens, si vous me permettez de me citer, je réponds autrement à cette question. J’y raconte, avec je l’espère des arguments scientifiques solides, une histoire extraordinaire : comment des générations de primates étroitement associés à des outils ont depuis quelques 2 millions d’années pris possession de la Terre en la transformant radicalement. L’histoire se poursuit et s’accélère aujourd’hui, avec précisément l’artificialisation croissante des outils et des corps vivants.
De quoi s’agit-il ? Dès que quelques primates isolés dans la faune africaine de l’extrême fin du miocène ont appris par hasard à utiliser des objets et forces du monde matériel et du monde biologique comme outils, ils ont engagé un cycle de transformations qui se poursuit et s’amplifie de plus en plus aujourd’hui. Une véritable co-évolution s’est mise en place. L’évolution accélérée des outils a provoqué une évolution plus lente mais tout aussi profonde de leurs utilisateurs. Associés aux technologies, les hominiens primitifs sont devenus des humains modernes, profondément transformés par elles. Ils ont ce faisant bouleversé les équilibres naturels. Aujourd’hui les technologies continuent à évoluer de plus en plus vite, entraînant des modifications continues des sociétés et des individus, y compris au plan biologique. Plus gravement, ce sont comme on le sait dorénavant les écosystèmes qui sont impliqués, ce qui entraîne notamment la destruction massive des espèces actuelles.
L’opinion éclairée a pris généralement conscience de cette évolution et s’en effraie. Elle est donc à la recherche de solutions les unes sérieuses, relevant de la science, les autres plus ou moins farfelues, proches souvent de l’illusionnisme délibéré. Mais pour que ces solutions puissent être efficaces, elles devraient reposer sur une analyse pertinente de la nature et des causes du problème à résoudre. Ce n’est pas encore le cas, même chez les scientifiques et philosophes des sciences.
Je pense pour ma part que la co-évolution symbiotique des vivants et des techniques, évoquée ci-dessus, est généralement mal comprise. On perçoit bien l’évolution des techniques mais très mal celle des corps et des cerveaux qui se déroule en association. De plus, avec l’illusion que l’intelligence humaine (éventuellement renforcée de la morale) est potentiellement toute puissante, on se refuse à voir que cette co-évolution relève de la logique darwinienne stricte, résumée par le principe du hasard et de la sélection. Elle n’est pas complètement prévisible et est moins encore contrôlable par la raison. Les facteurs en cause, dont d’ailleurs beaucoup nous échappent, obéissent à des lois que la science n’identifie, quand elle le fait, qu’avec retard.
Ceci ne veut pas dire que la raison, la morale et plus généralement les politiques publiques n’aient pas d’influence sur les transformations du monde. Tout ce qui relève de l’action culturelle (idées nouvelles, projets de réformes, contestations diverses) entraîne des conséquences. Manifestons, manifestons, il en restera toujours quelque chose. Il serait irresponsable de « désespérer Billancourt » en prétendant que le volontarisme n’a pas d’effets.
Mais d’abord, il n’existe pas en nous d’homoncule volontariste capable de décider dans quel sens manifester. Si nous le faisons, c’est parce que le besoin en a émergé depuis longtemps dans les corps physiques et dans les corps sociaux et qu’il emprunte nos voix pour se faire entendre. De plus l’influence de nos discours et de nos actions est contrebalancée en permanence par de nouveaux phénomènes hors de notre portée directe, souvent provoqués par nous et surgissant de façon imprévue. Nul malheureusement n’a signalé l’apparition d’un « cerveau global » capable de produire des représentations du monde et de son évolution susceptibles d’aider à mieux maîtriser les processus évolutionnaires qui nous impliquent tous.
En tant que darwinien orthodoxe, je ne prétends pas prévoir l’avenir. Un effondrement des civilisations telles que nous les connaissons peut très bien survenir à échéance de quelques décennies. A l’inverse, avec le développement des technologies de la communication intelligente, ce que l’on nomme parfois une hyper-science pourrait peut-être se développer. Elle renforcerait, au profit d’humains de plus en plus « augmentés », biologiquement et intellectuellement, les capacités d’action collective rationnelles encore trop dispersées. Cette hyper-science commencera par accumuler, loin des barrières disciplinaires et des enjeux de pouvoir, le plus grand nombre de descriptions subjectives du monde, provenant du plus grand nombre d’observateurs et du plus grand nombre d’instruments.
Ce sera peut-être alors là un des nouveaux paradoxes de l’Homo sapiens de demain, associé aux sciences et technologies du futur, s’il survit aux crises actuelles : devenir un hyper-sapiens étendu à la partie du monde vivant qui aura survécu aux déprédations actuelles. Mais ne rêvons pas.
Jean-Paul BAQUIAST
* Le biologiste Jean-Jacques Kupiec, qui a bien voulu préfacer mon livre, s’est fait connaître du monde scientifique par une théorie profondément originale réintroduisant le darwinisme à tous les niveaux de l’évolution organique.