SHADOWTIME / Charles Bernstein

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traduit de l’américain par Juliette Valéry

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SHADOWTIME (TEMPS D’OMBRE)

Livret : Charles Bernstein

Musique : Brian Ferneyhough
Commande de la ville de Münich pour la MÜNCHENER BIENNALE

synopsis :http://epc.buffalo.edu/authors/bernstein/shadowtime/Synopsis-French.html

Scènes :
I. Anges nouveaux / Échecs passagers (Prologue)
Niveau 1 : Le conférencier Niveau 2 : Radio (1940) Niveau 3 : Temps de guerre (1940) Niveau 4 : Temps de réflexion (Mémoire + Pensée) – Berlin, vers 1917 Niveau 5 : Cinq comptines pour Stefan Benjamin Niveau 6 : Temps rédempteur (Triple exposé)

II. Les froissements d’ailes de Gabriel (instrumental) (Premier obstacle)
III. Doctrine de la similarité (13 canons)

1. Amphibolies I (Marcher lentement) 2. Soir de cendre 3. Ne pouvons traverser

4. Indissolubilité [Motetus absconditus]

5. Amphibolies II (Midi) 6. Dans la nuit (Mais même feu est lumineux) 7. Parfois 8. Anagrammatica 9. eau tel tué

10. Schein

11. Soirs de cendres 12. Amphibolies III (Épines)

13. Salut

IV. Opus contra naturam (Descente aux Enfers de Benjamin) 1. [sans titre] 2. Katabasis

V. Flaques d’obscurité (11 interrogatoires)

1. Trois bouches géantes 2. Goule sans tête 3. Figure à deux têtes de Karl Marx et Groucho Marx, avec Cerbère 4. Pie XII 5. Jeanne d’Arc 6. Baal Shem Tov déguisé en vampire 7. Adolf Hitler 8. Albert Einstein 9. Garde-frontière 10. Quatre Furies 11. Le Golem

VI. Sept tableaux vivants représentant l’Ange de l’histoire en Mélancolie (Second obstacle)

1. Laurier l’œil 2. Tensions

3. Haschisch à Marseille
4. D’après Heine

5. Une vérité et demie 6. Pas pouvoirs 7. Madame Moiselle et M. Moiselle

VII. Stèle pour un temps déchu (Solo pour Mélancolie en Ange de l’histoire)

[N.d.T. Comme indiqué dans les notes de l’auteur, ce livret est par endroits écrit suivant un certain nombre de contraintes formelles. La traduction respecte ces contraintes au mieux, forcée parfois de recourir à des compromis : il fallait souvent, en français, choisir entre le sens et la forme, tout en restituant une certaine musique. En accord avec l’auteur, j’ai choisi de privilégier le sens dans les cas où maintenir la forme à tout prix ne me paraissait mener qu’à des ersatz insatisfaisants, ou de maintenir la forme dans les cas où cela me paraissait s’imposer. Lorsque des textes sont cités dans les notes de Charles Bernstein, j’ai pris le parti de traduire d’après les versions anglaises qu’il avait choisies. Les Notes du Traducteur sont entre crochets.]

I. Anges nouveaux / Échecs passagers (Prologue) Scène : Sur la frontière française à l’hôtel Fonda de Francia, Port-Bou, Espagne Aux environs de minuit, 25 septembre 1940

Niveau 1 : Le conférencier

Selon Aristote, le mot “aveugle” ne peut s’appliquer aux hommes, aux taupes et aux pierres dans le même sens exactement. Scheler soutient que la certitude pragmatique de notre propre mort résulte de l’observation que le grand âge limite les possibilités qui nous sont offertes et qui souvent convergent vers la limite d’une seule possibilité ou d’aucune. La compréhension de l’Être se révèle au cœur même du fondement de notre finitude. L’ontologie est un index de la finitude. Une fois saisie, la finitude de l’existence fait entrer le Dasein dans la simplicité de son destin.

Niveau 2 : Radio (1940)

À l’arrière-plan / entrecoupées : bandes enregistrées retraitées / déformées émanant d’une radio (discours politiques allemands du moment, discours d’Ezra Pound à la radio, matériau radiophonique de WB)

Niveau 3 : Temps de guerre (1940)

L’aubergiste Henny Gurland Le docteur Walter Benjamin

L’aubergiste :

J’ai le regret de vous informer Herr Benjamin, Frau Gurland mais je dois vous informer Frau Gurland, Herr Benjamin vous comprendrez Herr Benjamin, Frau Gurland c’est mon devoir de vous informer Frau Gurland, Herr Benjamin que vos visas de transit Herr Benjamin, Frau Gurland vos visas de transit Frau Gurland, Herr Benjamin ne sont pas valides Herr Benjamin, Frau Gurland vous ne pouvez pas voyager en Espagne. Frau Gurland, Herr Benjamin Vous et les vôtres Herr Benjamin, Frau Gurland vous devez retourner en France Frau Gurland, Herr Benjamin vous retournerez en France Herr Benjamin, Frau Gurland dans la matinée.

Henny Gurland :

Notre projet est de poursuivre de poursuivre jusqu’à Lisbonne jusqu’à Lisbonne par le train et de là en avion en avion de Lisbonne jusqu’en Amérique. Nous continuerons jusqu’en Amérique. Nous ne souhaitons pas rester en Espagne ceci est pour nous un lieu de transit à partir duquel nous poursuivrons un lieu de transit à partir duquel nous poursuivrons poursuivrons jusqu’en Amérique.

Walter Benjamin :

Le temps s’écoule. Les derniers grains tombent du sablier les uns puis un un puis les uns. Les grains tombent du sablier tout le temps dans le monde un par un compter les secondes une par une par une par une.

Henny Gurland :

Nos papiers sont en règle. Vérifiez à nouveau s’il vous plaît. Nos papiers sont en règle. On nous a dit que ces visas de transit garantissaient un passage sûr. C’est ce qu’on nous a dit. C’est ce que nous avons compris. Un passage sûr à travers l’Espagne est tout ce que nous voulons. Nous avons marché si longtemps à travers les montagnes toute la journée à travers les montagnes. Tout ce que nous demandons c’est ce qu’on nous a dit. Seulement un passage sûr. Nous sommes en route pour l’Amérique. Les Américains ont dit que nous pourrions y aller. Nos papiers sont en règle. Vérifiez à nouveau s’il vous plaît. Tout ce que nous demandons c’est ce qu’on nous a dit. Pour l’Amérique nous sommes en route pour l’Amérique.

WB :

Écoutez le compte qui s’épuise 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10 maintenant arrêtez et une fois de plus 1, 3, 2, 4, 8, 5, 10, 6, 7, 9 un autre arrêt, encore 9, 6, 4, 5, 8, 3, 2, 7, 1, 10.

L’aubergiste :

Nous sommes une nation de lois Herr Benjamin, Frau Gurland et une nation de lois Frau Gurland, Herr Benjamin ne fait pas d’exceptions. Herr Benjamin, Frau Gurland Pas d’exceptions. Frau Gurland, Herr Benjamin Les exceptions Herr Benjamin, Frau Gurland bafouent Frau Gurland, Herr Benjamin elles bafouent Herr Benjamin, Frau Gurland ce que nous tenons Frau Gurland, Herr Benjamin nous tenons Herr Benjamin, Frau Gurland pour le plus sacré. Frau Gurland, Herr Benjamin Je fais mon devoir Herr Benjamin, Frau Gurland en observant les règles Frau Gurland, Herr Benjamin de ma conscience Herr Benjamin, Frau Gurland et de l’État. Frau Gurland, Herr Benjamin Car cela Herr Benjamin, Frau Gurland est ce que je tiens Frau Gurland, Herr Benjamin pour le plus haut, Herr Benjamin, Frau Gurland le plus sacré. Frau Gurland, Herr Benjamin Je n’attends pas de vous Herr Benjamin, Frau Gurland qui n’avez pas d’État Frau Gurland, Herr Benjamin pas de pays qui soit le vôtre Herr Benjamin, Frau Gurland que vous compreniez Frau Gurland, Herr Benjamin que ceci est mon devoir Herr Benjamin, Frau Gurland mon devoir sacré Frau Gurland, Herr Benjamin envers Dieu et mon pays Herr Benjamin, Frau Gurland.

WB :

Aucune issue. Aucune route à poursuivre. Faites vos jeux faites vos jeux à présent. Placez vos jetons sur les espaces entre les numéros et la bille va pour sûr tomber d’un côté ou de l’autre. Faites vos jeux faites vos jeux à présent rouge ou noir faites vos jeux dans les espaces. Dernière chance. Aucune issue. Aucune route à poursuivre. Regardez à présent la bille roule tout autour tout autour. Aucune issue. Le gagnant celui qui survit pour raconter l’histoire.

Henny Gurland :

Mais s’il vous plaît, ne pouvez-vous pas ne pouvez-vous pas ne pouvez-vous pas s’il vous plaît contacter le consulat américain. N’avez-vous aucune décence ? Le consulat américain nous aidera. Nos papiers sont en règle. Vérifiez encore s’il vous plaît. Nous avons un passage sûr. On nous a dit que ces visas de transit garantiraient un passage sûr. Ce qu’on nous a dit. Ce que nous avons compris. Aucune décence. N’avez-vous, aucune, aucune décence ?

WB (comptant) :

Chaque minute je compte tous les quatre nombres jusqu’à 360 et puis à rebours jusqu’à zéro à rebours jusqu’à maintenant. Je compte pour perdre la notion de l’heure mais l’heure ne se perd jamais. Puis à rebours jusqu’à zéro à rebours jusqu’à maintenant. J’entends le tic-tac de l’horloge le tic-tac de l’horloge comme si j’étais de l’autre côté du temps à l’observer.

L’aubergiste :

Herr Benjamin, Frau Gurland Je dois vous informer Frau Gurland, Herr Benjamin vous comprendrez Herr Benjamin, Frau Gurland c’est mon devoir de vous informer Frau Gurland, Herr Benjamin nous avons appelé le consulat américain Herr Benjamin, Frau Gurland mais ils n’interviendront pas. Frau Gurland, Herr Benjamin c’est mon devoir de vous informer Herr Benjamin, Frau Gurland même les Américains reconnaissent Frau Gurland, Herr Benjamin la règle de la loi Herr Benjamin, Frau Gurland comme base de la civilisation.

Le docteur (écoute le rythme cardiaque : son d’un pouls erratique) :

Le cœur de Señor Benjamin est faible le pouls irrégulier.

Henny Gurland :

Pendant le voyage… le rythme de sa marche… nous allions durant dix minutes puis une d’arrêt… toute la journée nous poursuivions ainsi, dix minutes de progression, une minute d’arrêt nous allions ainsi une minute d’arrêt dix minutes de progression pendant le voyage toute la journée le rythme de sa marche nous poursuivions puis une d’arrêt ainsi le rythme dix minutes de progression pendant le voyage toute la journée ainsi nous poursuivions puis une d’arrêt une d’arrêt ainsi le rythme

Le docteur :

Señor Benjamin doit se reposer ce soir. Je reviendrai demain contrôler son état de santé. J’ai fait tout mon possible jusqu’ici. Bonne nuit.

WB :

L’avenir paraît certain certain de continuer sans nous L’avenir paraît certain de continuer continuer l’avenir paraît continuer sans nous l’avenir certain paraît certain d’aller

sans nous.
Niveau 4 : Temps de réflexion (Mémoire + Pensée) – Berlin, vers 1917

Dora Kellner (plus tard Dora Benjamin) Le jeune Walter Benjamin

Kellner :

La pauvreté de la vie d’étudiant fabrique pour les riches un ordre de conformité qui met en danger même les morts.

WB jeune :

Notre tâche est de libérer l’avenir de son existence déformée dans le ventre du présent.

Kellner :

Tu ne peux rien faire d’utile avant de découvrir tes propres impératifs les commandements qui feront les exigences suprêmes de ta vie.

WB jeune :

C’est seulement par égard pour les désespérés qu’on nous a donné espoir.

Kellner :

Et sommes-nous les désespérés ou ceux à qui on a donné espoir ?

WB jeune :

Il n’y a pas que les femmes qui se prostituent.

Kellner :

Soit tout le monde est prostitué soit personne.

WB jeune :

Nous le sommes tous car nous sommes tous objets et sujets de culture.

Kellner :

Et Éros…

WB jeune :

Éros est le dieu…

Kellner :

le plus hostile à la culture.

WB jeune :

Mais même Éros peut être perverti. Même Éros peut servir la culture.

Kellner :

Et l’émotion ? Parle-moi de l’émotion. Comment elle augmente et serpente et vacille et décline, comment elle est là puis disparaît ou se transforme en ce qui n’avait jamais été là auparavant ?

WB jeune :

Plus profondément l’émotion se comprend elle-même, plus elle est comprise comme une transition. L’émotion est la trace d’un moment dans le temps. Elle ne signifie jamais une fin.

Kellner :

Je serre fort mais ne trouve dans mes bras que le passé.

WB jeune :

Les larmes qui remplissent tes yeux les privent du monde physique. Car ce qui apparaît aujourd’hui n’a jamais été avant et est déjà parti quand tu y réfléchis.

Kellner :

Il est tôt le matin…

WB jeune :

et la mer gronde…

Kellner :

de l’autre côté de la fenêtre.

Niveau 5 : Cinq comptines pour Stefan Benjamin

Quatre enfants Sautez par-dessus les bâtons Sautez par-dessus les murs Mais mieux vaut être sûrs De ne pas vous briser les os En plein cafard Debout dans la mare Dites à vos mères De vous ramener à la maison Idiots que vous êtes, idiots que nous sommes Le chat a attrapé vos langues Ne me le reprochez pas Sens dessus dessous pas dessous dessus Notre voisin est dans la remise À boire du sang comme du gin Battez des ailes Contre les étoiles Vous tomberez quand même Qui que vous soyez

Niveau 6 : Temps rédempteur (Triple exposé)

Première partie Gershom Scholem WB

WB :

Une caractéristique De l’écriture philosophique Est qu’elle doit Continuellement affronter des questions De représentation

Scholem :

Il y a 49 Couches de signification Dans chaque passage

Du Talmud

WB : Le langage en soi, c’est le texte Que nous interprétons Et qui nous interprète.

Scholem :

Es-tu prêt à être le nouveau Rashi Élever le commentaire à de nouvelles hauteurs De manière que l’art de la critique Devienne un processus sacré Qui déclenche des étincelles à l’intérieur des mots ?

WB :

La critique ne peut se limiter aux lettres Mais doit aussi affronter Ce qui anime les lettres

Scholem :

Et comment pouvons-nous saisir Ce qui anime les lettres ?

WB :

Il ne suffit jamais de saisir Il s’agit aussi d’être aux prises

Scholem :

Veux-tu dire mettre en procès la divinité ?

WB :

Je suis le plaignant Qui va mettre la divinité en procès Pour rupture de contrat. Car Dieu a promis un Messie Mais aucun Messie ne vient

Scholem :

Ne vient à qui ? Qui peut dire Comment la présence du Messie Rayonne Ou comment elle est cachée ?

WB :

Je parle du Messie dont le poète A le sens sans le nommer, que le peintre Ressent sans le voir, que le compositeur Entend sans le noter, que le philosophe Suppose sans le connaître

Scholem :

Et par quelle cour le Divin peut-il être jugé ?

WB :

Par la cour de la critique

Scholem :

Et qui peut juger l’Indicible ?

WB :

Seulement les vivants qui vivent dans son ombre

Scholem :

Et quoi si les vivants refusent de déclarer coupable Ce qu’ils ont encore à connaître

WB :

Si nous ne pouvons déclarer Dieu coupable Alors inculpons la bourgeoisie Car ils promettent une utopie Qui ne vient jamais, exploitant Chacun selon sa capacité À être exploité, faisant de la marchandise De tout ce qui aurait pu être Étincelles d’espoir.

Scholem :

Métaphysique et matérialisme Sont les cartes dans ton jeu de bonneteau Et tu es le Roi Aventurier De l’Ambiguïté et de l’Obscurité Écumant les profits textuels Tirés des fragments que tu as fait briller

WB :

Je sais que mes indécisions À double sens Fabriquent d’étranges connexions Je vais à fond dans une direction Puis arc-boute ma pensée Contre elle-même, un arc attendant À jamais sa flèche

Scholem :

L’auto-déception ne peut mener qu’au suicide

WB :

Mieux vaut un mauvais révolutionnaire Qu’un bon bourgeois

Scholem :

Cependant je perçois la méthode Qui refuse d’être contrainte Par tout ce qui diminue la pensée

WB :

Une manière de penser Hors des cercles vicieux Qui nous enterrent vivants et nous rendent Sourds jusqu’à la mort même

Scholem :

C’est pourquoi nous chantons les lamentations.

WB :

Mais comment le langage peut-il se réaliser Comme deuil ?

Scholem :

Ce n’est pas l’expression extérieure Mais le processus interne

WB :

Alors le deuil est une sorte d’écoute Où les morts chantent pour nous Et même les vivants disent leur histoire. ·

Deuxième partie

Hölderlin (qui apparaît aussi en pseudo-Benjamin et en Scardanelli) WB

WB :

Dans le contexte d’une densité poétique Toute figure acquiert une identité

Hölderlin :

Proche Et difficile à saisir

WB :

L’impénétrabilité d’une relation résiste À tout mode de compréhension Autre que celui de la sensation

Hölderlin :

Ton pied, ne marche-t-il pas Sur ce qui est vrai, comme sur des tapis ?

WB :

Le poétisé, qui est identique à la vie –

Hölderlin :

Tu es un cerf solitaire. Ta timidité est ta manière De pénétrer dans le monde. C’est là ton courage.

WB :

Et après ? Qu’est-ce qui attend ?

Hölderlin :

Rien n’attend Que l’espace immobile Entre les choses Auxquelles tu t’abandonnes Comme le chant

WB :

La mort un voile Qui ouvre Sur un vide

Hölderlin :

Dans lequel le divin Se rassemble

WB :

Radieusement poreux

Hölderlin :

Sacrément sobre

WB :

Mais la beauté N’est jamais dans la levée D’un voile. Elle est le secret De son dépliement

Hölderlin :

Les vivants – Beaucoup d’entre eux – Ne sont-ils pas connus de toi ?

WB :

Ce qui est vivant Ne peut être perçu Qu’au moyen De ce qui ne l’est pas. Les morts parlent Mais seuls les vivants Les entendent.

Hölderlin :

Retourner, prendre sa forme propre, rentrer chez soi –

Notes :
Le texte du Niveau 1, pour le Conférencier, est de Brian Ferneyhough.

Les comptines pour enfants dans la cinquième strate sont dédiées au fils de Benjamin, Stefan (né en 1918). Dans la suite de dialogues de la sixième strate, Scardanelli est un personnage alternatif pour Hölderlin ; Hölderlin s’est servi de ce pseudonyme pour ses poèmes écrits dans la tour de Tübingen.

Source biographique : Walter Benjamin: A Biography par Momme Brodersen, traduit en anglais par Malcolm R. Green & Ingrida Ligers (London: Verso, 1996).

II. Les froissements d’ailes de Gabriel (instrumental)

Notes : “Angelus Novus”  (“Ange nouveau”) est le titre d’un tableau de Paul Klee de 1910 acheté par Benjamin en 1921. Cette même année, Benjamin projeta d’utiliser le titre pour une revue qui ne vit jamais le jour. Cette image revient dans les Scènes VI et VII en tant qu’“Ange de l’Histoire”. Benjamin commente le tableau dans « Sur le concept d’histoire » : Mon aile est prête à battre mais je serais heureux de rentrer chez moi devrais-je rester jusqu’à la fin des temps que je serais toujours aussi désespéré – Gershom Scholem [d’après une traduction anglaise de Richard Sieburth, “Greetings from Angelus »] 
 
Il existe un tableau de Klee intitulé Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il contemple fixement. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est l’aspect que doit avoir l’ange de l’histoire. Son visage est tourné vers le passé. Où un enchaînement d’événements se présente à nous, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe qui ne cesse d’empiler décombres sur décombres et les jette à ses pieds. L’ange voudrait rester, réveiller les morts et reconstituer ce qui a été désintégré. Mais une tempête souffle du paradis ; ses ailes y sont prises avec une telle violence que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le propulse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que la pile de débris devant lui grandit vers le ciel. Ce que nous appelons progrès est cette tempête.

– extrait du texte de Walter Benjamin de 1940, « Sur le concept d’histoire », Gesammelte Schriften (Frankfurt am Main: SuhrkampVerlag, 1974), I:691-704. [D’après la traduction de Harry Zohn, in Walter Benjamin, Selected Writings, Vol. 4: 1938-1940 (Cambridge: Harvard University Press, 2003), 392-93.] Le poème de Scholem sur la peinture de Klee a été écrit pour le vingt-neuvième anniversaire de Benjamin – le 15 juillet 1921. La traduction de Sieburth est tirée du livre Gershom Scholem, The Fullness of Time: Poems (Jerusalem: Ibis Editions, 2003).

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III. Doctrine de la similarité (13 canons)

1. Amphibolies I (Marcher lentement)

Marcher lentement et sauter vite par-dessus les chemins dans les ronces. Les épines sont les points d’une carte qui t’attirent derrière les regards où les ombres sont plus denses à

midi.

·

Mentait sans mandat mais osait battre prétendu les châssis loin des fanges. Les badines sont les lois d’une faille réaliste rappel des remords sourds les larmes qu’on brûle dansaient

vite.

·

Rébellion maussade essor très fric parvenu plaie soudain cendre et errance. Les échines sont des liens lune calme (muscade) de fieffés renards à coller abandon bu prends ça

fini.

2. Soir de cendre

Les feuilles s’assombrissent avant que les arbres soient frappés de lumière.

3. Ne pouvons traverser

Quand le changement dans l’air est passé Des bouffées de peur prennent le pas Pas besoin de consolation

Juste un billet de retour

Ça fait si longtemps Les mots ne peuvent nous consoler Où il y a de la peine

Nous ne pouvons pas traverser

Un chant monte Ne peut trouver le repos Nous ne pouvons pas traverser

Donnez-nous les mots

Trop longtemps, c’était Et le bruit s’arrête Trop longtemps dans la peine

Ne pouvons traverser

Un chant monte Ne peut trouver le repos Nous ne pouvons pas traverser

Donnez-nous les mots

Connu un homme N’avait pas de langue Marchait dans le brouillard

Jusqu’à la fin du brouillard

Ça fait si longtemps Les mots ne peuvent nous consoler Où il y a de la peine

Nous ne pouvons pas traverser

Nos âmes ne sont pas à louer Notre perte n’est pas à vendre Nous construirons un palais de larmes et de sang

Sur les terres de notre douleur qui dure

Ça fait si longtemps Les mots ne peuvent nous consoler Où il y a de la peine

Nous ne pouvons pas traverser

Un chant monte Ne peut trouver le repos Nous ne pouvons pas traverser

Donnez-nous les mots

Chant qui monte Ne trouve pas les mots Ne pouvons traverser

Ne pouvons traverser

4. Indissolubilité [Motetus absconditus]

Il n’y a pas de solution à la question si la question devient la solution. Marcher longtemps réduit l’insolubilité évidente de tout mimétisme. Tandis que les réponses se présentent comme ceci ou cela Il ne s’ensuit pas que l’étape suivante est de dire les deux / et ou soit l’un / soit l’autre. Ne repense pas simplement le problème repense ce qui exclut la question. Ce n’est jamais simplement une affaire d’identification mais de récognition ou re-figuration.

Ce n’est jamais simplement une affaire de récognition ou re-figuration mais de rédemption par résistance.

Empire de larmes dilution de l’affection seule la fiction divine l’incursion Trembler semblant de fuir la rétractile idée existante de mon doute oasis Torticolis repense ce présent homme de kitsch ou de catch Innocence oui pas squelette à psy tenté de vivre laideur et vouloir sans loi mordre Noir dense passe amplement le trouble elle me passe requiem luxe latex pion Renégat mais sans piment tue ma phrase d’infantilisation mes heures comme mission ou récupération

Renégat né sans plaie manque une affreuse récupération ou infantilisation m’aide l’exemption par insistance.

5. Amphibolies II (Midi)

midi à denses plus sombres sont les où les regards derrière t’attirent qui carte d’un point les épines sont les ronces les dans les chemins par-dessus vite sauter et

lentement marcher.

6. Dans la nuit (Mais même feu est lumineux)

Mais il fait froid toujours même avec le feu qui n’ est jamais assez

lumineux pour voir.

7. Parfois

Parfois tu brûles un livre car il fait froid et il faut du feu pour te réchauffer et parfois tu lis un livre pour la même raison. Non pas une théorie de la lecture il s’agit ici de survivre à un endroit particulier ou une époque particulière. Ce n’est pas parce que tu es trop fatigué d’apprendre mais ce que ça veut dire mourir à un moment particulier dans

un espace particulier.

·

tu es trop fatigué d’apprendre une époque particulière un espace particulier il fait froid il s’agit ici de survivre tu lis un à un endroit particulier ou non pas une théorie de la lecture mais ce que ça veut dire mourir et il faut du feu livre pour la même raison à un moment particulier dans Ce n’est pas pour te réchauffer parce que parfois tu brûles un livre car et

parfois

8. Anagrammatica

Je suis un Juif de grange prêtée Un bijou résidu de menthe Un Juif de grange qui se fond Un Juif de location embaumé Un agneau juif en stage Juif manteau de cerveau Juif mental du cerveau Une gemme internée qui hurle Auberge Juifs Arabes confondus Juif qui pleure sa mère à l’intérieur Juif de lin rat de grange Alternative : Juif IBM Moi Juif bronzé couru libre Baume à l’intérieur des Juifs Juif Lénine boum rat Auberge du Juif larme de baume

Juif de Berlin en son âme

9. eau tel tué

pût eau tel tué pût tel tué pût lie son mal bat tel les feu eau pré tel tué eut lui tel ève tel glu les psy tel feu sol tel toc tel tir œil tel eut lui tel ève toc eau pût eau mal bat pût tel non nie tel les œil agi tel les pût tel les pût pas tel pût ire non tel bat bec ire tel bat non bec ire tel eut air ire lui tel ève tel tué bat tir car ami bat car ami son est car ami son pop tic tel bon vif tel tir eau bon bah tel bah fat bec hop car ire lui tel tir eau bon pût eau son tir art son est les son est les ses car lux non nie tel gag tir les œil agi sub tel uni peu jeu fin eau foc tel tag las fat tel nos agi pas âme tel vol tel sub top tic fun tel non nie pop bon arc tel gai son bon tel les nos tel les fat tel las tel sis tel bah tic ire tic son tic tel les rat feu nie tel tué rut tel eau tag vit tic œil tel sol tel mur tel non tel eau ire tel tué son tel blé uni las uni tel hit tel sac lie air les son âme son car lux tel gît tel ami bob tel eau rab tel bah tel tué ami tel toc son vol tel sub top tic fun tel blé est eau tel eau gît air ire tel bah tel glu tel rab tel bob tel blé tel ire arc tel les fat ému tel les nos tué rut zen vue tel les bal las tel tôt tel fui car ode ses agi sis agi non une air lui tel ève lui tel lui ève lui ève lui ève big rat tel bah tel âme tué vue mal

bat rab tel bob tel bon orb vol tel sol pas air lux

10. Schein

Pas de crime comme la flamme dans un espace entre

flamme et blâme

·

Aucune flamme comme la mienne entre sens et histoire. Pas d’espace comme la rime entre flamme et figure. Aucune rime comme le

lien entre temps et mémoire.

11. Soirs de cendres

Les cieux s’assombrissent avant que les arbres soient frappés pleine lumière

12. Amphibolies III (Épines)

Midi dense à ombres sont plus derrière les regards où les qui t’attirent carte épines sont les points d’une ronce. Les les les chemins dans par-dessus et sauter vite

marcher lentement.

13. Salut

Le blanc voile de notre âme (gage) Le blanc mal de notre voile (vole)

L’âme blanche de notre mal (sale)

Notes :
13 Canons Le titre vient de “Die Lehre Von Ähnlichkeit” [en anglais “Doctrine of the Similar”, Doctrine du similaire], essai publié par Benjamin en 1933 qui est une source-clé de l’opéra. Le texte est basé sur des nombres premiers, tant dans le nombre de lignes par strophe que dans le nombre de mots par vers. 1. “Amphibolies I (Marcher lentement)” (13) : 13 vers de 1, 2, 3 et 5 mots, suivis de deux séries de variantes. 2. “Soir de cendres” : 11 mots ; la variante pour “feuille” est “cieux” ; la variante pour “de” est “pleine”. Dans la version chantée, les sections 2 et 11 sont identiques : “Les cieux s’assombrissent avant que les feuilles soient frappées de lumière”. 3. “Ne pouvons traverser” (11) : 11 strophes. 4. “Indissolubilité [Motetus Absconditus]” (7) : 2 strophes de 7 vers. La seconde est une transposition (traduction) homophonique de la première. 5. “Amphibolies II (Midi)” (13) : 13 vers ; variantes de “Amphibolies I”. 6. “Dans la nuit (Mais même feu est lumineux)” (5) : 5 vers de 3 et 5 mots. 7. “Parfois” (19) : 19 vers de 1, 3, 5 et 7 mots, suivis d’une variante. 8. “Anagrammatica” (17): 17 vers (anagrammes de walterbenjamin [dans la version originale]). 9. “eau tel tué” (13) : 26 vers : 13 + 13. Traduction structurelle / homophonique de “Der und Die” d’Ernst Jandl. [Ici, pas de tentative d’homophonie en français mais un choix de mots de trois lettres au sens approchant.] 10. “Schein” (3) : 3 vers composés d’un nombre premier de mots, suivis d’une variante. 11. “Soirs de cendres” : 11 mots. 12. “Amphibolies III (Épines)” (13) : 13 vers.

13. “Salut” (3) : 3 vers, variations sur le dernier vers du poème de Mallarmé, “Salut” : “Le blanc souci de notre toile”.

IV. Opus contra naturam (Descente aux Enfers de Benjamin)

1. Les ombres des objets sur les parois de la caverne sont-elles elles-mêmes des objets ?

Indécidable.

Les images lisent-elles les esprits ?
Insuffisance sémantique.

Alors pour quand, maintenant pour quelque quoi ou autre.
Donnée altérée.

Quelle est la racine cubique d’un contrefactuel ?
Une amande.

Formes palimpsestes, Dos fêlés, Archives de l’antériorité, Codes vampiriques, Cloche, livre et bougie.

Désormais indisponibles.

2. Katabasis

… de temps en temps à temps en temps … … en et hors de … … comme ainsi ainsi ainsi ainsi ainsi ainsi comme … … scellé ou secoué … … gifle ça … … ou ça t’effacera … … faites vos jeux entre les vides … … est-ce réel, ou est-ce recadré …? … enferme ça dans une boîte et cadre-le avec une tocante … … arrête ça ou ça te brisera … … empaille ça ou ça te piquera … … te tordra … … est-ce que ça fragmente ou est-ce moqueur …? … t’écorchera … … crève ça ou tu seras aspiré … … arrête ça … … te cognera … … hors de … … ou te taquera … … comme ainsi … … ainsi comme … … ainsi quand … entre … à côté … le long de … … toc toc qui est là ? ne demande pas ne dis pas qui sait … … la réponse vient sous la forme d’une question, un écho à l’intérieur d’une ombre emballée de cellophane …

… en gros l’histoire est dite.

Le texte de la première partie est de Brian Ferneyhough

V. Flaques d’obscurité (11 interrogatoires)

1. Trois bouches géantes
(Canon / Hétérophonie)

BG : L’avenir est-il un souvenir projeté dans le temps ou est-ce le passé qui est l’ombre d’un avenir qui n’arrive jamais ?

WB : L’avenir est la mémoire projetée dans le temps et le passé est la manière d’oublier de l’avenir.

BG : Pourquoi l’avenir doit-il être déjà inscrit dans le passé ?

WB : Seulement quand le temps s’arrête, seulement quand les écailles nous tombent des yeux, seulement quand l’histoire est finie, seulement quand les récits cessent de raconter, seulement quand le soleil se lève et se couche au même moment, seulement quand rien revient à rien, seulement quand nous ne regardons plus les étoiles mais sommes les étoiles…

BG : Pourquoi le passé ne passe-t-il jamais ?

WB : Le passé ne passe jamais mais nous lui passons par-dessus encore et toujours, en écoutant non pas ce qu’il dit mais les histoires creuses que nous racontons à son sujet.

2. Goule sans tête
(Motet isorythmique)

Te réveilles-tu d’un rêve ou te réveilles-tu dans un rêve ? Es-tu en train de te souvenir de tes rêves ou de rêver que tu as des souvenirs ?

[Pas de réponse de WB]

3. Figure à deux têtes de Karl Marx et Groucho Marx, avec Cerbère
(Hoquetus / Mélodrame)

Les deux Marx (Karl) : Est-il possible d’oublier sans se souvenir que l’on a oublié ?

WB : Enfant je prenais les a pour des q et les d pour des f. Je cherchais les signes entre les lettres. Plus tard je suis allé à l’université mais les lettres étaient remplacées par des voyelles que je n’arrivais jamais à prononcer. J’ai fait mon chemin et mon chemin m’a fait.

Les deux Marx (Groucho) : Est-il possible de se souvenir sans oublier ce dont on s’est souvenu ?

WB : La neige tombe fraîche mais elle est toujours salie, cependant c’est au crépuscule que mes pensées s’interrompent.

Les deux Marx (Groucho) : Dis le mot magique et gagne un tour gratuit à Alexanderplatz, dis la lettre magique et tout le monde redevient simplement ce que c’est. Un canard traversait la Strasse et le paon a dit Pourquoi un canard ? Pourquoi un lapin ? Pourquoi une pipe ? Pourquoi un carrousel ?

Les deux Marx (Karl) : Combien faut-il de paroles pour faire une épopée ? Combien faut-il d’épopées pour casser un œuf ? Combien faut-il d’œufs pour aller de Gand à Aix ?

WB : Emmène-moi derrière le décor et je te montrerai une autre scène et une autre encore, mais le petit homme dans la machine n’est plus là car il est parti travailler.

·

Cerbère :

Pourquoi un canard ?

Ne réponds pas si vite ou tout sera fini avant que tu aies pu dire Juden frei, Juden frei, ne peux pas me voir !

Nicht voreilig antworten, sonst wird alles vorbei sein, ehe du … sagen
kannst Juden frei, Juden frei, ne peux pas me voir !

Mehr Licht, oder ziehst du die Dunkelheit vor, mon petit kunst-maggot ?

Viens plus près, mais pas si près.

Viens tout près mais pas trop près.

Acércate pero no tanto.

Naeherertreten, aber nicht so nahe.

4. Pie XII
(Madrigal dramatique a due)

PXII : Pourquoi n’avez-vous pas pris un fusil pour les chasser hors de ce monde ?

WB : J’ai toujours maintenu qu’un minimum de réflexion vaut mieux qu’une quantité infinie de réajustements ultérieurs.

PXII : Pourquoi n’avez-vous pas essayé de frapper et tiré et sombré dans une flamme d’immolation transcendante ?

WB : L’âme n’est pas l’endroit pour un match de football.

PXII : Est-ce là la manière que Dieu a choisie de vous punir de vos péchés ?

WB : Même le chat qui dort hurle quand il a mal.

5. Jeanne d’Arc
(Chorale palimpseste)

Jeanne d’Arc : Si l’histoire ne dort jamais alors es-tu le démon de l’insomnie duquel nous sommes prisonniers pour toujours ? Pour toujours, est-ce une balle ou une… béquille ? En ne disant rien nous consignes-tu dans l’incertitude ou dans l’abjection ?

WB : (simultanément ou par-dessus) Si l’histoire ne dort jamais alors es-tu le démon de l’insomnie duquel nous sommes prisonniers pour toujours ? Pour toujours, est-ce une balle ou une… béquille ? En ne disant rien nous consignes-tu dans l’incertitude ou dans l’abjection ?

6. Baal Shem Tov déguisé en vampire
(Rébus)

BST : L’allégorie vaut-elle mieux que le symbolisme ?

WB : Non

BST : Le symbolisme vaut-il mieux que la reproduction ?

WB : Non

BST : La reproduction vaut-elle mieux que la tragédie ?

WB : Non

BST : La tragédie vaut-elle mieux que l’inquiétude ?

WB : Non

BST : L’inquiétude vaut-elle mieux que l’aversion ?

WB : Non

BST : L’aversion vaut-elle mieux que l’engagement ?

WB : Non

BST : L’engagement vaut-il mieux que le détachement ?

WB : Non

BST : Le détachement vaut-il mieux que l’assimilation ?

WB : Non

BST : L’assimilation vaut-elle mieux que l’éloignement ?

WB : Non

BST : L’éloignement vaut-il mieux que l’allégorie ?

WB : Non

BST : L’allégorie vaut-elle mieux que le symbolisme ?

WB : Non

BST : Le symbolisme vaut-il mieux que la reproduction ?

WB : Non

BST : La reproduction vaut-elle mieux que la tragédie ?

WB : Non

BST : La tragédie vaut-elle mieux que l’inquiétude ?

WB : Non

BST : L’inquiétude vaut-elle mieux que l’aversion ?

WB : Non

BST : L’aversion vaut-elle mieux que l’engagement ?

WB : Non

BST : L’engagement vaut-il mieux que le détachement ?

WB : Non

BST : Le détachement vaut-il mieux que l’assimilation ?

WB : Non

BST : L’assimilation vaut-elle mieux que l’éloignement ?

WB : Non

BST : L’éloignement vaut-il mieux que l’allégorie ?

WB : Non

(boucle : retour au début)

7. Adolf Hitler
(Rondo)

AH : Peux-tu aller nulle part ? Être aucun endroit ? Entrer dans rien ? Peux-tu tenir l’air ? Peux-tu être pétrifié par les seules transitions ? Peux-tu embrasser l’absence de but ? Incarner l’éther ? T’aimer toi-même sans trouver quelqu’un d’autre ? Peux-tu être sourd à la nécessité et insensible à la sobriété ? Errer et ne pas être seul ? Être seul et ne pas t’étonner ?

WB (simultanément) : Aucun récit de ce qui arrive si tu dénies l’imprévu ou érodes la collocation d’aucun temps auquel retourner sans récit, submergé par l’énonciation d’équations déplacées. Noie le bateau et la mer passe par-dessus les vagues. Échoue le bateau et une brindille fait retourner au commencement – le commencement que tu n’as jamais connu que pour chuter, stupide de dire autrement que scruter.

8. Albert Einstein
(Passacaille cum figuris in echo)

Quelle heure est-il à présent ? Quelle heure est-il à présent ? Quelle heure est-il à présent ? Quelle heure est-il à présent ? Quelle heure est-il à présent ? Quelle heure est-il à présent ? Quelle heure est-il à présent ? Quelle heure est-il à présent ? Quelle heure est-il à présent ? Quelle heure est-il à présent ? Quelle heure est-il à présent ? Quelle heure est-il à présent ? …

[pas de réponse de WB]

9. Garde-frontière
(Interlude pastoral)

GF : Nom ?

WB : Walter Benjamin

GF : Date de naissance ?

WB : 15 juillet 1892

GF : Adresse ?

WB : Indéterminée

GF : Formation ?

WB : Docteur en philosophie

GF : Emploi ?

WB : Indéterminé

GF : Race de la mère ?

WB : Réforme

GF : Race du père ?

WB : Marchand

10. Quatre Furies
(Fugato)

Chœur : Que doit-il être fait ?

WB : La lumière tombe dans des flaques d’obscurité. Je n’arrive plus à la trouver.

11. Le Golem
(Quodlibet / Abgesangszena)

Le Golem : Infantibicia oag reboo nebullia sob expleanur gendithany ?

WB : Si ce n’est pas en courant alors en marchant si pas en marchant alors en grimpant si pas en grimpant alors en glissant si pas en glissant alors en restant immobile.

Le Golem : Aulobby forsbick fenump inscriprit eggibus murmertz ugum veh egbit vorum ?

WB : Laisse-les seuls et ils vont rentrer à la maison ou bricoler jusqu’à ce que le matin ne revienne pas.

Le Golem : Phiantiup okum truggy do vestidat doorusium uya ?

WB : Ni en compagnie de ceux que tu ne connais pas du tout ni en compagnie de ceux que tu connais trop bien.

Le Golem : Feefa, feega oow iggly ?

WB : Si je me soumets je meurs.

Le Golem : Oraasamay dodofelliu ferumptious ?

WB : La rue n’est ni à l’intérieur ni à l’extérieur, comme les pierres roulent quand tu les jettes du haut de la colline et le nom sur la porte dit personne à la maison.

Le Golem : Fogum, fogum are be gridit etsey ?

WB : D’abord tu connais cela, puis plus. C’est quand tu commences à trouver.

Le Golem : Felum nevisier obit entripier ? Acker muh oblium vodobillium seraybit illium ? Illium squapos meta ? Fundodio inderrfolk oleptic fundy ?

WB : Keine Kaddish wird man sagen.

Notes :
Le vers final de cette scène est du poète postromantique juif allemand Heinrich (né Harry) Heine (1797-1856), dont l’œuvre a été souvent censurée et, effectivement, interdite par les Nazis. Deux poèmes de Heine sont des éléments significatifs de la scène VI. Benjamin, tout en ne s’identifiant pas vraiment à l’œuvre de Heine, pensait en être un parent éloigné. Et à la fois Benjamin et Heine se sont trouvés en exil à Paris. Le vers pourrait être traduit ainsi : “Personne ne dira le Kaddish pour moi” : la lamentation d’un juif laïque, ou assimilé. Louis Zukofsky termine le deuxième mouvement de « A Poem Beginning ‘The’” par cette citation de Heine. [En français “Poème commençant ‘la’”, traduit par Jacques Roubaud, revue Fin n°17, Paris, 2004.]

VI. Sept tableaux vivants représentant l’Ange de l’Histoire en Mélancolie (Second obstacle)

1. Laurier l’œil

Chaque nuit l’esprit rongé Lorsqu’un bateau vermoulu hisse les voiles À la fin du voyage la vue baisse

Où le voyage ne finit jamais

Un tirant si mince quelle amertume Une ruine comme le Rhin qui Arrache sa toison les meilleurs jours

Abandonnée à son éclat

L’étoile qui a brillé aspire à la lumière La porte s’ouvre, barreaux éblouissants La porte d’or de la colère se boursoufle

Cherche comète, les plis du cœur te trompent

Cherche comète, les plis du cœur te trompent Et bois à un adieu stupide Dont la maladresse se change

En tremblements de goudron à plumes

Passé au crible du climat Se greffe à son sillage festonné Quand l’étincelle enflamme le tissu

Et les cris ordonnent le jeu

Ce globe tourne, les vers subsistent Une voile sans un soupir Un chant sans personne qui chante

[Laurier voile, laurier l’œil]

2. Tensions

fiction furtive d’une oreille un jouet tabou qui nous crée

peur engendre plus de confiance jusqu’au prochain obstacle faux répit

pâle réconfort s’effrite à l’instant légendaire où disparaît la rosée

l’envie jaillit quand les volontés tombent sens mordant d’espoirs grotesques

diction glissante clôtures sapant l’affliction aucun sursaut dans les tentes

l’affection sirotée envoie l’impatience par-dessus les collines casquées chassées accablées

l’obsession manquée glisse un regard d’invite aux alentours fichés tatoués

friction-larmes réalité fabriquée pour grimace fuyante fermée de honte salie

poing courtisant l’étalage d’astuces quand la profondeur ricoche en amazone

singe du droit tordu nuance artistique discordante donne mixture totalement confuse

3. Haschisch à Marseille

Le pain est intonation fil résistant vrais jouets quel dédale devient fil déroulant une balle de pierre vapeur moelleuse où les impressions martiennes courantes

en hésitations éprouvées

4. D’après Heine

Le capital c’est l’or des fous Le travail c’est le brouillard plié Il fait déjà nuit je dors

Le travail m’a fatigué

Au-dessus de mon cœur pousse un filet Qui piège le rossignol épuisé Il ne chante que l’histoire

Je l’entends même en dormant.

5. Une vérité et demie

Les semaines suivantes, nous prenons du retard. Un Ours ne voit un cantaloup qu’à la Station-service. L’espoir donne des plumes quand il Perd ses antennes. La terre est un Cireur de chaussures qui préfère le magenta. Juste au Coin il y a un autre coin. Juste au coin il y a un coron- Er. Les fruits frais sont meilleurs que les py- Jamas graisseux. La lumière est au plus loin de l’esprit quand le Système d’exploitation est en panne. Une tasse N’est pas toujours une tasse. L’argent est la Racine de toute monnaie. Une maison sur une Colline fait une bonne cible. La vérité est un fusil

Chargé d’un parachute. Ce qui brille fait loi.

6. Pas pouvoirs

si tu ne peux voir cela cela peut encore t’atteindre

tu ne peux voir si cela peut cela t’atteindre encore

ne peux si peut tu encore voir cela cela t’atteindre

voir cela encore t’atteindre tu ne peux cela peut si

cela encore si voir t’atteindre cela peut ne peux tu

cela tu cela peux si voir t’atteindre ne peut encore

(si tu cela peux si voir t’atteindre ne peut encore)

peut cela encore ne peux si tu cela t’atteindre voir

encore atteindre ne peux tu voir cela si cela tu peux

atteindre cela encore tu ne peux voir peux tu si cela

t’atteindre encore peut ne peux tu voir cela si cela

7.

Madame Moiselle et M. Moiselle Sont sortis promener leur gazelle. Le tigre dormait sur la machine à coudre

Les enfants se frottaient pour être bien propres.

Ondes de désir, flots de rumeur Qui pour dire cela, qu’y-a-t-il à dire lequel Si ce qui est est ainsi parce que

Ou si ce qui est n’est pas

Qui pour dire, quoi dire, Si ce qui est n’est pas Ou si ce qui est est ainsi parce que

Est ainsi parce que ce n’est pas

Notes :
Les sections 3 et 5 ont été abrégées pour la version orchestrée.

#1. Le plan sous-jacent du poème est une traduction homophonique de “Die Lorelei” de Heine (1823). Il y a eu plus de 25 adaptations musicales du poème de Heine. Les plus connues sont la version folklorique de Friedrich Silcher et la version lied de Franz Liszt. Mark Twain a écrit au sujet de la légende de Lorelei dans A Tramp Abroad [Un vagabond à l’étranger] et donné sa propre traduction du poème de Heine – “She combs with a comb that is golden, / And sings a weird refrain / That steeps in a deadly enchantment / The list’ner’s ravished brain.” [“Elle se peigne avec un peigne d’or / Et chante un refrain étrange / Qui plonge dans un enchantement mortel / L’esprit ravi de l’auditeur.”] Un des poèmes les plus obsédants de Sylvia Plath, “Lorelei,” met en œuvre une transformation radicale de la dynamique psychique et sexuelle du poème de Heine — “Sisters, your song / Bears a burden too weighty / For the whorled ear’s listening” [“Sœurs, votre chant / Supporte un fardeau trop lourd / Pour l’oreille captive qui écoute”]. À la fois Gershwin et The Pogues ont écrit des reprises de Lorelei. La légende commence habituellement par une fille cruellement abandonnée par son amant qui se jette dans le Rhin. Par quelque magie, au-delà des pouvoirs de l’entendement rationnel, la jeune fille noyée renaît sous les traits d’une sirène qui, dans les échos infinis de son chant, attire les pêcheurs vers leur ruine sur la falaise de Lorelei, sur fond de musique du fracas des vagues contre les rochers. Note : Dans la version mise en musique, le dernier vers [entre crochets] n’est pas récité. [La traduction française est celle du poème de Charles Bernstein, sans tentative d’homophonie sauf pour le titre]

#2. Dix vers de dix mots, chaque vers jouant avec les sonorités des précédents. Le premier vers est en partie dérivé de la suite de mots de la section 6, dont toutes les lettres peuvent être réassemblées pour faire “each ear’s sly fiction toy tutu I unlit” [transposé en “fiction furtive d’une oreille un jouet tabou qui nous crée”].

#3. “Haschisch à Marseille” est basé sur l’essai de Benjamin paru en 1932, traduit par Edmund Jephcott et paru dans Walter Benjamin: Selected Writings, Volume 2: 1927-1934 (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1999), pp. 673-79. La représentation donne une version écourtée du texte original.

#4. Une réécriture du poème de Heine “Der Tod, das ist die kühle Nacht” –

Death is the Cool Night     La mort c’est la nuit fraîche

Death is the cool Night     La mort c’est la nuit fraîche Life the muggy Day     La vie le jour moite It’s dark already, I’m sleepy    Il fait déjà nuit, j’ai sommeil

Day’s made me tired     Le jour m’a fatigué

Over my bed grows a Tree    Au-dessus de mon lit pousse un arbre Where sings the young Nightingale;   Où chante le jeune rossignol ; She sings of only Love     Il ne chante que l’amour

I hear it even in Dream     Je l’entends même en rêve

[Traduction Charles Bernstein]

#5. J’emprunte le titre de ce double sonnet à la collection d’aphorismes de Karl Kraus. Les vingt-sept phrases (ou leur sous-ensemble) peuvent être réordonnées pour une extension ou un écho. La moitié seulement du poème créé pour le livret est incluse dans la version finale de l’opéra.

#6. Le second 10 x 10 ; le premier vers détermine le premier mot de chacun des vers suivants ; chaque vers utilise la même série de mots. Le sixième vers est répété, avec des variations bizarres.

.

.

Stèle pour un temps déchu

Solo pour Mélancolie

en Ange de l’histoire

Première couche

Au moment où je aussitôt que je t’avais vu pour la première fois fait le voyage du retour avec toi de là d’où je venais et les visages que j’avais vus avaient disparu incapable de retrouver ce que j’avais connu trop longtemps au moment où tu faisais le voyage du retour avec moi aussitôt que nous nous sommes rencontrés où tu es tombé pour la première fois à peine faire face aux faits que j’ai vus ce que j’avais connu disparaissant toujours et les endroits que tu as vus incapable de retrouver ce qui est connu puis parti au moment où je faisais le voyage du retour avec toi aussitôt que je t’ai tenu de là d’où je venais pour la dernière fois jamais faire face aux faits que j’ai vus ce que j’avais oublié maintenant chuchote au moment où tu aussitôt que tu m’as touchée la première fois fait le voyage du retour avec moi vers où

je suis.

Tvòdlÿ-uxìs kanq’ otmì V’xùq’iÿ-uxìs kanq’otmì Çàv vu-desìvelotmiutvut

Vuq’çùq’iÿ-vun çisèli

Le blâme est un jeu d’enfant auquel jouent des hommes dans le tumulte

de leur malaise.

Tef-mux Naf-johj Nuvjis-vun vu-vmimòtmi

Vu jùnië-vu zi-dumfàdvotlit

Au-delà du désespoir est l’indifférence du non. Le naufrage de l’arationnel sur les rives du promis. C’est là que je m’effondre, disparaissant

en déchirures [tears, teer], caché

dans les masques

de larmes [tears, tier]

du vainqueur.

Vu, ini-tomàmotu Dev vuq’hàï-vun zo-jetotù

Vuq’ni vjisìgusi vi-hoxiòtmi

Le blâme un jeu d’enfant Auquel jouent des hommes Dans les bureaux

De leur mépris.

Vùq’uàv-oq’ ke-oq’-ùâv ‘Qìhojçus-inìn tjìf za-otuòm

òlië-çumùf hoq’ za-foslòtu

Au plus profond des cieux, haut dans les airs J’ai dit à l’examinateur : j’ai  trouvé la clé Une fois à l’entrée, la clé n’allait pas

J’en ai forgé une autre, elle s’est cassée

Il y a d’abord une chute, puis il y a un cadre Si contrariant que tu le griffes jusqu’à le réduire en cendres Perdre les batailles, gagner la guerre

S’enfoncer dans les sables mouvants quand ta moindre pensée est rare

Parfois regarder en arrière, parfois mettre le feu Qui va juger ? Personne n’est au-dessus du désir. Les singes que vous êtes, les anges que vous serez

Quand la vérité se fait coup de fouet, le langage mauvaise herbe

Xomhÿ-vun Tq’esÿ-him vu-çièvotmi Xis vu-otlì

Vu-g’mèmok

Je recule désarmée, les yeux fixes. Ceci est ma tâche : n’imaginer aucun ensemble

à partir de tout ce qui a été désintégré.

Car l’à-présent est perdu, l’à-présent est fêlé, l’à-présent est vide, l’à-présent est cadré, l’à-présent est vécu, l’à-présent est creux, l’à-présent

est fumé, l’à-présent est volé.

Et les anges nouveaux s’éteignent
comme les étincelles sur le charbon

Au moment où aussitôt que nous nous étions vus pour la première fois fait le voyage du retour ensemble

de là d’où nous venions.

Car l’à-présent est perdu l’à-présent est gagné l’à-présent est vide l’à-présent est plein l’à-présent est vécu l’à-présent est creux l’à-présent est fait

l’à-présent est pierre.

Deuxième couche
[possible à deux voix, alternant à chaque vers]

La meilleure image d’une image n’est pas une image mais le négatif. Le négatif représente l’image exactement comme je te représente sans jamais avoir vu l’image que tu vois comme ton reflet. Ce qui ne peut être vu est néanmoins appréhendé même si je perds plus que je ne retiens au moment où je recule dans le temps vers la fin du temps. Restant immobile je situe mal l’image de l’image projetée dans les histoires de la rune du récit à démêler les fils qui tiennent les feuilles disperser la frise. La meilleure image d’une image n’est pas l’image mais son envers qui redit les récits jusqu’à ce qu’ils se déplient au bout du compte même si je regrette plus que je ne ressemble dans la chute de mon incompréhension inquiète. Le négatif représente l’image mieux que l’image au moment où je te représente sans t’avoir jamais vu ou jamais touché alors qu’à présent tu tombes de mes bras dans l’immensité

de mon oubli insomniaque.

Traduit de l’américain par Juliette Valéry