TAP – FIN DE PARTIE

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droitdecitc3a9-300x224-3017138 C’est une question difficile. Il y a toujours eu des passages entre théâtres privés et publics. Ce qui peut paraître choquant à la génération qui a grandi grâce aux effet de la politique Lang ne l’est pas pour les plus anciens hommes de théâtre, pour qui cette politique a peut-être même été fâcheuse… Comme je l’ai analysé dans ma précédente chronique ( »Liquidation programmée« ), l’une des raisons secrètes de l’inertie – voire de l’hostilité – des grands noms du théâtre français en 2003, pour soutenir les intermittents dans leur lutte, a été qu’ils ne souhaitaient pas que continuent de se créer des formes nouvelles de théâtre, concurrençant leur « métier » de metteur en scène. En effet, les artistes intermittents du spectacle profitaient de leur temps de chômage entre les productions institutionnelles pour créer en dehors de l’institution des pièces qui en étaient si singulières qu’elles ne ressemblaient  parfois plus à du théâtre aux yeux de ceux pour qui le théâtre, c’est d’abord un texte de théâtre. Ces pièces intéressaient les directeurs de lieux, d’autant plus quand ces derniers n’étaient pas des artistes, qui y voyaient des formes ouvertes à des publics inhabitués au théâtre, qui n’en ont pas les codes de déchiffrement. Là, ces pièces touchaient, parlaient plus directement. Aujourd’hui, la création institutionnelle a retrouvé le monopole des scènes. On sent une reprise en main esthétique des plateaux – L’Odéon, la Colline, le Théâtre de la Ville, sont en tête pour ne programmer que des pièces de théâtre, et viennent à leur suite bien des théâtres en province qui n’osent plus…. Par ailleurs, le renouvellement des directeurs de lieu va en ce sens. Au fond d’eux, les mentors du théâtre français ont toujours détesté les formes nouvelles, qui faisaient de la mise en scène un nouvel art, et ils ont patiemment attendu leur heure… Elle vient… Quand le festival d’Avignon tombera aux mains de Py (ce qui a été annoncé pour 2013) ou de quelque autre homme chargé de défendre le texte de théâtre au nom des valeurs républicaines, c’en sera fait, étant donné qu’actuellement, le Festival est le dernier lieu à mettre en avant les formes nouvelles, grâce à toute la ténacité de deux co-directeurs qu’on regrettera.

Pour cette chronique que voici, je me vais me concentrer sur la critique de deux mises en scène de Fin de partie. Texte de théâtre au titre éloquent, Fin de partie de Beckett a été doublement joué à Paris presque au même moment, d’abord à Nanterre-les-Amandiers dans la mise en scène de Krystian Lupa avec des acteurs espagnols (du 13 au 18 mai 2011), puis au théâtre de la Madeleine (du 10 mai au 17 juillet) dans celle d’Alain Françon, avec Serge Merlin dans le rôle central – Serge Merlin qui est un acteur couru du théâtre privé -, Michel Robin et Isabelle Sadoyan – idem -, et Jean-Quentin Châtelain qui s’est illustré il y a deux ans au Festival d’Avignon sous la direction de Claude Régy (Le marin, de Pessoa) – un acteur emblématique du théâtre public donc.

Je vais pointer ce qui, dans une certaine manière de mettre en scène, manière hyper éprouvée, procède d’un kitsch (ici, cette notion est employée librement, politiquement, en dehors de ses acceptions esthétiques en art contemporain), d’un conservatisme. J’aimerais montrer que l’attachement à une forme de mise en scène, se fait au nom de valeurs de la culture, pour cacher la peur de voir se perdre l’héritage de Vilar et du théâtre populaire et national comme service public, et, avec lui, toute justification, et du coup entrer dans l’inconnu. Aucune critique de ces valeurs culturelles-là n’a été jamais engagée, d’abord parce qu’elles tiennent du mythe et du sacré. Pourtant, cette nationalisation du théâtre, cette manière de l’indexer aux besoins de la société et de faire de la culture le ciment de la nation, a quelque chose premièrement d’irréel et secondement d’inquiétant. La politique Lang a, sans remettre en cause ce socle, tenté d’ouvrir une brèche, en émiettant les lieux d’art, en multipliant les formes de son apparition, en rapprochant l’art des gens, sur tout le territoire, mais, obstinément, alors que visiblement le nombre d’artistes a explosé, on ne parle que de l’échec de la démocratisation culturelle et de la nécessité de revenir à des valeurs plus sûres, plus sérieuses. Plus de sérieux, veut dire plus d’hommes de métier. Et cela, justement au moment où la mondialisation ouvre le monde humain sur des perspectives catastrophiques, complètement nouvelles aussi. C’est comme ça que le retour à, le besoin de s’accrocher à des choses qu’on croit avoir été valables, avec toute la nostalgie qui va avec, est une réaction d’angoisse, une façon de faire demi-tour devant ce qui arrive. Ce qui arrive arrive pourtant, mais est subi, manqué, parce qu’on n’y fait pas face. Vouloir s’assurer que le théâtre reste du théâtre, c’est manquer la possibilité de parler de ce qui nous arrive, collectivement et individuellement, de faire comme si rien n’arrivait. Pourtant le théâtre (comme l’écriture ou la création plastique, etc.) ne devrait pas être considéré comme un métier qui n’est jamais loin de la carrière, mais comme une nécessité. L’art n’est pas conçu pour  cultiver les publics comme des champ de céréales, mais pour s’adresser depuis le fossé d’une altérité insoluble à des gens qui ne sont pas artistes et qui peuvent collaborer à leur société, qui sont jetés dans la mondialisation sans pouvoir y résister, c’est-à-dire garder leur humanité devant ce qui nous en arrache. J’exagère ? L’artiste n’y collabore que dans la mesure où il ne le peut pas, où il ne peut pas devenir commercial, productif, se faire le rouage d’une machine administrative ou économique ou industrielle, où il est au bord de l’exclusion mais ce qui l’en préserve, c’est d’être capable de formuler une parole depuis cette altérité insoluble ; c’est d’appartenir à un mouvement qui déborde largement l’ambition ordinaire – mouvement poétique, intime, personnel, vital, qui rend impossible de faire autre chose que de créer des formes pour trouver un langage qui puisse créer un rapport avec le monde. Ce qui pervertit la nécessité de l’art, c’est la nécessité tout court. Continuer à travailler pour continuer à gagner sa vie, c’est pour certains hommes une raison suffisante, même si on a du mal à imaginer quelque Grand Homme de Théâtre (GHT) dans le besoin pour ses vieux jours… L’ennui peut-être aussi ? Mais on a tout aussi du mal à imaginer le GHT à court d’activités alternatives et désoeuvré… Je vais enquêter pour la prochaine chronique à ce sujet, entre autres (enfin, tenter, car j’imagine la réticence qu’un GHT aura à me répondre quand je lui demanderais, combien gagnez-vous par an, quelles sont vos sources de revenus, est-ce que ça interfère dans votre décision de mettre en scène, encore que s’il est dans cette nécessité, il n’aura rien à cacher, pas même sa colère que j’aie osé supposer…). Qu’est-ce qui peut motiver par exemple deux hommes de théâtre né l’un en 1943 (Krystian Lupa), l’autre en 1946 (Alain Françon), qui ont fait leurs premières mises en scène dans les années 70, à mettre en scène en même temps Fin de partie  (où se représente un homme handicapé, décati, et deux vieillards de parents à se côtés, ainsi qu’un domestique relativement abruti) ? Tous deux ont en commun d’avoir pu travailler grâce à la culture publique française mais leurs chemins esthétiques sont sans rapport. L’un vient du théâtre polonais et s’est posé au départ comme un réinventeur du théâtre ; l’autre a commencé à la MJC d’Annecy et depuis a créé plus de soixante-dix mises en scène, avec un certain naturalisme, et un penchant pour l’écriture contemporaine. Est-ce parce ce texte parle de vieillissement et qu’ils voudraient parler de ce qui les tourmente ? Si c’est le cas, ils en ont honte car ni l’un ni l’autre, dans les notes d’intentions des dossiers de presse, n’évoquent l’angoisse de prendre de l’âge. Non, ils arguent de motifs plus désintéressés, et étrangement, les mêmes  :  la douleur, le mal, la question de la « méchanceté » – ce qui est peut-être une façon codée de parler des misères qu’on leur ferait. Il reste que ce sont des questions qui prennent vite un intérêt d’ordre général et une envergure consensuelle – car le mal est l’ennemi, faisons mal au mal !

Alain Françon donne dans sa note d’intention en entier à lire un poème de Baudelaire, « Recueillement », que le personnage central de Hamm, grand paralytique acariâtre, cite : « Sois sage ô ma douleur….  » et un extrait de l’Histoire de Noé dans la Génèse : « Yahvé vit que la méchanceté de l’homme était grande sur la terre, etc. » Tout de suite, donc, les grands mots. Krystian Lupa signe, lui, un texte aussi séduisant qu’inquiétant, intitulé « Le jeu du mal qui circule », et qui met l’accent sur la cruauté de Hamm qui traite ses deux parents, comme des déchets, chacun rangé dans une poubelle :

« C’est impressionnant, écrit-il, de constater que le monde animal ignore l’existence de la haine des enfants envers leurs parents et réciproquement. Il est probable que le coupable soit la culture, nos formes d’humanité ineptes et faussées – quand et comment ?  La culture qui oblige ses créatures déficientes – à savoir nous tous – à communiquer de manière tout aussi déficiente et inepte. Nous essayons de forcer les enfants à adopter notre humanité, celle que nous n’arrivons pas à connaître et à comprendre, et les enfants payent en retour ce viol avec de la haine… L’humanité exige de moi des choses impossibles et, dans des instants de terreur, elle me révèle son visage de monstre méconnu. Le mal et le bien, en irruption, attaquent avec une lumière éblouissante qui rend le moi aveugle ».

Je ne sais pas comment font ces GHT pour prendre le texte aussi littéralement, et le paraphraser, et cela d’une manière aussi morale. Je n’ai pas, moi, entendu dans Fin de partie qu’il était question de méchanceté, parce que peut-être ça ne me choque pas que les parents soient mis au rebut, d’autant qu’ils sont symboliques – des sortes de zombies qui n’ont pas d’existence réaliste. Enfin et surtout, jamais je n’associerais la question du mal à la méchanceté. C’est trop grossier et c’est prendre des airs de philosophe tout en niant tout l’apport de la psychanalyse à la pensée, et c’est aussi ignorer les leçons de l’Histoire. C’est de même facile de mettre la tyrannie au compte de la culture, au moment où l’acculturation accompagne la mondialisation et produit l’horreur que l’on sait. Si  toute entreprise d’envergure produisant du mal est toujours légitimée par l’idée que c’est pour faire le bien, et donc, parfois au nom de la culture, il ne faut pas tout mélanger. Certes, les nazis ne doutaient pas d’agir pour une nécessité supérieure et d’être bons. La fin justifie les moyens. On peut utiliser la culture, pour détruire, certes, certes. Mais je dirais que c’est une culture instrumentalisée, qui sert de label esthétique et bien-pensant au pouvoir, quand le fond de la modernité artistique et littéraire que Baudelaire incarne, c’est de créer des oeuvres impossibles à indexer au service de la grandeur, de la gloire d’une nation, ou de quelque autre entreprise. Ramener le mal à la méchanceté, qui, elle, a un caractère plutôt enfantin, gratuit, innocent – charmant même – c’est faire preuve de mauvaise foi. Mais même en pensant aux sadiques vraiment méchants, dénués de charme, qui se promènent sur cette planète dans diverses officines de torture, on ne peut pas comprendre le mal autrement que comme relié à la folie sur laquelle la pensée psychanalytique voire psychiatrique a plus à dire et non à la culture ou encore à l’hypothèse qu’il existe des caractères. Ces deux visions de Françon et de Lupa donnent une idée assez lyrique du cas de Hamm traité comme personnage central, et problème moral à résoudre. C’est typique du vieux métier de metteur en scène. Gloser sur un personnage, en faire un cas, et engager le spectateur citoyen à plus d’éthique dans sa vie propre. On est là au degré zéro de la dramaturgie, qui est de prendre un texte dans le sens de son poil pour n’en rien entendre. On est presque aussi au degré zéro du théâtre, de l’art. Parce que l’art, dans le fond, fait le mal. Il ne cherche qu’à transmettre son virus, son bouleversement premier, qu’à détourner de la vie conventionnelle et à troubler, à déstabiliser. Mais même sans ça, même si on le définit plus classiquement comme ce qui crée de la beauté artificiellement, on ne peut refuser de voir que voir la beauté (même d’une pensée qui fuse) éblouit, parfois pétrifie, qu’elle agit comme une drogue qu’on veut ravoir, qu’elle rend fou d’une certaine manière, ou du moins, halluciné. Ce qu’il y a d’affreux, c’est d’édulcorer le théâtre pour en faire un lieu où réfléchir aux dysfonctionnements de la vie. L’art doit à tout prix faire enrayer la machine de la vie pour la vie, machine économique et biologique.

Cela m’a complètement sauté aux oreilles, les deux fois : Fin de partie parle du dégoût de la vie, de l’échec, de ce qui se passe chez un homme quand il s’est amputé de son sexe et de son désir. Quand il n’est plus qu’un ramassis d’idées creuses. Et ça me parle aussi de comment la vie pousse à ça. Il serait quasi impossible de résister à cette amputation-là, à cette castration-là, philosophiquement administrée depuis l’enfance… puisqu’elle  a voir avec la fierté de n’avoir plus d’illusion, avec le désenchantement systématique. Ce n’est certes pas d’être cultivé qui produit ça, mais une certaine vision de la culture comme donnant une position de savoir, de maître, sur la vie. La vision désastreuse des deux « géniteurs » (c’est dans le texte et cela rappelle Thomas Bernhard qui aura la même expression pour désigner les parents) est au centre de l’interrogation chez Lupa, et articulée à la méchanceté des enfants humains, voire à l’ingratitude des jeunes générations – thème inusable. Au passage, à propos de l’extrait précité, Krystian Lupa doit manquer d’expérience dans l’observation animalière, pour penser que les bêtes ne sont pas aussi « méchantes », et oublier comment chez les chats rendus sauvages par exemple, la mère écarte les plus fragiles, ou comment un petit vigoureux peut éliminer la mère ou le père. Observez les pigeons entre eux ! Passons. Mais voilà chez Lupa une manière singulière de voler haut pour suivre des sentiers hyper battus. Combien il serait plus intéressant, d’oser entendre que Beckett montre ce que les parents méritent, quand ils n’ont fait les enfants que pour transmettre leur nom et leur fonction de reproduction, et éventuellement leur histoire d’amour. Je veux dire quand on met au monde, la bouche en coeur, des enfants qui ne sont que livrés à la mort, à la maladie et peut-être à la misère, on est coupable d’imbécillité. Au fond, là où Beckett est scandaleux, politique, c’est qu’il rappelle que mettre au monde c’est criminel. C’est ça que personne ne veut entendre, et c’est pourtant la seule chose qui pourrait choquer le bourgeois à la Madeleine ou aux Amandiers. Et le dire restitue alors à la sexualité son érotisme gratuit, sa « méchanceté » ou sa capacité de faire mal, de faire tomber amoureux ou de rendre pervers, sans aucun but, programme, idéologie en soi donc… Beckett dit cette chose simple, que Sade a dit, comme d’autres : mettre au monde au nom de l’amour de la vie est un crime et en plus, c’est un mensonge. Le faire sciemment s’aggrave de préméditation. On mérite dès lors d’être réduits à ce à quoi on a réduit la vie : à un phénomène de combinaison génétique, doublé d’un système économique pour le faire marcher ! Ce n’est vraiment pas une bonne piste que de penser que Beckett représente en Hamm un tyran qu’il ne faudrait surtout pas devenir. Hamm a raison ! La vie est un cauchemar, et le point de vue de l’handicapé (en admettant que Hamm soit handicapé de façon réaliste et non pas représenté symboliquement) rend l’injustice de la vie flagrante, insoutenable. Cela donne aux vies qui ont la « chance » d’être vivables leur caractère artificiel. Là où Hamm a tort c’est de rester figé dans le ressentiment et de ne pas avoir cultivé le sentiment de l’éperdu, de ne s’être pas jeté dans la vie, pour avoir préféré en faire le procès, aussi absurde qu’elle l’est. En entendant à la Madeleine cette oeuvre de Beckett, beaucoup mieux que chez Lupa où elle était donnée en espagnol, j’ai plus pensé à Sarah Kane qu’à Molière…,  à un poème théâtral qui procède plus de l’oratorio que de la pièce de théâtre proprement dite. Rien de moral – un gouffre, un vertige.

Il y a un problème de toute façon avec Beckett, ce sont les ayants-droits (comme avec beaucoup d’ayants-droits, ceux de Camus, de Koltès, etc.) qui bloquent l’appropriation des oeuvres par les artistes : ils fliquent  les projets (sans parler du prix de leurs droits), et cela au nom d’une logique privative, de propriétaires et d’héritiers. Il est impossible de se sortir des impératifs scénographiques des didascalies, du coup et cela entraîne une esthétique vieillotte. Prenez le risque de mettre en scène un texte de Beckett sans avoir soumis de projet précis de mise en scène, et vous aurez les ayants-droits dans la salle, scrutant tout… Combien de créations ont été interrompues après la première… Il n’y a cependant et justement qu’Alain Françon qui en 1996 avait mis en scène le Depeupleur à l’Athénée, en ne prenant pas soin d’envoyer son projet, que les ayant-droits approuvèrent néanmoins chaleureusement, certainement parce que le style de Françon est dans le naturalisme. Bref. C’est pourquoi, prenez n’importe quelle mise en scène, des années 50 à aujourd’hui, vous aurez toujours pour Fin de partie, deux poubelles à jardin, un fauteuil roulant au centre, etc. C’est dire s’il faut apprécier la grande innovation de Lupa qui réussit à remplacer les poubelles par deux tiroirs de morgue encastrés dans le mur à jardin qui ferme la boîte scénographique obligée pour représenter la maison de Hamm (qui n’est pas une maison). Chez Françon, aucune innovation n’est à redouter. Aucune imagination non plus dans le costume, les deux fois on a droit à Hamm en dandy ruiné et plein de morgue. Chez Françon, le côté naturaliste pousse à costumer le faire-valoir de Hamm, le fameux Clov (ici Châtelain) d’un chapeau de paille et d’une valise année 50, très tchekovien, quand il décide enfin de divorcer de son tyran infirme et d’ainsi mettre fin à la pièce… Nous prend-on pour des ânes qui n’auraient pas compris ce départ, ou se moque-t-on de Beckett avec ironie ? Il ne reste qu’à fermer les yeux pour éviter de mourir d’indigestion devant la lourdeur de la scénographie. Ce qu’on comprend en tout cas, c’est qu’on est nulle part, hors du temps, dans une sphère du troisième type, qui ne communique pas avec notre réalité, sinon intellectuellement. Nous voilà saufs, et quittes d’une rêverie sur le bien et le mal. Chez Lupa, le plus affreux, c’est qu’il plaque sur cette structure scénographique imposée son univers esthétique. Les murs de la « maison » sont les mêmes que dans toutes ses mises en scène, reconstitués comme de vrais murs pourris d’appartement de l’Est dans les années 60, avec les teintes verdâtres et les graffitis. Ça donne la sensation d’un système esthétique, d’une marque de fabrique. Chez lui, Clov est une femme, assez pétulante, ce qui n’a pas du être facile à négocier. Mais qu’importe ! on n’entend rien, parce que les yeux sont gavés. Le travail d’acteur dans les deux cas reste aliéné au sens, à la psychologie. Nos metteurs en scène s’en défendraient violemment, car la psychologie a mauvaise presse au théâtre ; et pourtant, vu les points de départ des notes d’intention, Françon et Lupa ne peuvent qu’y faire tomber leurs acteurs à pieds joints. Puisqu’il s’agit de personnages, qui exemplifient des comportements. Le cabotinage grotesque de Serge Merlin dont la voix chevrote, tempête – très année 50 au fond, genre grand acteur d’art dramatique – monte quand le texte monte, descend quand le texte descend, etc., ne peut pas aider. [On a froid dans le dos quand on pense que cet acteur va s’emparer du chef d’oeuvre de Thomas Bernhard, Extinction, sous la direction d’Alain Françon justement, dans les mois à venir. On voit déjà sa gesticulation, sa paraphrase accentuant tous les tics de Thomas Bernhard pour finalement le caricaturer, réduire tout à une parodie, à une imitation sans distance critique.] Chez cet acteur du privé, nulle exploration de la perte, nul affrontement de ce moment de trouble où l’acteur ne sait plus, nulle idée d’être autre chose même sur scène que son propre personnage de comédie dans la vie. C’est grave ce que je dis, mais oui ! C’est Jean-Quentin Châtelain qui évite le pire à cette mise en scène de Françon, Jean-Quentin Châtelain qui se souvient manifestement de son travail avec Claude Régy et qui cherche à faire résonner, les mots autrement que dans l’hystérie, le pathos de bas étage et la fausse grandeur d’âme.  Mais du coup, effet pervers, l’acteur du public vient sauver la valeur artistique du projet, il devient un faire valoir, et c’est exactement le rôle qu’il occupe en Clov. Sans lui, on serait dans un spectacle commerçant du privé. La scénographie n’ayant rien de spécifiquement publique – j’ai vu plusieurs mises en scène dans le privé qui copiaient le côté sérieux du théâtre public, le côté du bon décorateur employé à cette fin,  ou qui du moins en procédait. Ce côté propre, puissant, en définitive artistique (le gris travaillé des murs chez Françon) ; comme disait Thomas Bernhard dans Des arbres à abattre, un dîner peut être « artistique », mais aussi une mise en scène.

L’impression que ça me laisse est assez désastreuse : en fait, les GHT au lieu d’être en butte contre les ayants-droits et chercher des voies pour subvertir leurs conditions, semblent leurs complices pour faire de Beckett un monument de la littérature. Pourtant, tel n’était pas le voeu de Beckett. Maguy Marin qui, dans ses premiers travaux, a travaillé avec des textes de Beckett, l’avait rencontré, puisqu’il était encore en vie (il meurt en 1989), et il lui avait dit, m’a rapporté un ami proche d’elle, de tout faire sauf d’être respectueuse. Créée au Royal Court en 1957, en français, dans une mise en scène de Roger Blin, Fin de partie est bien sûr  rarement jouée (on aura compris pourquoi). Il en résulte une académisation, et une mythification de Beckett, une transformation des mises en scène de ses textes en pièces de musée. Les metteurs en scène devraient, ou renoncer  à monter Beckett, et à aliéner leur liberté, ou annoncer sur les feuilles de salle, à quelles conditions ils ont eu la permission de travailler. Faute de le faire, Beckett qui est révolutionnaire vieillit. Certes, Alfred Jarry avait déjà bien avant lui attaqué le théâtre (Ubu roi, 1896, fut créé au théâtre des Pantins avec des marionnettes en 1898), sans parler d’Anthonin Artaud, qui, dans les années 30, exerça une critique radicale en acte du théâtre, que son ouvrage Le théâtre et son double (1938) traduisit. Mais Beckett continuait ce mouvement de réinventer le théâtre, tout en participant aussi de la pensée existentielle française de son époque. Hamm et Clov, ce sont des résidus de personnages, ce sont des virus pour attaquer le théâtre : ils caricaturent l’éternel couple du maître et de son valet, voire de l’héroïne et de son séducteur (ce que la féminisation de Clov chez Lupa ne trahit pas) – dans mademoiselle Julie de Strindberg, le domestique et le séducteur font un en l’espèce du personnage de Jean. Ce que montre Beckett, c’est l’absurdité d’une certaine forme de théâtre, et certainement pas un méchant personnage dont il faudrait faire l’analyse philosophico-psychologique pour savoir ce qui le rend méchant et tenter à travers son exemple de nous comporter avec plus d’éthique. En même temps, Françon et Lupa sont gênés aux entournures car ils ne veulent pas tomber dans la psychologie, ni touché à la pensée psychanalytique (ce qui serait plus intéressant) – ça ne regarderait pas le théâtre et la littérature qui seraient autonome de ce champ-là, bien que la psychanalyse – on l’oublie -, est née sur un divan réservé à la lecture, sans parler même de l’origine du complexe d’OEdipe… En fait, on ne veut pas y toucher de peur de voir certains joujoux du théâtre exploser en route, et notamment cette vieille poupée qu’est le personnage. Il faut donc que le personnage survive, même s’il ne doit être aucunement déterminé par le jeu de l’inconscient ou des sentiments tout humains. Sous cet angle, Bekett a raison de montrer ce que cette marotte devient, une fois vidée de sa chair – de sa psyché. D’où le titre : « Fin de partie ». Fin d’une certaine forme d’écriture que fut le théâtre, d’un certain jeu. Agonie précisément. Echec. Mais pour faire résonner Fin de partie en ce sens, il faudrait abandonner les défroques de personnages, les accrocher pendouillantes dans un coin, et diriger des acteurs pour qu’on les entende et qu’ils s’entendent (parce que chez Lupa comme chez Françon, les acteurs ne s’écoutent pas, jouent en solo). Il faudrait aussi faire tomber les murs, ouvrir, faire résonner la splendeur de ce poème, en dehors de toute morale. Faire entendre le sortilège des mots.

On me dira : Oui mais le citoyen lambda n’est habitué aux formes nouvelles, il a besoin de repères en ce monde qui n’en a plus, d’un minimum de représentation à une époque de surconsommation d’images, il n’est pas un saint qui sait se concentrer pour écouter. Et puis, on ne peut pas réduire tous les textes à des oratorios. Je répondrais : Les gens de toute façon n’entendent rien avec ces schéma de représentation dont on bouche leur regard. Trop de costume sur l’acteur tue l’acteur. On ne le sent plus. Dans ce type de mise en scène, le spectateur est flatté, on lui fait comprendre qu’il comprend, qu’il est intelligent, et on lui donne raison de détester le mal et de promouvoir le bien. On l’entretient dans un regard moral. C’est consensuel, on rentre content chez soi. On entretient l’inconscience collective, en somme. Alors que d’autres formes plus inidentifiables provoquent, créent du conflit, et qu’on constate aussi, notamment en province, qu’elles ne posent pas de problème aux spectateurs. Conféré le festival d’Avignon qui ne désemplit pas, malgré une programmation totalement ouverte, qui ne fait pas du théâtre de texte, le centre de la réflexion. Et point de malentendu : le texte de théâtre n’est pas le sujet ici, mais comment on le fait entendre. C’est parce qu’il faut masquer que ce n’est pas le sujet en fait, qu’on le met en avant, comme quelque chose à sauver, comme un emblème ou un critère du théâtre. C’est un faux débat qui cache derrière l’intérêt pour certains mentors à continuer de travailler comme si rien n’était arrivé au théâtre depuis 15-20 ans et à ne pas remettre en question leur esthétique.

Voilà. J’ai voulu donné ici un panoramique d’une situation trouble où l’esthétique propre au théâtre commercial et celle propre au théâtre d’art se dissolvent en quelque chose d’indéfinissable. D’un côté, le théâtre de la Madeleine se gratifie d’une mise en scène artistique d’un texte très artistique qui n’a rien à envier à la mise en scène tout aussi artistique du grand artiste Krystian Lupa. Il n’y a plus de différence entre les deux scènes, esthétiquement parlant. Mais est-ce dire que l’esthétique publique gagne le commerce du théâtre privé, ou plutôt, qu’insensiblement, une certaine esthétique de la scène publique est déjà d’ordre privé, d’ordre commercial ? C’est en ce second sens que je penche.

Pour conclure… ! C’est là que le problème identitaire du théâtre public trahit une contradiction. Car dans l’ordre de la mondialisation, on peut imaginer qu’un théâtre kitsch, conservateur, se vende comme le gardien des valeurs de ce qui serait « notre culture », comme un des éléments qui fait la marque française. En fait, on en garde la lettre mais on en perd l’esprit. On retombe dans le théâtre bourgeois. Et puis aussi, le climat politique et social auquel s’articulait le théâtre public a disparu. Le mouvement est perdu. Faut-il le regretter ou critiquer cette fin de partie ?  Ce qui se profile avec la mondialisation, c’est que la création artistique peut être considérée comme service et qu’il n’y a pas de raison au de le subventionner, ou alors à égalité avec les structures privées, au nom de la liberté de la concurrence et d’une sorte de vague service d’intérêt général. On peut aussi tout privatiser, ce serait plus juste. Puisqu’au fond, le théâtre de la Madeleine fait le même travail que Nanterre-les-Amandiers. Mais est-ce que le théâtre de la Madeleine est une association à but non lucratif ? C’est ça qui est tue. Dirigée par Stéphane Lissner et Frédéric Franck, il ambitionne en tout cas la reconnaissance artistique que donnent les artistes du public. On lit sur le site :

« Les metteurs en scène invités sont des artistes peu présents dans les autres scènes privées mais qui signent régulièrement des spectacles dans de nombreux théâtres publics (Luc Bondy, Jacques Lassalle, Philippe Adrien,Frédéric Bélier-Garcia, Coline Serreau, Zabou Breitman, Hans Peter Cloos, Marie-Louise Bischofberger. »

Et par ailleurs, le théâtre privé reçoit via l’association pour le soutien du théâtre privé (ASTP), une subvention répartie en fonction des sièges vendus, ainsi que des fonds à partir d’un système de taxe interne, pour la création d’oeuvres artistiques (monter des auteurs, est un critère). Il n’est pas complètement privé, si ce n’est qu’il reste lucratif…  ! Cette question épineuse de l’argent et de la rentabilité vient empoisonner aujourd’hui les théâtres publics grâce à la révision générale des politiques publiques (RGPP) qui consistent à jauger les théâtres sur des critères quantitatifs (nombre de sièges vendus, croissance de ce nombre) et à favoriser le développement des services de communication. La différence entre théâtres privés et publics n’est l’angle du théâtre de texte qu’une question de standing. Ce qu’il y a de drôle, c’est de voir le travail du théâtre public, depuis trente ans, avoir fini par produire un label de qualité, qu’envie le théâtre privé. Un des arguments dans le théâtre privé étant de dire que c’est parce que le théâtre public a eu beaucoup d’argent. Ce qui n’est pas faux mais là où c’est de mauvaise foi, c’est de négliger que ça s’est construit sur un travail critique des metteurs en scène et des acteurs, sur une émulation qui n’avait rien à voir avec la recherche du succès. C’est pourquoi le théâtre public ne pourra se défendre que s’il produit des pièces qui réinventent chaque fois la mise en scène, qui font de la recherche d’acteur quelque chose de collectif ou du moins qui ne laisse pas la place au jeu individuel d’une célébrité, ou du moins à la gloire du premier rôle. Il faut aussi reposer la question de l’argent, et du prix de l’art. J’interroge le sens d’une mise en scène qui parlerait de valeurs de l’humanité, et qui, pour cela, coûterait en scénographie et costume, en cachet de vedettes, tellement cher… C’est un peu comme discourir sur le mal et le bien, à l’abri du monde… Que certains metteurs en scène soient choqués par cette idée, cela les regarde, mais alors qu’ils aillent travailler là où l’argent n’a pas d’odeur, là où ne refuse pas le mécénat, là où on aime bien que ça sente la richesse…

Mari-Mai Corbel