TAP – Jean-Marie Besset : Le théâtre c’est la pièce de théâtre…

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droitdecitc3a9-300x224-6532622Le jeudi 17 novembre, je rencontrai Jean-Marie Besset au Café Beaubourg. Jean-Marie Besset est directeur du CDN de Montpellier Théâtre des Treize-Vents depuis deux saisons, il vient du milieu du théâtre privé. C’est un auteur dramatique. C’est sans doute l’un des rares auteurs, directeurs de théâtre (il a déjà exercé cette fonction en tant que directeur délégué dans les années 2000, au théâtre de l’Atelier qui est un des théâtres d’art du privé). Mais s’il a fait sa carrière dans le privé, il reste qu’il a commencé dans le théâtre public. Sa première pièce Villa Luco a été mise en scène par Jacques Lasalle au Théâtre National de Strasbourg en 1989. Un dialogue imaginaire entre Pétain et De Gaulle. Je la vis à la Maison de la Culture de Nantes. Depuis, toutes ses pièces ont été mises en scène dans le théâtre privé. Je vis Ce qu’on arrive quand on attend au théâtre de la Gaîté Montparnasse, en 1993. Il est administrateur de la SACD et il fait partie (à nouveau) du conseil d’administration des Molières. Il se définit comme « un passeur entre le théâtre privé et le théâtre public ».

C’est un homme délicat, attentif, droit. A un seul moment, je sens comme du fiel remonter, celui où il me dit ce qu’il pense des formes nouvelles comme je les appelle. Un bref instant, son image d’homme posé se craquelle, et laisse éclater une bouffée de mépris en la forme d’un petit rire sarcastique. Pour lui, c’est bon « pour quelques intellectuels élitistes »… Je me tais. Le peuple, dit-il après quelques instants de silence, ne va pas de toute façon au théâtre, les salles étant blanches. Il a raison, le silence s’allonge. Et il témoigne d’une pièce qu’il a programmée à Montpellier (créée à la Maison des Métallos en 2009), tout à fait classique dans sa facture, A mon âge je me cache encore pour fumer, de Rayhana, qui aurait attiré spontanément un public d’origine maghrébine, considérant son sujet. S’il défend une position qui n’est pas la mienne, il reste agréable de parler avec lui, on sent un dialogue possible. Enfin, quelque chose m’intéresse chez lui, c’est son rapport à l’argent public, que je trouve juste. Il me consacre une heure, mais comme il est clair et synthétique, cela suffit. Je lui pose une seule et unique question sous différentes formes, à savoir quelle est selon lui la spécificité du théâtre public, sa mission.

J’aurais aimé transcrire l’entretien et le laisser tel quel. Malheureusement, mon appareil d’enregistrement a failli, excepté les dix premières minutes. Néanmoins, ce qu’il m’a dit s’est gravé dans ma mémoire, tant il était clair. Je vais donc synthétiser sa position et reconstituer notre dialogue quand cela sera nécessaire.

Pour Jean-Marie Besset, le théâtre c’est la pièce de théâtre, c’est l’auteur dramatique. L’art de la composition dramatique. Il n’est pas fermé à la novation de cette forme et me cite autant Sarah Kane que Beckett. Mais le théâtre, c’est l’art de la mise en scène d’une pièce de théâtre. Pourtant, à la fin, il me dira avoir programmé Mes jambes, si vous saviez quelle fumée, une création de Bruno Geslin (2007) du théâtre des Lucioles, d’après le journal de Molinier, qui n’est pas précisément une pièce de théâtre… Si je lui dis que, dans toutes les formes nouvelles, il y a du texte et de la mise en scène, il me répond qu’il faut un auteur, un vrai, et un auteur c’est quelqu’un qui s’intéresse à la composition dramatique. Enfin et surtout, il ajoute qu’il faut des acteurs. Et des acteurs qui ne soient pas dévorés par la mise en scène. Il me cite en contre-exemple la mise en scène de Vincent Macaigne, d’Hamlet qu’il a vue au dernier festival d’Avignon (2011), où il connaissait un acteur qu’il a fait jouer réduit à presque rien, selon lui. Pour lui, l’acteur est rendu invisible dans ce genre de mise en scène. Il précise que, sur le moment, il a apprécié cette représentation, c’était vivant, mais qu’il ne lui en reste rien. Plus largement, il déplore que les acteurs ne soient plus des vedettes, et en particulier, dans le théâtre public. Cela ne fait pas venir les gens. Cela nuit à la médiatisation de l’auteur et du théâtre. « Un auteur ne peut pas gagner sa vie mais peut-être faire fortune », c’est un dicton américain qu’il cite. En France, un auteur ne peut vraiment vivre que si ses pièces sont montées dans le privé, soit dans quelques salles parisiennes qui font encore du théâtre d’art où elles peuvent avoir du succès, d’après lui. Mais même le théâtre privé est devenu difficile. Les charges sociales en France sont devenues si élevées que de grandes distributions sont devenues impossibles. Le coût de l’acteur a presque doublé. Pourtant les salles du privé à 30 euros la place sont pleines, mais il faut en 80 et 140 représentations pour « amortir le spectacle », ce qui veut dire rentrer dans les frais de répétitions, de décors et de costumes, etc., en plus de payer les acteurs – et j’imagine l’auteur et le metteur en scène… (Combien ? Il ne dit pas, et je n’ai pas le front de lui demander…) Une pièce ne peut donc être montée que si elle peut attirer du public. La recette est simple : une comédie et des vedettes. Il déplore l’indigence actuelle de la critique qui a perdu son influence, c’est « terrifiant », dit-il. Témoignant que, sans la critique, il ne serait jamais devenu qui il est devenu. Bref la question pour lui c’est comment devenir un auteur à succès (pour gagner sa vie en tant que tel). Le rôle du théâtre public, pour lui, est de découvrir des auteurs, dans des pièces qui ne sont pas forcément des comédies, et de les faire grandir comme sous serre, puis de leur permettre d’acquérir suffisamment de renommée afin d’être joués dans le privé et de connaître enfin le succès.

En n’écrivant que des comédies ? Je manque de m’étrangler tant ces questions me semblent loin de ce que l’art ébranle chez moi, mais je reste stoïque. J’écoute et, à certains moments, relance la question. Par exemple, sur l’art de l’acteur.

Oui justement, dis-je, l’art de l’acteur. Les metteurs en scène qui ont été des artistes ont tous eu une pensée de l’acteur. Par exemple, Vitez ou Claude Régy… Ils ont eu besoin du théâtre public pour mener avec des acteurs une recherche de fond sur leur art, et qui était aussi une pensée politique, par exemple sur l’idée du collectif ou la critique du spectacle. (Je pense aussi sans les nommer à Didier-Georges Gabily, puis plus proches de nous, à Pascal Rambert, Hubert Colas, ou aux Chiens de Navarre…)

Claude Régy, me rétorque-t-il, je ne suis plus du tout. Quand on voit ce que Jean-Quentin Châtelain devient dans Ode maritime… Pessoa, je préfère de toute façon le lire, je ne vois pas l’intérêt de le porter à la scène.

Nous n’avons vraiment pas les mêmes positions ni regards, mais sans doute aussi parce que nos regards se sont élaborés différemment, même si je ne comprends plus très bien Claude Régy non plus. Je peux comprendre Jean-Marie Besset, parce que j’ai commencé par voir des pièces de théâtre et par construire mon regard à partir de cet exercice qu’était le fait d’assister à une pièce en bonne et due forme. Je peux aussi me souvenir que c’était intéressant, mais que ça m’a introduit à aimer un théâtre procédant de la critique de cette forme conventionnelle. Serais-je arrivée à cette autre manière de voir, de penser et de sentir le théâtre sans ces débuts ? Quoiqu’il en soit, je peux encore voir un théâtre plus convenu, qui, en soi, n’est pas fatalement poussiéreux. Je tente quand même de lui dire que ce que j’aime aujourd’hui au théâtre, c’est voir des choses qui participent d’un inconnu et sentir la pensée qui se développe avec cet inconnu-là. J’abrège, comprenant à son regard que je ne me ferais pas comprendre à moins d’écrire ce livre que je veux écire depuis longtemps et de le lui faire lire ensuite. Je reprends l’idée de départ, la spécificité du théâtre public, et je lance que si c’est de servir de rampe de lancement à des auteurs pour qu’ils gagnent leur vie dans le privé, je ne vois pas très bien en quoi le contribuable y a intérêt… où est l’intérêt général là-dedans… ? Ma remarque l’intéresse. Pour lui faire entendre que je ne suis pas sectaire, je précise que les formes telles celles de Vincent Macaigne ou, beaucoup plus onéreuses, de Warlikowski (qu’il avait cité comme détestable), me posent en effet problème sous l’angle de l’argent. La nouveauté artistique n’est pas un passe-droit pour dépenser à tort et à travers au nom de l’art ce luxe si merveilleux, qui, aujourd’hui, étant donné l’état financier de notre société, n’exprime qu’une morgue déplacée à l’égard des millions d’anonymes qui triment pour presque rien. Il abonde en mon sens et cite la mise en scène de Dämonen de Lars Noren par Ostermeier, paraît-il hors de prix, malgré une distribution réduite de quatre acteurs, Thomas Ostermeier ne se déplaçant pas en tournée… sans une centaine de personnes ! ! Je savais le coût d’une petite lecture de Patrice Chéreau (10.000 euros la soirée comme je l’ai dit dans ma précédente chronique), mais je ne pouvais pas imaginer qu’on acceptât dans les budgets des théâtres publics de pareilles dépenses…  « Je n’aime pas l’argent », me dit Jean-Marie Besset, citant De Gaulle. A le voir, je le crois.

J’aborde alors la question des metteurs en scène du public, comme Alain Françon, qui, à peine ayant retrouvé leur liberté en perdant leur poste de directeur de théâtre, empilent les mises en scène, en partie dans le privé. Je lui demande ce qu’il en pense Je précise que je n’ai vu aucun intérêt artistique à sa mise en scène de Fin de partie à la Madeleine en juin dernier. Jean-Marie Besset ne me répond pas franchement. Il me parle de Planchon qui avait l’habitude d’exploiter ses spectacles, quand il était directeur du TNP à Villeurbanne, sur des scènes du privé parisien. Pour Jean-Marie Besset, il semble que cette idée de jouer sur les scènes parisiennes est très importante, que c’est la condition de la médiatisation et par suite d’une chance de succès pour l’auteur (ou dans le cas de Planchon, du directeur d’un théâtre metteur en scène…). Je le relance en lui parlant d’un cauchemar que j’ai fait. J’avais vu privatiser et démanteler tout le théâtre public, le privé ayant redoré son blason artistique grâce à quelques metteurs en scène transfuges du théâtre public…

Non, me répond-il, ce n’est pas à l’ordre du jour. Les pouvoirs publics attachent beaucoup d’importance à nos théâtres publics. Et d’ailleurs, pour tout vous dire, le théâtre privé en effet a peut-être besoin du lustre de quelques metteurs en scène qui se sont formés dans le public… Je ne veux pas dire… Enfin, ce n’est plus que ce fut…

Ainsi, le théâtre public pour Jean-Marie Besset n’a pas de fonction véritablement spécifique. S’il évoque tout au début de l’entretien le fait que « les théâtres publics sont essentiellement en région », il ne parle aucunement des missions de décentralisation et d’aménagement du territoire, de démocratisation culturelle. Pourtant, quand je visite le site des Treize-Vents, il semble loin d’ignorer cette question. Il m’apprend d’ailleurs qu’il a mis en place un dispositif pour que 50 % des acteurs jouant dans son théâtre soit de la région. En fait, il semble dire que le théâtre public a connu une dérive et aujourd’hui, il faut le reprendre en main, qu’on fasse du théâtre dans les théâtres. C’est en fait une manière douce de nier complètement, sans discussion possible, les formes nouvelles. Quand je lui dis qu’elles sont de toutes façon minoritaires et appelées à le rester au mieux, puisqu’elles viennent de la logique d’un régime de l’intermittence, aujourd’hui brisée, qui permettaient à des acteurs de produire en dehors des maisons de théâtre, selon eux-mêmes, des pièces portant leur parole propre, il en est d’accord. Je ressors imperceptiblement déprimée, comme écrasée par ce déni. Si lui a pu rire des formes nouvelles méchamment, je n’ai pas eu le cran de lui renvoyer que le théâtre poussiéreux de la pièce de théâtre sociale-démocrate avec sa petite morale à la clé et son lot de débats à la sortie, m’ennuyait à crever. D’abord parce qu’il n’y avait plus assez de temps de répétitions pour donner chair et souffle à cette forme et ensuite parce que dès que ça commence on sait ce qui va arriver et où on est…. Des acteurs récitant un texte qu’ils ont appris à jouer avec plus ou moins d’âme, et une progression dramatique plus ou moins bien cousu de fil blanc.  J’étais plutôt prête à lui parler de démocratie des formes, de la nécessité qu’il existe des formes à la marge, qui injecte du jeu dans la forme théâtrale canonique (devenue souvent pompière à force d’incarner un discours sur ce que serait le « vrai théâtre »), qu’il y ait une critique possible de cette forme canonique… Mais j’ai vu que j’allais l’ennuyer, qu’il savait déjà ce qu’il pensait et n’était pas prête d’évoluer sur cette question. Je n’avais même pas envie de lui en vouloir… Qu’est-ce que des hommes comme lui attendent de l’art ? Qu’est-ce que la liberté de penser pour lui ? Qu’est-ce qu’être différent ? Est-ce qu’il sait qu’on peut sentir et voir autrement le monde quand on n’est pas administrateur de quelques cosmogéroncratie comme la SACD et pourtant être écrivain à part entière ? Est-ce qu’il a déjà pensé à la phrase d’Adorno sur la poésie après Auschwitz, qui ne veut pas dire plus de poètes mais plus de formes estampillées disant Bonjour, je m’appelle Poème, prenez une mine admirative et emplissez-vous de beauté avant d’aller exécuter vos viles tâches quotidiennes ! Bonjour, je m’appelle Pièce de Théâtre, je ne fais que passer en vous apportant quelques pensées bien senties…

Difficile d’en vouloir à Jean-Marie Besset. Il a d’abord accepté de me rencontrer sans me connaître, ce qu’Alain Françon n’a pas encore fait malgré plusieurs appels de ma part. Ensuite, à la différence de la plupart des guépards que sont les metteurs en scène de renom et d’un certain âge, il s’exprime à coeur ouvert et sans prétention.

Remerciemenents à Jean-Marie Besset.