Dans ma précédente chronique, j’ai promis d’aller interviewer un metteur en scène du théâtre public qui a récemment travaillé au théâtre privé de la Madeleine à Paris (Alain Françon) et un metteur en scène du théâtre privé qui a pris en 2010 la direction du théâtre public des Treize-Vents, à Montpellier, de manière houleuse d’ailleurs (Jean-Marie Besset). Ces deux interviews n’étant pas encore obtenues, je me propose en attendant de faire une mise au point sur ce qui différencie un théâtre public d’un privé, différenciation que j’ai prise comme allant de soi jusqu’ici, sans doute en raison de mes anciennes études de droit public qui me la rende naturelle.
C’est du droit. C’est donc une terminologue juridique, qui vient de la bipartition des régimes juridiques en un bloc de droit public et un bloc de droit privé, auxquels deux ordres de juridiction correspondent de façon hiérarchisée. Les tribunaux administratifs dont le tribunal des conflits sont en effet les gardiens de la frontière entre public et privé ; ce sont eux qui jugent le caractère d’une activité, caractère en fonction duquel le droit correspondant s’applique, parce qu’il est prioritaire de protéger l’intérêt public. Le droit public étant un droit essentiellement jurisprudentiel (par exemple, les grands principes du service public sont issus de décisions juridictionnelles, et pour certaines du début de la IIIe République). Ce qui garantit une très relative indépendance du droit public par rapport au gouvernement. parce qu’il est prioritaire de défendre l’État et le principe d’intérêt public. L’idée générale est que toute activité publique est d’intérêt général, tandis que celle toute activité privée est lucrative (commerçante). On reconnaît néanmoins à certaines activités lucratives un caractère d’intérêt général, ce qui justifie les aides publiques en ce domaine, notamment dans le domaine économique (par exemple, au nom de l’aménagement du territoire, du développement social, etc). La jurisprudence fondatrice à ce sujet concerne justement un théâtre, c’est l’arrêt Astruc de 1916, au sujet de la société du Théâtre des Champs-Elysées. C’est plus même que l’intérêt public qui fut reconnu : c’est le « caractère d’une activité de service public » des activités culturelles et de loisirs du moment qu’organisées par la puissance publique, ou par des organismes privés mais placés sous un certain contrôle de la puissance publique. Ce placement sous un certain contrôle public, veut dire deux choses : un droit de regard sur les comptes, et surtout, des contraintes liées à l’activité publique. Entre autres, pour les théâtres : participer à l’aménagement du territoire, à l’éducation culturelle, comme au soutien à la création en tant qu’activité non rentable.
Histoire de la structuration du théâtre public. Le premier théâtre public a été fondé en 1920 par Firmin Gémier, c’était le Théâtre National Populaire, un troupe itinérante (Jean Vilar fut nommé à sa tête en 1951). Le Front Populaire crée une sous-direction aux Beaux-Arts, à l’Instruction Publique. La construction du ministère de la culture à venir est liée à celle du théâtre public.
Tout le monde croit connaître l’œuvre de Jean Vilar, qui installa le TNP à Chaillot, et un peu moins celle de Jeanne Laurent au gouvernement, qui en 1947, fondit avec ce dernier un théâtre public au nom de la « décentralisation théâtrale ». Cela aboutit à la création du festival d’Avignon et de théâtres publics en province, souvent articulée à des troupes de théâtre existantes. Il s’agissait de populariser le théâtre. On les appela les centres dramatiques nationaux (CDN). Ce sont des organismes de droit privé, sous forme de SARL, sous tutelle publique. Leur « mission de création théâtrale dramatique d’intérêt public » s’exerce dans une « zone définie par le contrat » de décentralisation cosigné par le directeur qui doit « faire de son centre un lieu de référence nationale et régionale pour la création et l’exploitation des spectacles créés par son équipe », « s’efforcer de diffuser des œuvres théâtrales de haut niveau », « rechercher l’audience d’un vaste public et la conquête de nouveaux spectateurs », tout en une prêtant une « attention particulière à la sauvegarde des métiers spécifiques du théâtre » et en accordant « une priorité à la formation et à l’initiation au théâtre en menant des actions conjointes avec les établissements scolaires et les universités »), ceci selon des modalités précisées dans un arrêté de 1995. Ils sont financés par l’État et les collectivités territoriales. En 2008, Pascal Rambert arrivant à la tête du CDN de Gennevilliers, ajoute la mention « CDN – de création contemporaine », afin d’associer des cinéastes (Olivier Assayas, Jean-Paul Civeyrac, Christophe Honoré… ), des plasticiens, des photographes (Valérie Jouve, Nan Goldin en 2010-11), un chorégraphe (Rachid Ouramdane) aussi bien qu’un poète sonore (Christophe Fiat). Non pas pour dire qu’un théâtre est une auberge mais que le théâtre public contemporain s’hybride aux autres disciplines artistiques. Hybridation non pas au sens d’une lapalissade, au sens où un peintre se ferait scénographe (Gilles Aillaud pour Grüber par ex) ou un compositeur réaliserait une musique de scène, mais d’une manière qui bouleverse la hiérarchie structurant ordinairement la mise en scène autour de la primauté du texte écrit. Ainsi, l’écriture plastique d’un plateau dans la création contemporaine telle qu’elle se distingue d’un théâtre d’interprétation du texte, se fait à égalité avec celle du texte. Je souligne ceci ici, en attendant d’y revenir en conclusion.
Courage, lecteur, ce n’est qu’un début.
En 1959, Malraux fonde le ministère chargé des « affaires culturelles », autonome par rapport à l’Education Nationale, et en 1961, la première Maison de la Culture. Au Havre. La seconde sera à Bourges en 1963. Aujourd’hui, il y en a à Amiens, Bobigny, Créteil… Leur mission est de développer l’accès au théâtre, mais aussi à la danse et aux expositions.
Avec Pompidou président, apparaissent de nouveaux équipements culturels, centres d’action culturelle et centres d’action communale par exemple, plus axés sur l’animation que sur la création.
Jack Lang, qui crée le Ministère de la Culture en tant que tel, a crée un label, de scènes nationales (1990) qui désigne en gros des lieux transdisciplinaires de diffusion (danse, théâtre, marionnettes, cirque, musique… ). Il a été attribué à des lieux déjà existants, qui en échange de leur adhésion à une mission de service public reçoivent des financements de l’Etat. Ce sont des établissements qui ont pour mission de participer au développement culturel dans leur ville et leur territoire. On a regroupé ainsi des maisons de la culture, des centres de développement ou d’action culturelle. Les scènes nationales sont environs 70, financées par les collectivités territoriales et l’État, via les DRAC (direction régionales des affaires culturelles), ainsi que sur leurs recettes propres (environ 20%). Ce sont souvent des associations loi 1901, à but non lucratif. Elles sont soumises à la charte des missions de service public du spectacle, élaborée par Catherine Trautmann ministre socialiste de la Culture et de la Communication en 1998. Cette charte réaffirme le principe de pluridisciplinarité artistique ainsi que les partenariats avec d’autres structures culturelles locales en vue de l’éducation culturelle de la population.
En 1986, Chirac premier ministre réorganise le Ministère de la Culture et ajoute une direction à la Communication (médias, politique audiovisuelle, etc.) Ceci dit, pour le contexte politique et ses nuances…
Enfin, les théâtres nationaux. Ce sont des EPIC, nom barbare qui signifie établissements publics à caractère industriel et commercial, pour désigner des activités publiques d’intérêt général qui peuvent être prises en charge par le privé, mais organisées par la puissance publique. Chacun a une mission spécifique : la Comédie française, le financement d’une troupe de comédie ; le Théâtre de l’Odéon (depuis 1971), la diffusion du théâtre européen et le Théâtre National de la Colline (créé en 1988), celle du théâtre contemporain ; le Théâtre National de Chaillot (1975), depuis peu la promotion de la danse ; le Théâtre National de Strasbourg (1972), la gestion de l’école supérieure d’art dramatique ; et l’Opéra Comique, la diffusion de l’art lyrique. Le Théâtre National de Bretagne à Rennes, malgré sa dénomination et l’école d’acteurs qu’il abrite, est né de la fusion entre un CDN et une Maison de la Culture. En 2008, le Ministère a demandé aux théâtres nationaux de partir à la recherche de fonds privés pour compenser la diminution des subventions (article rue89).
A cette première structure, il faut ajouter aujourd’hui, une constellation de lieux associatifs, subventionnés essentiellement par les collectivités territoriales, en partie, nées d’initiatives privées, mais qui constituent par leur esprit des théâtres publics. Lieux de résidences, lieux de création, lieux de production… A Bagnolet, tout près de Paris, le Théâtre de l’Echangeur en est un exemple. Mais il y a aussi à Vitry, le Théâtre-Studio fondé en 1968 par Jacques Lassalle qui succédera à Antoine Vitez à la Comédie Française… A Paris, il faut remarquer parmi les cinq théâtres municipaux une disparité de situation : le Théâtre de la Ville, et le théâtre Paris-Villette, sont bien des lieux dédiés au théâtre public tandis que le théâtre Mouffetard et les Théâtres 13 et 14 le semblent moindrement, et que le Théâtre du Rond-Point sous la direction de Jean-Michel Ribes semble allègrement mélanger les genres, Guy Bedos voisinant avec la dernière création de Rodrigo Garcia, cet auteur metteur en scène d’un théâtre performance assez trash.
Et le théâtre privé alors, c’est quoi ? Avant de voir rouge sur les quelques gros théâtres privés très commerçants de Paris, il faut voir la myriade de petits lieux privés, qu’on découvre dans Pariscope et qui sont des salles à louer (comme bon nombre des salles du off à Avignon). On découvre là un théâtre plus ou moins amateur avec souvent de sincères prétentions artistiques ou en tout cas culturelles (par ex, le théâtre de la Huchette qui joue en continue tout Ionesco depuis 1957). Ces lieux à l’économie moyennement florissante se distinguent par exemple d’un Théâtre de la Renaissance affichant en ce moment La nuit sera chaude de et par Josiane Balasko, et de théâtres privés ouvertement commerciaux. Mais la visibilité du boulevard ne doit pas faire oublier que dans les années 50 – 70, soit avant la structuration du théâtre public, certains théâtres privés qui ne sont pas de « petits lieux », ont été lieux de création. Par exemple, l’Athénée – Louis Jouvet à Paris ne devient public qu’en 1982, alors qu’il est dirigé par Pierre Bergé, après avoir accueilli Jean Vilar, Peter Brook, Claude Regy ou Matthias Langhoff… C’est dans ce sillage-là qu’un théâtre de La Madeleine (lié à France-Culture dans des co-production pour le festival d’Avignon) ou L’Atelier invitent des metteurs en scène qui se sont faits dans le théâtre public (Jacques Lassalle, Jorge Lavelli, et actuellement Chéreau à L’Atelier ; Luc Bondy, Martinelli actuellement directeur des Amandiers à Nanterre, Françon ex directeur du Théâtre National de la Colline, à la Madeleine… ). Ces théâtres privés qui ne sont pas ouvertement racoleurs sont un peu la vitrine de L’Association pour le Soutien du Théâtre Privé (l’ASTP) créée en 1964 avec l’aide du ministère des Affaires culturelles de Malraux et placée sous son autorité, ainsi que de la mairie de Paris. « Si la notion de Théâtre Privé renvoie d’abord à un statut économique, lit-on sur leur site Internet, elle désigne aussi une réalité artistique issue d’une longue tradition théâtrale. Le Théâtre Privé perpétue ainsi un modèle d’exploitation théâtrale indépendant [je souligne] qui a longtemps caractérisé la vie du théâtre français, avant même l’essor considérable qu’a connu le Théâtre Subventionné depuis la Libération et l’aventure de la décentralisation théâtrale ». On poursuit sur un ton plus lyrique : « Animé par des professionnels passionnés, le Théâtre Privé présente en France une forte spécificité : un directeur de Théâtre Privé ne se contente pas d’exploiter un lieu, il est aussi son propre producteur qui choisit, accompagne et défend chacun de ses spectacles. Cette exception française fait des Théâtres Privés des lieux de création incontournables, qui demeurent plus que jamais un terrain de découverte, de promotion et de diffusion d’œuvres originales et de nouveaux talents. » C’est dire l’ambition, quoique l’idée de « nouveaux talents » sente le renfermé de la foire aux vanités qu’a toujours été le théâtre. Du point de vue juridique, le principe est que ne peuvent adhérer à cette ASTP les seuls théâtres qui ne reçoivent aucune subvention publique.
Plongée en eaux troubles. Mais, d’une part la Ville de Paris distribue des aides au déficit, à l’entretien et à la restauration des salles, et à la création, même si cette aide est marginale par rapport à l’économie des théâtres privés (5%). D’autres part, les théâtres une fois affiliés reçoivent un « soutien à la création d’œuvres originales » grâce à une taxe. Elle est perçue sur tous les billets vendus aussi bien dans le théâtre public que dans le théâtre privé, du moment que le spectacle a été produit par un théâtre privé. Ce qui sous-entend que des théâtres publics peuvent acheter et rentabiliser des productions privées, avec l’argent public, productions a priori lucratives. Créée en 2004, cette taxe de soutien « à la création » peut faire illusion sur le plan artistique, mais dans la réalité, la notion de création est juridique : un texte de one man show est une œuvre originale. Autrement dit, la frontière privé / public est perméable sur tous les plans (comme j’ai tenté de l’argumenter dans ma précédente chronique de juillet), aussi bien du contenu que de l’organisation économique.
L’égalité de concurrence… On peut s’en inquiéter, d’une part parce qu’on ne voit pas pourquoi l’argent des contribuables pour prendre un argument ras de terre servirait à embellir les établissements commerciaux, c’est-à-dire à enrichir tôt ou tard des individus qu’ils soient acteurs ou directeurs de théâtre, même au nom du principe de la création qui aurait là bon dos. D’autre part, il y a dans l’air, de façon plus générale, une remise en cause de l’intérêt public, via la pression du droit communautaire. On a ainsi pu lire des articles dans l’Express en 2007 (que j’ai malheureusement perdus) où était argumenté l’idée qu’il serait plus juste de répartir à égalité avec les théâtres publics la subvention pour l’art théâtral, et le critère de cette justice serait le nombre de spectateurs. Avec la Révision Générale des Politiques Publiques qui frappent de plein fouet les théâtres publics, et les astreint à évaluer leur activité en nombre de sièges, on voit l’avenir de cet argument. Mais surtout, se brouillerait la frontière public / privé, dont la seule justification est de protéger des rigueurs du droit privé des activités fragiles économiquement car non rentables, mais en échange soumises à des contraintes de droit public. En ce sens, je rappellerais le propos de Luc Bondy (article du Monde, du 6 jv 2009) qui, au moment, où il convoitait le théâtre des Bouffes du Nord, déplorait qu’en France on soit tatillon sur la frontière privé / public. Comme il apprécie follement le boulevard britannique, il en regrettait seulement le prix des places et proposait de démocratiser ce plaisir en subventionnant le prix des billets. Après tout, on a bien les billets de cinéma indistinctement subventionnés pour les tarifs jeunes et chômeurs, que ce soit pour le dernier Hollywood ou un film d’auteur produit avec des fonds publics. Cela fait belle lurette que la confusion des genres taraude l’idée d’activité d’intérêt public méritant l’application d’un droit spécial. Pour finir, je tiens aussi à dire que des comportements propres au secteur privé se sont depuis très longtemps immiscés dans le théâtre public, que ce soit en terme de salaires de directeurs de CDN (salaires négociés au coup par coup à chaque nomination : on a entendu parler de 10.000 euros pour certains), ou d’achat de spectacles (comment justifier que l’on paie 20.000 euros une lecture de Patrice Chéreau dans une scène nationale, à quel titre l’argent public devenu si rare dans la création peut-il ainsi alimenter un artiste aux moyens déjà considérables et qui n’a plus rien à prouver à personne ? où est l’intérêt public là de faire lire La Douleur de Duras qui était elle-même une artiste qui a su refuser de l’argent pour ses scénarios à ce tarif-là ? Les exemples de productions délirantes, où l’argent public soit paie des vedettes (comme Isabelle Huppert) soit des projets médiatiques, sont malheureusement très nombreux…)
Du point de vue postmoderne. On pourra soutenir qu’un one man show particulièrement bien réussi, depuis que des cours de stand up sont donnés au Conservatoire de Paris, c’est de l’art. La tolérance, la considération de l’absurdité des différences entre arts mineurs et majeurs, la critique de l’art pompier, l’idée que le divertissement fait partie du monde, la promotion des arts dits populaires, tout cela met à mal une certaine conception qu’on pourra dire « autistique » de l’art dramatique. Pour enfoncer le clou, on pourra soutenir que donner du succès popularise, c’est démocratique, donc c’est d’intérêt public, donc c’est bien, donc subventionnons Josiane Balasko, et ne soyons par regardant sur ses cachets, où est le problème.
Prendre de la hauteur. Le théâtre public, c’est une activité avant d’être une structure, caractérisée par le fait d’être indépendante de tout intérêt particulier. Cette activité désintéressée s’exerce à développer la recherche dans la création théâtrale. Je reviens ici à cette mention de « CDN de création contemporaine » que Pascal Rambert, auteur metteur en scène qui a passé la dernière décennie à repenser le théâtre de façon critique en le confrontant à l’art contemporain et à la littérature contemporaine, ajouta à la définition du théâtre de Gennevilliers dont il a pris la direction. Tout son projet est typique de ce que pourrait être un théâtre public aujourd’hui. Chaque création recevant en coproduction de façon égale aux autres (80.000 euros, en 2008). Un volet important de son travail est l’animation d’un atelier d’écriture qui réunit régulièrement 150 à 200 volontaires une fois par semaine, certains ayant participé à des créations du théâtre. Enfin, et surtout, les créations sont toutes liées à la recherche, et sont confrontés aux arts plastiques, à la danse et au cinéma. Parce que la création théâtrale depuis des décennies n’existe vraiment en tant qu’elle crée vraiment quelque chose qui n’existe pas déjà, qu’au croisement de ces disciplines. C’est ça qui différencie un théâtre disons désuet, d’un théâtre qui fait irruption, qui pourra faire se demander à des hommes de théâtre désireux de garder jalousement leur territoire dans la subvention tout en prospérant sur leur médiocrité, « si c’est bien encore du théâtre ». Question policière, genre : Montrez-moi vos papiers, ne seriez-vous pas un sale étranger ? Ainsi Pascal Rambert a créé un lieu dont l’atmosphère est profondément celle d’un théâtre public, lieu ouvert sur la ville, ouvert sur les artistes passionnés par l’invention de formes, la question de l’invention d’une forme étant liée à celle de la singularité d’une parole à tenir. Certes, il y a beaucoup de faiseurs y compris dans l’invention de formes qui n’ont pas de parole particulière à soutenir (ainsi une part d’une avant-garde de pacotille) mais le principe même de l’invention formelle, c’est d’être inspirée par une parole qui ne se reconnaît dans aucune précédente, et qui cherche à tout prix à se dire, à se formuler. On voit ainsi des artistes travailler quasiment gratuitement, au mépris de toute reconnaissance publique, pour tenter de dire ce qui les traverse, et on voit là ce qui les différencie d’autres, que je qualifierais de sociaux-démocrates bon teints, qui ont toujours beau jeu de rappeler qu’il travaille pour un large public au nom du refus de l’exclusion, alors qu’en souterrain, ils ne travaillent qu’à leur carrière personnelle. Personnellement, je ne vois pas en quoi l’argent public devenu si rare et précieux dans la culture devrait servir à ça.
« (….) les Grandes Institutions Culturelles, de par l’évolution rapide du monde, se trouvent désuètes. Ce sont des ruines qui s’ignorent.Avec le soutien de l’État, elles fonctionnent aveuglément dans l’idée marchande du résultat. Elles ont leurs habitudes, leurs spécialistes, leurs médias, leur public, et continuent comme les politiciens et les philosophes d’ignorer les transformations du monde. L’essentiel, évidemment depuis longtemps occulté, est la création en soi. Le mot lui même banalisé, s’est vidé de son sens ». Claude Régy, 1999, L’ordre des morts.
Le théâtre de recherche, se reconnaît d’abord à un travail d’acteur atypique. Tous les grands metteurs en scène de Vitez à Régy, qui ont laissé leur nom ont repensé le travail d’acteur, donc le corps en scène. Ils ont aussi tous repensé l’écriture théâtrale, Vitez ayant pris des textes qui n’étaient pas de théâtre pour faire des montages, et Régy ayant été à la recherche d’écritures contemporaines qui permettaient de sortir le théâtre de toute psychologie pour travailler sur des zones où un « œil s’inventerait » (Claude Régy, L’état d’incertitude, 2002).
La seule autre raison d’entretenir un théâtre public est de promouvoir l’accès à la culture théâtrale, et donc l’art de la mise en scène, de l’interprétation de textes du répertoire. Mais cela ne peut à aucun titre justifier des productions faramineuses, que ce soit en scénographies ou costumes, en cachets exorbitants de vedettes ou de metteurs en scène starifiés. Ce travail-là se doit d’être désintéressé et d’être en rapport avec la vie réelle des gens dans le public, qui est chiche. A quoi rime de dépenser des centaines de milliers d’euros pour cultiver des gens sinon les humilier un peu plus en leur rappelant que la culture appartient à un monde luxueux auquel ils n’auront en vrai accès qu’en rêve ? Qu’est-ce que ça raconte justement d’autre que la séparation infranchissable entre une culture bourgeoise et des gens coincés dans la vie économique, irréversiblement ? Cela ne peut que favoriser la haine de la culture, in fine. N’est-ce pas d’ailleurs cette méfiance au moins envers la culture qui est aujourd’hui partout ? Moins dépenser d’ailleurs de façon somptuaire permettrait peut-être aussi de dépenser mieux, de payer plus d’artistes, de créations dans l’ensemble… C’est aussi l’idée que l’artiste à l’activité désintéressée est solidaire de ses semblables. Or, quand on connaît le milieu des metteurs en scène français, on ne peut que sourire à l’idée d’imaginer qu’ils aient une fois dans leur vie un comportement non corporatiste, de solidarité entre eux… Mais la plupart du temps, en concurrence pour capter l’argent public dédié à la création, ils s’ignorent cordialement.