« S’écrire, c’est cesser d’être pour se confier à un hôte – autrui, lecteur – qui n’aura de cesse désormais pour charge et proie que votre inexistence. »
Maurice Blanchot
« J’écris pour me parcourir (…) Mais le visage est un peu plus loin reperdu. J’ai cessé depuis vingt ans de me tenir sous mes traits. C’est pourquoi je regarde facilement un visage comme si c’était le mien. Je l’adopte. Je m’y repose. »
Henri Michaux
Je conçois le risque esthétique comme étroitement lié à la question suivante : comment faire œuvre avec l’intimité de l’auteur ? Comment exposer ce qui, selon Gérard Wajcman, n’existe que dans le caché, le secret, l’ombre. Ce qui est en deçà des images.
Le paradoxe se fait rapidement entendre et l’on comprend l’entreprise risquée si l’on suit son hypothèse que l’auteur développe dans son ouvrage Fenêtre. Chroniques du regard et de l’intime. Mais n’est-ce pas également la fortune de tout travail d’écriture, que de s’aventurer au plus près d’un sens à venir ? « Au fond de l’océan, un texte indéchiffré fascine l’écrivain, reconnaît ainsi E. Jabès. C’est dire combien téméraire sont ses plongées ! ». Et, si « le sens, précise J.-L. Nancy, a besoin d’une épaisseur, d’une densité, d’une masse et donc d’une opacité, d’une obscurité par lesquelles il donne prise », s’il « se laisse toucher comme sens précisément là où il s’absente comme discours », il nous faut entendre également que « penser a quelque chose d’onéreux ». « La pensée coûte cher », affirme ainsi J-L. Nancy. C’est reconnaître combien faire œuvre d’écriture avec soi, se penser à travers ses visages, « dessiner les effluves qui circulent entre les personnes », décuplent l’écueil propre à l’auto-représentation.
Car exposer l’intime, s’exposer à l’intime, c’est courir le risque de sa disparition dans le temps de sa monstration. Rendre public, donner à voir cette « part secrète qui échappe au regard » deviendrait dès lors une position intenable pour l’auteur. « Se laisser atteindre, meurtrir, démolir dans son être », souligne encore J.-B. Pontalis. On ne peut penser l’intime en dehors de sa mise en scène, en dehors d’un processus qui porterait atteinte à la personne propre. « L’analyse, le rêve, l’écriture : trois mouvements actifs qui me déprennent de moi-même, poursuit l’auteur. Le moi s’y perd, le je s’y trouve (…) » Voilà une des raisons pour laquelle je travaille l’image comme un scénario nocturne me réfléchirait, aussi bien à travers mes traits qu’au regard d’une fiction de ma personne. « Je m’adresse donc à vous dans la nuit comme si au commencement était le rêve, explique J. Derrida (…) c’est que le rêve est l’élément le plus accueillant au deuil, à la hantise, à la spectralité de tous les esprits et au retour des revenants ». Rendre perceptible dans mon travail cet espace qui n’en est pas un – cet espace en marge d’une réalité visible, historique, mimétique -, c’est prendre le risque que l’on puisse croire que cela n’a jamais existé. Il n’en est rien.
Mais, à l’inverse, ne peut-on envisager la nécessité d’une exposition comme condition même d’existence du sujet ? La mise en lumière et en parole qui le menace, n’est-ce pas aussi, dans le même mouvement, ce qui lui permet d’être ? « (…) c’est que celui qui parle poétiquement, écrit M. Blanchot, s’expose à cette sorte de mort qui est nécessairement à l’œuvre dans la parole véritable ». Il n’y aurait pas d’existence en quelque sorte sans un regard qui pourrait inquiéter celui qui se pense.
Ainsi, pour Michaël Foessel dans son ouvrage La privation de l’intime, « l’intime n’est pas nécessairement le secret et l’invisible, l’intérieur et le caché, il manifeste quelque chose. On peut même soutenir que l’intime n’est rien d’autre qu’un mode particulier de manifestation, une manière d’apparaître irréductible à toutes les autres ».
C’est au coeur de ce questionnement que je vous invite à découvrir Jacques a dit. À partir d’un jeu d’enfance (Jacques a dit), d’une œuvre de Balthus, La leçon de guitare, de quelques mots pris dans L’amant de Marguerite Duras, l’intime se manifeste. Un intime qui, toujours selon Michaël Foessel, n’est « pas tant la fuite hors du monde qu’une manière de se rapporter à lui sur un autre mode que celui de l’adhésion naïve ». Le philosophe réagit aux critiques parfois peu construites autour d’un narcissisme exacerbé de l’auteur qui, bien souvent, accompagnent les représentations de l’intime, telles que, par exemple, les autofictions. Et pourtant : « (…) je me fais l’impression de côtoyer un abîme sans fond et d’éprouver, si je puis dire, la présence même de ce qui n’est pas », explique P. Lacoue-Labarthe quant à l’écriture. La démarche autofictionnelle, bien qu’elle ait pour dessein d’offrir une expression au soi, en engendrerait sans doute également de nouvelles, et qui pourront être, à l’extrême, éloignées de soi.
Voilà un autre risque. D’en oublier les prolongements du sujet qui se crée, en dehors de sa personne. « Celui qui parle en lui, reconnaît une nouvelle fois M. Blanchot à propos de celui qui s’attache à l’écriture, c’est ce fait que, d’une manière ou d’une autre, il n’est déjà plus lui-même, il n’est déjà plus personne. Le « Il » qui se substitue au « Je », telle est la solitude qui arrive à l’écrivain de par l’œuvre ».
Tout comme, ce risque : celui d’une exclusion de l’intime de la sphère politique. Or la proclamation est, dans Jacques a dit, la condition d’une existence intime. Car à partir d’une reconnaissance liée à sa divulgation, le sujet peut se reconstruire et tenter de s’extraire de tout déterminisme, de tout isolement subi, grâce à la présence du spectateur, cet autre indispensable dans le processus de création de soi.
Virginie FOLOPPE
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+ la vidéo « Jacques a dit » (Dossier « Le risque esthétique »)
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ELEMENTS
Virginie Foloppe crée des images (vidéos et photographies) et depuis trois ans écrit les poèmes de ses vidéos.
Chargée de cours à la Sorbonne Nouvelle, elle enseigne les représentations de l’intime et le cinéma de Kim Ki-duk.
http://virginie.foloppe.pagesperso-orange.fr/