EDITO : Qu’est-ce que la technocratie ? / David Christoffel

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Dans les débats, des fois, le souci écologique passe pour une résistance au progrès technologique. Alors qu’on ne peut quand même pas dire qu’il en va de même de l’exigence de démocratie. Mais à considérer l’histoire des résistances à la technique, on s’aperçoit que les technophobies ne sont pas systématiquement écologiques puisqu’on peut même considérer que les écologies elles-mêmes feraient quelquefois mieux d’être un peu moins technophiles… Comme l’écrit François Jarrige, dans son histoire des résistances à la technique, Face au monstre mécanique : « […] plutôt que les actes de barbaries et d’ignorance tant dénoncés, les résistances au monstre mécanique s’apparentent le plus souvent, hier comme aujourd’hui, à des appels à faire entrer les techniques en démocratie… » N’est-il maintenant question, au point où nous en sommes, le débat étant arrivé à un tel degré de technicité, d’aller se satisfaire d’une gentille quasi-rétrograde  séparation de la technique comme simple moyen et de la technique sous-jacente à la modélisation de tel ou tel régime politique.

Le temps de durcir le consensus autour du fait qu’on ne peut pas revenir sur les décisions déjà automatisées que continuent de s’automatiser des procédures d’automatisation de la validation par les utilisateurs…

On peut aussi se souvenir de la manière dont Deleuze identifiait le propre du capitalisme comme l’intégration systématique de sa limite externe dans sa limite interne. À considérer sa dynamique argumentative, une écologie ainsi extra-capitalistique en tant qu’elle désintègre systématiquement ses limites internes au-delà des affaires d’externalisation. C’est pourquoi nous avons soupçonné le capitalisme d’avoir tellement intégré le technocratisme que les procédures d’automatisation des évolutions sociales comme des décisions politiques auront tôt mécanisé jusqu’aux protocoles de leur justification.

C’est-à-dire que la machine fait aussi ce qu’elle peut. Dès que la machine le permet, la réorganisation en cours désagrège la question de la pertinence de l’ordre du jour : « L’immense facteur d’incertitude semble diminuer au point que la société technologique perfectionne la calculabilité de la domination scientifique de l’homme et de la nature, et qu’en même temps le concept même de rationalité, en tant qu’étalon du changement social, devient incertain [1]. »

C’est pourquoi nous avons sollicité des contributions pour explorer quelques aspects de l’actualité dans le champ de ce qu’en conséquence il peut être rupestre d’appeler les productions de l’esprit. Pour envisager les réponses les plus variées possible à la question, nous pourrons consulter deux contributions sur les rapports entre l’avancée dans l’ère numérique et l’évolution des discours : l’article de Thierry Morineau (Pour une analyse écologique du travail et de la technologie) sur les altérations de la cognition au contact des environnements virtuels et l’étude de Marie Chagnoux (Subjective objectivité) sur les procédures d’effacement énonciatif dans la production de l’information contemporaine. Question de répondre théoriquement aux étaux technocratiques des entreprises théoriques…

Le paradoxe énorme, c’est que plus la technologie semble autonomiser ses finalités (au point que les ontologistes entendent l’intelligence artificielle dépasser les consciences collectives), plus la substitution avec le principe de réalité paraît indépassable pour autant que ses effets n’ont sûrement jamais été aussi intolérables. Nous pourrions même soutenir que le capitalisme cognitif arrive à ce point de maturité où son renouvellement n’a plus besoin de s’adresser à quelque conscience tout à fait incarnée. Au plus peut-il ménager le bon « fonctionnement de ses utilisateurs ».

Pour essayer de relever de quel nouvel ordre il nous faut rendre compte, nous avons associé deux entrées qui cherchent à qualifier anthropologiquement le rapprochement de l’homme et de ses machines : l’essai de Nathanaël Wadbled (L’homme est un animal cybernétique) et la présentation de Jean-Paul Baquiast (à propos de son ouvrage, Le Paradoxe du Sapiens).

Comme on voit tout de même le monde évoluer, on sent que son évolution automatique est intenable et on semble troublé à garder une vision joyeuse de ce qui peut être fait. S’agit-il de le compter à ce qu’il est raisonnable d’attendre ? Le calcul est-il sur ce point pensable ? Peut-on seulement se refuser avec l’allure luxueuse qu’en prend le raisonnement ?

« La démocratie est le minimum, qu’il faut absolument exiger, mais le minimum. À l’autre bout, dans ce qu’en mathématiques on appelle un treillis (entre borne inférieure et borne supérieure), on a le maximum. Le maximum, c’est le communisme. Le maximum sans le minimum, c’est la dictature comme privation des libertés. Mais le minimum sans le maximum, c’est le marasme, la déperdition. Et peut-être même aussi, à l’horizon, la dictature [2]. »

Pour terminer, quelques descriptions, aux genres variablement décampés : la fiction post-algorythmique de Sabrina Issa (Le point de vue du technocrate), le mashup de Loïc Le Bertern (Météo du contre-emploi), la liste des effets secondaires du floxyfral (extrait du n° 1 des Insensés sensibles) et la collection des visuels-qui-impressionnent extrait du blog de Fonzibrain.

Pour finir, l’analyse de Franck Lirzin (L’invention de la crise) sur l’incapacité des gouvernants à répondre, sera suivie par deux entretiens radiophoniques avec Francine Lambert et Frédérique Bredouille, cadres de très grandes entreprises, qui détaillent respectivement la gestion des ressources humaines dans une multinationale et la désagrégation du travail dans tertiarisation des délocalisations.

David CHRISTOFFEL

[1] Herbert Marcuse, Le problème du changement social dans la société technologique, Paris, Éditions Homnisphères, 2007, p. 36.

[2] Rémy Bac, « du communisme », revue de(s)générations n° 08, Édition Huguet, Saint Julien Molin Molette, 2009, p. 30.

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