Métabolisations de la « cohésion sociale »

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Dans le cadre du projet Dynamiques citoyennes en Europe

Colloque International / Colloque jeunes chercheurs
Organisé par le réseau de recherche DCIE et la Maison des Sciences de l’Homme « Ange-Guépin » Nantes / France

15/16 mars 2013

Comment une société tient-elle ensemble ? Si les humains sont, comme l’écrit le philosophe Peter Sloterdijk, les étants-ensemble, quels sont les puissants motifs de cette coexistence ? Depuis la Division du travail social d’Emile Durkheim au plus tard, une « métaphore » provenue de la physique post-newtonienne a précairement répondu à la question : ce serait la puissance divine de cohésion sans laquelle « tout serait réduit en poussière » (Buffon). Emancipée du divin, elle permettra pour Durkheim et ses disciples le devenir-cohérent des sociétés. Elle fait de la masse des individus « un agrégat et un cohérent » par solidarité intégratrice, depuis les « masses polycellulaires » déjà douées d’une certaine cohésion jusqu’à la division du travail, qui accroît puissamment le degré de cohésion et l’intensité de vie. Mettant cette solidarité en mouvement, Marcel Mauss s’étonnait philosophiquement, quelques années plus tard, de cette étrange cohésion réalisée « par adhérence et par opposition, par frottement comme dans la fabrique des tissus, des vanneries ». Cependant, Gabriel Tarde, célébré naguère par Deleuze et Guattari, Baudrillard et Sloterdijk, prenait le contre-pied de Durkheim en s’inspirant de Leibniz par son « tournant monadologique » au sein de la science des conglomérations. Ces entrecroisements s’oublièrent-ils durant plus de cinquante ans ? C’est vers 1980 que l’expression ressurgit avec force (Jacques Donzelot), jusqu’à devenir omniprésente et à s’officialiser au début des années 2000 en planifications nationales et européennes, en ministères de la « cohésion sociale ». Ne s’agit-il là en Europe que d’un idéologème suggérant la « mort » des luttes de classes ? Toute conflictualité s’estomperait-elle au profit d’une réparation généralisée des désordres sociaux, reconnaissant au besoin une fracture sociale qui la conforterait ? Un camouflage de l’atomisation du politique ? S’agit-il dès lors d’euphémiser une « homéostasie autarcique » destinée aux humains vulnérables, qui les fait « se soutenir pour s’aider » eux-mêmes, parfois entrés en dynamique citoyenne de résistance déjà ? Durant ces deux journées, les intervenants pourraient méditer sur une double métaphorisation suggérée par Hélène Thomas : les corps des humains se briseraient « tel un squelette selon la métaphore de la fracture sociale », tandis que le corps social s’arracherait ou se contusionnerait « tel un muscle, ou un tissu » selon la métaphore dissociative de la perte de cohésion sociale.

Il faut désormais faire tenir ensemble des sociétés qui ne se nourrissent plus de la « figure de cohésion essentielle » d’un ordre transcendant. Alors s’étoufferait le social dans la cohésion, se disloquerait la cohésion dans le social. Selon Marcel Gauchet lisant Pierre Clastres, les figures contemporaines de la cohésion sociale ne procédent ni de la laïcisation ni de la sécularisation, mais d’une métabolisation de ce qui « passait autrefois par la religion sous un autre visage », au défi de la pure jonction rêvée de la communauté avec elle-même. Par un enveloppement généralisé, l’Etat diffuserait la vieille fonction « symbolique » de cohésion, disséminant des lieux sans soi, des sois sans lieu (Peter Sloterdijk). Dans la panique, qui est autant pulvérisation que totalisation, holisme que singularisme, le dieu Pan se concentrerait au cœur de la cohésion sociale, en un « centre qui ne préexiste pas au système puisque c’est celui-ci qui le fait émerger » (Jean-Pierre Dupuy).

Dès lors, la cohésion et le social, s’abolissent-ils, s’accomplissent-ils dans les « sonosphères », les essaims, les écumes, les mousses, les grappes, quand « toute chose est une société » telle une « congrégation religieuse d’une prodigieuse ténacité » (Gabriel Tarde) ? Si l’invocation de la cohésion sociale est l’ultime recours de ceux qui cherchent leur salut dans cette contexture que Wilhelm Dilthey ou Alexander Kluge appellent Zusammenhang, que Freud, traduisant Le Bon, appelle Zusammenhalt, la totalité sociale serait-elle autre chose qu’une synthèse aussi momentanée, instable de conglomérations (Peter Sloterdijk) ? Cette étrange, élastique cohésion – Hegel l’appelait « cohésion totale » – l’art contemporain la magnifierait en architecture, peinture, musique, dans le théâtre d’un Werner Schwab ou d’une Elfriede Jelinek, les collages dadaïstes d’une Hannah Höch opérant la vivisection de la cohésion sociale au couteau de cuisine, Metropolis, Cosmopolis ? Dans la pièce du poète expressionniste révolutionnaire Ernst Toller, la présence ou l’absence d’un trait d’union, de pensée, qui conjugue ou oppose, intègre ou expulse la masse, la foule et l’humain dans sa cohésion reste indécidable : MasseMensch, Masse-Mensch – faut-il s’aventurer dans quelque trou noir où la cohésion sociale s’engouffre ?

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Synthèse :

Intégrale :

Annexes :

M. Dobre A. Haesler (Univ. Caen) le Systeme Ponzi.pdf