Revendications syndicales et écologiques : une convergence nécessaire mais en rien évidente / Wilfried Pennetier

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Depuis la fin du XXe siècle, les questions environnementales sont devenues incontournables, y compris au sein des organisations syndicales. Si des convergences entre les revendications sociales portées par le mouvement syndical et les revendications environnementales portées par le mouvement écologique sont possibles et souhaitables, les perspectives et les bases sociales différentes qui sous-tendent ces deux mouvements peuvent les amener à entrer en confrontation sur des sujets aussi fondamentaux que la définition d’un développement économique durable ou soutenable, ou plus concrètement sur la place de l’industrie au sein de l’économie.

I – Mouvement syndical et questions environnementales : des convergences historiques

Le sens commun présente généralement les organisations syndicales et plus largement le mouvement ouvrier comme ayant toujours été en retard et en retrait sur les questions écologiques. A ce titre, les mouvements politiques et syndicaux issus du mouvement ouvrier sont souvent accusés de « productivisme », tant le « développement des forces productives » fut centrale dans leurs programmes, que ce soit dans l’optique d’atteindre le point paroxystique aboutissant à l’amplification des contradictions du capitalisme, dans le but de faire advenir une société socialiste ou, plus prosaïquement, de garantir aux salariés le plein emploi et l’accès à un certain standard de vie matérielle (production de masse).

La réalité est évidemment bien plus nuancée. Premièrement, si les questions environnementales ont pu apparaître ignorées des organisations syndicales, il faut bien reconnaître que ce reproche peut être adressé à l’ensemble de la société, tant la période s’étirant de la révolution industrielle aux trente glorieuses a largement fait fi de toute préoccupation écologique. Deuxièmement, on peut trouver dans les textes de certains syndicalistes du début du vingtième siècle, tel Emile Pouget [1], une dénonciation du « sabotage capitaliste » comme « moyen d’exploitation intensifié » qui dégrade la santé des hommes, altère les produits et saccage la flore et la faune. Par ailleurs, les questions environnementales font de longue date l’objet de débats lors des congrès des diverses confédération syndicales, même si ces questions furent d’abord appréhendées à travers le prisme du travail (sécurité et conditions de travail) ou de la défense du consommateur [2]. Plus récemment, la montée des problématiques environnementales a amené les principales organisations syndicales à prendre position sur la question du « développement durable » ou « soutenable ». Ainsi, la CGT revendique d’avoir « investi » le terrain du « Développement Durable » entendu comme « un développement qui s’efforce de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs », et a défini un certain nombre « d’axes revendicatifs » allant de « la maîtrise des biens publics mondiaux », en passant par « la réduction des inégalités, la responsabilité sociale des entreprises, le contrôle et la régulation des multinationales », et  last but not least, « la transformation des modèles productifs ». De son côté, la CFDT, engagée de longue date sur ces problématiques, milite notamment pour un développement durable « socialement équitable [3] ». Par delà les confédérations, un groupe de syndicalistes vient récemment de lancer un appel à la mise en place « d’un réseau éco-syndical permanent qui devra être le levier d’un débat public sur la question écologique dans le mouvement syndical et plus généralement dans le monde du travail [4] ».

Les revendications environnementales peuvent en effet être un relais puissant pour certaines revendications syndicales. Ainsi, le libre échange, pivot de l’actuel système économique néolibéral, peut-il être dénoncé autant pour ses ravages économiques et sociaux que pour ses implications négatives pour l’environnement. Au delà des dégâts sociaux provoqués par une ouverture dogmatique à la concurrence internationale (chômage, compression des revenus salariaux) [5], la prise de conscience de l’absurdité environnementale de certains échanges internationaux permet de donner davantage de poids à la dénonciation du libre échange, et notamment d’élargir cette dénonciation à certaines catégories sociales qui n’étaient pas directement concernées par les problématiques sociales. Par ailleurs, le rapport n’est pas univoque, puisque les revendications sociales peuvent également renforcer certaines revendications écologiques, comme en témoignent les travaux sur la justice environnementale, où la résorption des inégalités sociales est présentée comme une condition première de la réalisation d’un véritable programme écologique. Les tenants de cette vision s’attachent à démontrer que les inégalités environnementales touchent d’abord les populations les plus défavorisées [6].

Pour autant, la convergence des revendications syndicales et des revendications environnementales n’est ni systématique ni évidente. Elles peuvent se trouver en opposition frontale sur certaines orientations fondamentales [7] ou lors de conflits locaux [8].

II – Syndicalisme et « écologisme » : des perspectives différentes, sources de divergences

Le problème fondamental nous semble être celui des perspectives distinctes vers lesquelles s’orientent, d’une part le syndicalisme et, d’autre part, l’écologie.

En effet, le cœur de la question sociale portée par le mouvement syndical est celle des rapports de production [9]. Les rapports de production sont évidement un rapport social, mais dont les manifestations concrètes se nouent au sein du rapport salarial. De cette perspective découlent deux conséquences :

1) l’importance centrale donnée aux rapports de production aussi bien du point de vue analytique que revendicatif. Les rapports de production y sont à la fois le problème et la solution, le « dépassement » du rapport social capitaliste devant aboutir à en établir de nouveaux [10] ;

2) l’accent mis sur le caractère conflictuel de ce rapport social.

En revanche, la perspective écologique se place non plus au niveau des rapports de production mais à une échelle à la fois plus englobante et plus totalisante. Pour reprendre la phraséologie marxiste, les infrastructures (conditions et rapports de production) ne sont plus seulement pénétrées par l’environnement mais sont englobées par celui-ci. L’environnement surplombe alors l’humanité, réduite à une  espèce parmi d’autres se partageant un même écosystème. Il en découle :

1) que le rapport fondamental n’est plus celui des rapports de production, mais celui du rapport à l’environnement ;

2) la question écologique, en tant qu’impératif collectif, se doit de faire consensus, là où la question sociale produisait au contraire du dissensus [11] .

Du fait de ces différences de perspective, le risque est clairement que la question écologique soit perçue comme autonome des rapports de production, et surtout comme plus importante que les revendications sociales portées par le mouvement syndical. Pour le dire autrement, les « impératifs » écologiques impliqueraient que tout leur soit soumis, voir sacrifié : la lutte contre le chômage au profit de la décroissance, la sauvegarde de l’industrie au nom de la lutte contre la pollution, jusqu’au développement lui-même, fut-il « durable » ou « soutenable », qui, en tant que perspective, porterait en lui les germes du productivisme [12]. De ce point de vue, les revendications syndicales et environnementales, non seulement ne peuvent converger, mais sont condamnées à s’opposer.

Or, une telle vision est actuellement portée et soutenue par ce qu’on pourrait appeler « l’écologisme » entendu comme discours et comme projet politique. Dans sa version hard cet « écologisme » pourrait être défini comme l’idéologie qui postule une supériorité pratique et éthique de l’environnement (que celui-ci soit assimilé au climat, à la « nature », à la planète…) sur l’humanité et ses besoins, idéologie que l’on retrouve en partie parmi certains partisans de la « décroissance ». Elle peut déboucher sur des formes d’actions radicales telles que l’éco-terrorisme [13], et fait craindre à certains l’établissement « d’une dictature verte [14] ». Dans sa version soft « l’écologisme » pourrait se résumer au discours dominant, repris en chœur par les principaux responsables politiques et médias, visant à resserrer les opinions autour d’un thème consensuel (qui serait contre la défense de l’environnement ?), l’écologie devenant un nouvel opium du peuple [15]. Même les entreprises multinationales publient désormais d’élégants rapports annuels sur le développement durable. On sent bien que de tels acteurs visent, en tenant un discours écologique, par essence consensuel, non seulement à se refaire une image auprès de l’opinion, mais aussi à détourner l’attention des problématiques sociales, les droits des travailleurs étant « noyés » dans un ensemble de « responsabilités sociales et environnementales » où le recyclage des emballages plastiques est placé sur le même plan que la liberté syndicale.

III – Le rapport à la production industrielle, point de tension entre « écologisme » et syndicalisme ?

Si on parle « d’écologisme » entendu comme idéologie, il importe alors de se poser la question des intérêts sociaux qu’elle sert [16], ou, plus précisément, de comprendre quels sont les groupes sociaux qui soutiennent cette idéologie. Du point de vue des catégories sociales, il semble que les préoccupations écologiques, et surtout leur traduction politique, concernent, au-delà du noyau dur des militants écologistes, les fractions supérieures de la classe moyenne urbaine et tertiarisée. Si le vote, le soutien ou l’adhésion à un programme écologique peut avoir plusieurs causes, il convient de constater qu’un parti politique comme les Verts, ou plus largement « Europe écologie », obtient l’essentiel de ses votes parmi la population des centres-villes peu touchés par le chômage. La prégnance de cet électorat fait justement peser un risque sur les possibles convergences entre revendications syndicales et revendications écologiques.

En effet, cette population urbaine, tertiarisée et relativement aisée, peut d’autant plus facilement soutenir et promouvoir des revendications environnementales « radicales », potentiellement défavorables aux classes populaires, que son avenir économique n’apparaît pas menacé par la « décroissance ». Pour le dire autrement, leur rapport à la production est à ce point distancié, que cela peut les conduire à ne voir que les externalités négatives de certaines activités (nuisances, pollutions, risques industriels [17]…) et sous-estimer totalement les externalités positives, et plus fondamentalement l’intérêt déterminant de certaines activités industrielles. Le rapport à la production n’est pas le seul en cause. Le rapport spatial joue également : comment se sentir concerné par l’avenir de l’industrie automobile ou par le prix du carburant lorsque l’on vit dans un centre-ville doté d’un dense réseau de transports publics ? Le risque est alors de polariser les questions environnementales, qui apparaîtraient comme une revendication des classes privilégiées, potentiellement défavorables aux classes populaires.

Plus largement, des conditions sociales objectives poussent certaines de ces catégories sociales à véhiculer et promouvoir un discours vantant les mérites d’une société postindustrielle fantasmée, où le « cognitif » serait une source autonome de création de richesse [18], permettant de se débarrasser d’une production industrielle jugée nuisible. Si nous insistons sur l’industrie, ce n’est pas pour réduire la création de richesse ou de bien-être à la seule production matérielle (ce qui n’est pas le cas [19]), mais parce que nous considérons que le rapport à la production industrielle est au cœur d’une contradiction entre un certain discours écologique et certaines revendications sociales, ces dernières demeurant historiquement, dans leurs objectifs et leurs modalités, attachées à la société industrielle [20].

Le projet d’une France sans industrie peut en effet faire se rejoindre certaines revendications écologiques et le discours néolibéral sur les bienfaits du libre-échange. De ce point de vue, la disparition du tissu industriel serait bénéfique pour notre environnement (plus de pollution !) et participerait à une nouvelle division du travail, où les salariés de pays développés se spécialiseraient dans les tâches intellectuelles de conception à « forte valeur ajoutée » [21], tandis que les pays en développement se verraient échoir les tâches d’exécution. Il y aurait bien des perdants de la mondialisation (les ouvriers et employés de l’industrie) mais ceux-ci se verraient ouvrir des perspectives d’emploi dans les services domestiques. On voit ici que se dessine un projet doublement inégalitaire et anti-écologique. Inégalitaire, car il aboutirait à une double polarisation : dans les pays développés, entre les classes supérieures mondialisées et les classes populaires cantonnées à des emplois de service mal rémunérés (ou plus exactement cantonnées dans des emplois au service des classes supérieures : gardes d’enfant, tâches domestiques…) ; au niveau international, entre les pays développés extrayant, par leurs droits de propriété, la plus-value produite dans les pays en développement. Anti-écologique, car la consommation des pays développés impliquerait des importations massives, sur de longues distances, d’importantes quantités de produits [22]. Bien entendu, ce projet est irréaliste, en particulier parce que les pays émergeants ne resteront pas longtemps cantonnés à des fonctions subalternes, et qu’il susciterait dans les pays développés de fortes tensions sociales.

Il nous apparaît, au contraire, que tout projet écologique cohérent passe par une redéfinition du rôle de l’industrie et de l’économie (produire pour répondre aux besoins humains et sociaux [23], et non plus créer des besoins pour accroître la production [24]) et non pas par l’engagement mortifère dans une économie de rentes basée sur des services improductifs (la finance, le commerce, la communication/publicité… et à l’autre bout, une nouvelle domesticité composée de femmes de ménages et de gardes d’enfants [25]). Une telle transformation impliquera donc de réorienter le développement économique dans ses objectifs (bien-être social, préservation de l’environnement) et pas nécessairement de le réduire [26]. Cette transformation devra immanquablement s’accompagner d’un changement dans la répartition du surplus économique, notamment via une réduction du temps de travail, de façon à ce chaque citoyen contribue à une activité productive et/ou utile socialement, les forces productives (et le temps de travail associé) libérées par la fin de certaines activités improductives pouvant être redeployées vers les secteurs essentiels. Bien entendu un tel projet ne manquera pas de provoquer la résistance d’intérêts économiques et de groupes sociaux qui tirent parti du système économique actuel. La convergence des luttes écologiques et sociales sera donc déterminante. Il est fondamental que l’écologie soit une « écologie populaire [27] ».

Wilfried PENNETIER

Economiste.

[1] POUGET E. (2006), Le sabotage, Mille et une nuits (réédition de 1912), 112 p.

[2] MOURIAUX R. et VILLANUEVA C. (1994), « Les syndicats français face à l’écologie, de 1972 à 1992 », Mots, juin, n°39.

[3] Syndicalisme Hebdo, 23 octobre 2008, n° 3189.

[4] http://ecosyndicalistes.org

[5] Sur ce point, voir l’ouvrage fondateur de ALLAIS M. (1999), La mondialisation : La destruction des emplois et de la croissance : l’évidence empirique, éditions Clément Juglar, 647 p., ainsi que l’analyse empirique de DEMOU L. (2010), La désindustrialisation de la France, les cahiers de la DGTPE, n° 2010/01, 47 p.

[6] Sur ce point, voir LAURENT E. (2009), « Ecologie et inégalités », Revue de l’OFCE, Presses de sciences Po, n° 109, pp. 33-57, ainsi que LARRERE C. (2009), « la justice environnementale », Multitudes, n° 36, pp. 156-162.

[7] Comme le choix de développer une industrie du nucléaire civil.

[8] On peut ainsi penser au conflit de l’usine textile Cellatex, en juillet 2000, où les salariés confrontés à la mise en liquidation judiciaire de leur entreprise, avaient relâché plusieurs centaines de litres d’acide sulfurique dans un affluent de la Meuse, utilisant l’intérêt pour l’environnement pour faire pression sur le gouvernement français pour qu’il leur permette d’obtenir une augmentation de leurs primes de licenciement.

[9] Si la première fonction d’une organisation syndicale fut et demeure de défendre les intérêts matériels et moraux de ses adhérents, les confédérations syndicales se sont données des objectifs plus larges de transformation sociale (cf. Charte d’Amiens de 1906).

[10] Et, dans ce cadre, à de nouveaux rapports à l’environnement.

[11] Plus fondamentalement, c’est toute la Politique, au sens fondamental du terme, qui peut alors se retrouver marginalisée et décrédibilisée, le débat politique se trouvant remisé face à « l’impératif » écologique. Cette négation du politique se retrouve notamment dans le discours stigmatisant les « comportements individuels » comme étant les principaux responsables de la surconsommation et de la surproduction. Notons ici la profonde divergence philosophique et pratique avec un mouvement syndical qui a toujours  privilégié à la fois une analyse en termes de rapports sociaux et des actions fondées sur des mouvements collectifs.

[12] Voir HARRIBEY J-M. (2009), « la décroissance : nouvelle utopie ou impasse ? », Encyclopédie Universalis, pp. 944-950.

[13] Qui, de ce point de vue, peut rappeler la tradition de l’action violente présente dans certains mouvements ouvriers (sabotage…).

[14] FILPO F. et LEPAGE C. « Vers une dictature verte ? », Libération, 20 septembre 2008.

[15] Pour reprendre la formule du philosophe Slavoj ZIZEK (l’Humanité du 27 janvier 2010).

[16] Pour paraphraser la célèbre expression de K. Marx et F. Engels, « l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante ».

[17] Ou toute activité présentant un risque est susceptible de tomber sous le coup du « principe de précaution », désormais inscrit dans la constitution française. Pour un point de vue critique, voir le pamphlet de DE KERVASDOUE J. (2007), Les prêcheur de l’apocalypse : pour en finir avec les délires écologiques et sanitaires, Plon, 264 p.

[18] MEDA D. (1999), Qu’est-ce que la richesse ?, Flammarion, 423 p.

[19] Nous nous rallions tout à fait à la thèse développé par Jean-Marie Harribey (HARRIBEY J-M (2002), « le travail productif dans les services non marchands », la Pensée, n° 330, pp. 33-45), où, à partir de la distinction entre valeur d’échange et valeur d’usage d’un bien ou d’un service, on peut tout à fait concevoir que nombre d’activités produisent une valeur d’usage sans nécessairement faire l’objet d’une transaction marchande.

[20] Si la réalité syndicale a bien entendu évoluée, la majorité des salariés et des syndiqués n’appartenant plus stricto sensu aux secteurs industriels, les modes d’actions (grèves) et d’organisation (fédérations professionnelles) en découlent encore largement.

[21] Et plus largement dans un système économique « rentier ».

[22] En fait, une telle vision pourrait être résumée par la formule anglaise « not in my backyard », dans laquelle les risques environnementaux ou industriels d’une activité ne sont pas appréhendés en terme d’intérêt général mais uniquement d’un point de vue individuel ou local, ce que certains auteurs caractérisent comme une « privatisation de la question environnementale » (CHASKIEL P. et SURAUD M-G (2009), « la responsabilité environnementale des entreprises : une réponse économique à la politisation de la production », Revue française de socio-économie, n° 4, pp. 99-116).

[23] Les méthodes de production pourront également être revue notamment dans le cadre des méthodes d’écologie industrielle  (ERKMAN S. (1998), Vers une écologie industrielle, éditions Charles Léopold Mayer, 252 p.).

[24] L’activité économique devant se concentrer sur la production de biens et services essentiels au bien être social et individuel.

[25] L’utilité sociale de ces deux derniers métiers étant incontestable, contrairement aux premiers…

[26] Par exemple, le développement d’un service public de transports en commun « propres » provoquera vraisemblablement un accroissement de la production et du PIB…

[27] LE STRAT A. (2002), « L’écologie peut-elle être populaire ? », Mouvements, n°23, pp. 76-80.