18 lettres à ma fille / lettre 1

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…. Béatrice,

…. Aujourd’hui, tu as sept ans. On t’a sûrement dit que c’était l’âge de raison. On te l’a peut-être répété sans que tu comprennes véritablement ce que ça signifiait. Rassure-toi, on ne comprend pas toujours ce que les autres expliquent. Avec le temps, ça vient. En général, avec le temps ça vient.

…. Aujourd’hui, ta maman t’a prévenue qu’elle te lirait une lettre de moi. Elle te l’a peut-être annoncé au réveil, ou juste après l’ouverture des cadeaux. Des lettres, je t’en ai écrites 18. Une par anniversaire jusqu’à tes dix-huit ans, puis six autres à des dates différentes. Je les ai écrites pendant les 18 jours que nous avons passés ensemble, rien que nous deux, quand tu étais encore un bébé.

…. Béatrice, tu ne dois pas être triste. Je ne suis pas près de toi, mais je t’ai tellement aimée que c’est comme si je t’accompagnais tous les jours. Sais-tu que quand j’ai écrit cette lettre, tu dormais au dessus de moi, dans ta chambre juste au dessus de moi ? Tu pourras demander à ta maman de t’emmener un jour dans la maison que nous avions aménagée pour ton arrivée, et où nous n’avons finalement pas vécu, à part ces dix-huit jours. Ce n’est pas beaucoup, mais c’est assez quand même pour que la mémoire de nos jeux se soit incrustée dans les pièces. C’est là qu’ensemble on a joué pendant dix-huit jours. On a ri. Quand tu étais bébé, Béatrice, tu riais tout le temps. J’espère que tu as gardé ce talent. Si un jour tu es triste, rends-toi dans le salon où nous avons joué, ou devant la maison si elle a été vendue, et ris. Ris aux éclats, en pensant à moi, à nous deux, aux bruits des jouets sur le carrelage et à l’amour de ton père.

…. Aujourd’hui, Béatrice, tu as sept ans. J’espère que tu as été sage. Que tu as été sage cette année, et les six autres années où je ne t’ai pas parlé par lettre interposée. J’attendais que tu comprennes. Et tu vois, pour tes sept ans, je te dis les mêmes choses que ceux qui sont autour de toi. J’espère que tu es sage. Que tu es devenue une jolie petite fille qui donne satisfaction à sa maman. Que tu as de bonnes notes à l’école. J’ajoute : j’espère que tu ris. Souvent. Quand je te changeais, je chatouillais tes pieds et je soufflais sur ton ventre, et ça te faisait rire.

…. A présent, je vais te faire partager un secret. Demande à ta maman de continuer à lire, mais de ne pas comprendre ce qu’elle lit. Voilà, Béatrice : ce soir, quand on t’aura couchée, ne t’endors pas tout de suite. Attends qu’il n’y ait plus de bruit, et approche toi de la fenêtre. Ouvre-la doucement. Je suis sûr que les volets n’auront pas été fermés : alors écoute, Béatrice. Ecoute par la fenêtre tous les bruits de la nuit. C’est mars. C’est le début du printemps. Respire fort. Regarde devant toi. Pose tes mains sur le rebord. Juste à ce moment là, je penserai à toi. Juste à ce moment là, dans le monde, il y aura plein d’éclats de rire. Si tu te concentres, tu pourras les deviner. Ça fera comme un joli concert pour nos retrouvailles secrètes.

…. Tu pourras rester un peu à la fenêtre, pas trop longtemps. Après, referme là doucement, et retourne te coucher. Ne dis rien à personne. Ta maman aura oublié. Surtout, ne sois pas triste et ne fais pas de cauchemars. Je t’aime, Béatrice. Tu l’auras senti dans l’air de ce mois de mars, tu l’auras senti sous tes mains, tu dois être sûre de ça, et forte de cet amour. Ce soir, je me serai glissé dans l’air de mars pour te rendre visite. Ne le dis à personne. C’est notre secret. Et à chaque fois que tu auras besoin de moi, approche toi d’une fenêtre, le soir, et guette mon amour pour toi à travers les murmures de l’obscurité.

…. Je t’embrasse, Béatrice.

…. Ton papa.

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Ce texte participe d’un atelier d’écriture en ligne

/ proposé par Arnaud Friedmann.

/ vous pouvez connaître la règle du jeu ici.