Poèmes / Tal Nitzán

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Une après-midi et une petite fille

Tu t’éveilles les pommettes brûlantes, le visage crispé par le mécontentement du réveil. Un chagrin de trois ans : Pressentiment des chagrins que t’attendent. Qu’est-ce qui aurait pu te consoler? Je continue à taper d’une main, te caressant de l’autre. Tu ne penses pas à moi – Peut-être à un bonbon ou à un lion, peut-être à un train. Je ne pense pas à toi non plus – mais à un janvier sombre, froid, qui s’effondrerait entre moi et l’écran si tu n’avais pas forcé ton chemin jusqu’ici . Maintenant c’est l’impatience qui te saisit et me saisit moi aussi:

Tu m’empêches d’écrire le poème sur toi.

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RÉVEIL

Le vil cri strident des colombes a déchiqueté mon sommeil Le rêve-aquarium se brisa Des poissons éblouissants tressaillirent dans les éclats et moururent Reculant devant un autre jour Pas assez bouleversant pas assez tourmentant Pas assez dur pas assez doux terne, oppressant

Tel une plume de colombe.

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LE CANARI
(Décoration intérieure)

Nous déménagerons le canari de la cuisine à la salle de bains Nous déménagerons l’ordinateur de la terrasse à la cuisine Le fils et sa chambre nous les déménageront à la terrasse Nous pousserons notre lit dans le coin de sa chambre Nous installerons la fille dans l’espace qui reste Nous prendrons un autre travail Nous prendrons un autre emprunt Nous dormirons un peu moins Nous demanderons un ultime délai Nous effacerons de nos cœurs Le souvenir tant aimé De la voiture volée Du porte-monnaie perdu De la fenêtre brisée Et si c’est trop exigu nous pousserons Et si c’est amer nous sucrerons Et si ça menace de craquer

Nous le prendrons dans nos bras et nous l’enserrerons.

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Tendres mâchoires

Tu m’aurais  dévorée certainement ne m’avais-tu pas défiée pour me dénuder tendres mâchoires si j’avais laissé seulement la musique si je n’avais pas écouté les paroles je t’aurais eu

insatiablement

C’est le crépuscule de l’ardeur recueillant  dans les coins celui-là seul qui y rampe à merveille la possèdera c’est  comme ça, mon cher, et celui qui persiste, droit, au milieu, gelé disons comme un violoncelle enveloppé dans sa housse l’abritant contre la poussière et le remords entendra toujours la clameur atroce

du temps

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Nuit

Le ronronnement d’une machine bienveillante.
Nos vêtements, notre vaisselle ou nos mots roulent dedans.

L’enfant légère sera lourde de sommeil portée d’un lit  à un autre.

Un livre sera retiré.de l’emprise de sa main

A ce moment mon corps se divise en ennemis sans nombre Aux yeux du chat. Si je gronde, il attaque

Si je ne gronde pas, il attaque.

Encore un homme a été abattu aujourd’hui avant d’arriver chez-lui.
Les plantes flétrissent leurs feuilles résignées ou à regret:

«A partir de maintenant vous êtes tout seuls»

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Je me souviens d’Ettie Hillesum

Murmura-t-elle encore
‘Pourquoi anticiper les ennuis’ quand elle fût transportée de Westerbroek à Auschwitz dans le wagon numéro 12,

‘Elles auraient dû être exterminées comme des puces
ces mesquines peurs de l’avenir’

comme son avenir se ruait vers elle pour l’exterminer? Peut-être devrais-je attendre, me retirer ou tout au moins réciter

‘Pourquoi anticiper la joie’

comme je passe vite le long des carrés jaunes de la vie qui autrefois furent scellés et éloignés et ce soir ouverts vers moi pour me laisser à ma guise entrer ou sortir pendant qu’un bête espoir de bonheur se balance comme une jarre trop grosse

sur ma tête

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La cible

Ils fermaient leur œil non viseur et alignaient la cible et choisissaient un point précis et ajustaient le tranchant de la lame au cran de mire arrière avec tous les viseurs droits et laissant un fil blanc ils tiraient. Mais rataient. Ils sont arrivés à tuer Muhamad El-Hayk, 24 ans, et  à blesser sévèrement son père Abdalla, 64 ans, tout ‘selon les besoins et en accord avec les règlements’, mais ils manquèrent Maisun El-Hayk, la blessant légèrement en dépit de son énorme ventre pourtant une cible parfaite (mais ne l’ont-ils pas déshabillée devant la barricade, avant, pour s’assurer que son ventre était un vrai ventre et  douleur de l’enfantement – la douleur de l’enfantement avant qu’ils ne s’en aperçoivent pour passer aux ‘procédures valables dans les cas d’arrestation suspecte ’?) et ils ont aussi raté la fille fœtus et son envoi au paradis avant qu’elle ne vienne au monde – ils ont dû oublier ce fil blanc – mais ils ont réussi à coudre indissociablement le jour de sa naissance et le jour de l’enterrement de son père et  à renforcer la promesse ‘désormais tu enfanteras dans la douleur’ – il n’y eut pas de douleur plus grande – comme le tir cessa et que Maisun appela Muhamad et que la terreur ou la douleur atroce tordit sa voix (‘Respire doucement et profondément, trouve la position la plus confortable, pense à quelque chose de joli et d’agréable, demande à ton compagnon de baisser la lumière, de faire jouer ta musique préférée, de masser doucement le bas de ton dos’) et lui, a cessé soudainement de répondre, parce que si vous n’avez pas vu une photo de Maisun, ses mains frémir sur sa fille, rose, calme, innocente comme le sont les nouveaux-nés – cependant, elle avait de la chance de lui avoir donné naissance sur un lit d’hôpital plutôt que d’avoir accouché comme ses sœurs le faisaient avant comme un animal devant les soldats et d’avoir alors  titubé pendant dix kilomètres, marchant et saignant, portant son enfant mort comme une offrande – si vous n’avez pas ouvert un œil non viseur pour regarder le visage de Maisun El-hayk, vous n’avez jamais vu

l’enfantement dans les douleurs.

Traduit de l’hébreu par  Denise Boucher, Montréal,  juillet 2005

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Discret

Rien de plus discret que les coups infligés à d’autres; rien ne menace moins la paix d’une âme repue. La défaite dans leurs yeux est muette, leurs bras

pendent immobiles.

Quel agréable silence

excepté un son grêle et perçant, qui dérange surtout le matin, mais se laisse facilement étouffer

par le bruissement apaisant des pages des journaux.

Avant d’être enterrés dans les ruines, ils disparaîtront dans le supplément spectacles, la tasse de café pleine à demie,

la porte qui claque

dans notre foyer
inébranlable.

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Arraché

A la nuit il vient vers moi, le garçon de l’autobus calciné. arraché, il m’est arraché, comme lui sont arrachées ses mains et ses jambes, et je suis sa mère. Un mot bref mère, peut-être arrêté dans sa bouche quand le feu l’avala. Toute la nuit j’essaie de le ramener à son enfance qui trouvait consolation dans mes baisers de tous ses bleus, de toutes ses meurtrissures. Au matin l’oiseau radio vole d’une voiture à ma fenêtre criant vengeance : ils ont tiré ou pas, un obus ou non, sur la cuisine ou sur la chambre à coucher, troisième génération ou quatrième, deux enfants (enfin qu’est-ce qu’ils faisaient là-bas) ou juste une femme enceinte, un vieil homme sourd ou un conquérant aveugle – lève-toi, passe donc

de cauchemar en cauchemar.

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Grâce

Tu n’apaiseras pas l’humiliation du pauvre affamé et tu n’éteindras pas la soif brûlante de revanche ni ne protégeras de ton corps la maison qu’on démolit et le landau de la petite fille montant au ciel en tempête tu ne le saisiras ni ne le reposeras doucement à terre –

tu n’extirperas pas le règne du Malin.

Retourne donc chez toi

va vers ton compagnon, ton unique, celui que tu aimes, * vers la supplique jaune de ses yeux fendus

et enfouis ton visage dans sa fourrure.

Une caresse au chat unique

au monde.

* Cf. Genèse 22, 2 : « Ton fils, ton fils unique, celui que tu aimes – Isaac ».

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Au temps du choléra

Nous sommes face à face, dos tourné aux malheurs du monde. Derrière nos yeux et nos rideaux clos d’un coup la vague de chaleur et la guerre déferlent. C’est la chaleur qui s’apaisera en premier, un vent léger ne ramènera pas les adolescents abattus, ni ne rafraîchira le courroux des vivants. Même s’il tarde, le feu viendra, des torrents d’eau ne sauraient éteindre, etc. * Nos mains, elles aussi, n’atteignent que nos corps : nous sommes une petite foule poussée à mordre, à agripper, à nous barricader au lit alors que dans l’ozone sur nos têtes

un sourire moqueur s’élargit

*Cantiques des cantiques 8, 7 : « Des torrents d’eau ne sauraient éteindre l’amour, des fleuves ne sauraient le noyer. »

Traduit de l’hébreu par Colette Salem, Jérusalem, 2005

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Croire que nous deviendrons amour c’est croire qu’un mouchoir se transforme en lapin. Ainsi, je croirai en ton corps.

Pourquoi ta peau est-elle si douce, mon amour ?

Pourquoi tes cheveux sont-ils si longs et lointains? Plus forte que ma faim de toi est ma passion d’être toi : trancher le monde

d’une lame de beauté.

Tous les instruments d’orientation entre nous – le téléphone, l’ordinateur, la voiture – s’effondrent, l’un après l’autre. Les lampes éclatent.

Ce n’est pas l’obscurité que nous convoitions.

Trois jours ont passé et ton visage est déjà fictif, il s’efface comme l’encre

sur une vieille lettre de non-amour.

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Rengaine

Je n’ai pas cherché la maison de mon enfance à Buenos Aires – Pourquoi me perdre dans les rues qui ont déjà changé de nom, déranger un couple de vieillards ou un adolescent somnolant pour jeter un coup d’œil sans envie dans les chambres obscures qui autrefois, étaient déjà pour moi des alcôves et dont, de toute façon, je ne me souviens pas – Non, je renonce à la grâce illusoire de la nostalgie à laquelle tant de monde s’adonne, surtout, me semble-t-il, les animateurs de radio, et surtout les veillées de fête quand ils ressortent soudain la vieille rengaine d’un chanteur qui, depuis longtemps, est parti au Canada ou s’est reconverti à l’immobilier. Et à ma honte, je me rends compte que je n’ai oublié aucun des mots que je chantais dans mon ardeur adolescente, sans comprendre la débauche qui ressortait de chaque ligne et je frissonne en entendant la voix limpide qui s’unit maintenant au chant et ce n’est pas celle des fantômes de mon enfance,

car c’est la voix de ma petite fille.

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Soirée ordinaire

Nos repas du soir sont légers et pris de bonne heure. Aujourd’hui, laitue rouge et roquette à la vinaigrette, asperges à la moutarde, poires brunes et un morceau de brie. Peut-être un Merlot de la cave. Tu laveras, j’essuierai, on éteindra tout sauf la petite lumière à l’entrée. Je te passerai la veste de velours côtelé, tu poseras le foulard de lin sur mon épaule. L’automne est doux cette année, mais un vent froid monte de la rivière le soir. L’obscurité est fraiche et parfumée sous les deux citronniers du jardin mais dans la rue, la lumière est bleue et vive et la nuit ne tombera pas avant dix heures. Sacha la chatte sautera sur le muret pour une dernière caresse. Pascal nous devancera en courant, boitant comme une ombre bouclée jusqu’à l’avenue des marronniers, limite de sa bravoure où il nous quittera en aboyant. La mousse brille d’un vert singulier sur le vieux pont au bout de l’avenue, nos pieds accoutumés aux pierres grises de la place, la table orientée vers le scintillement des réverbères éclairant déjà la muraille et les tourelles. Une tisane à la verveine pour moi, un petit verre d’anisette pour toi et pour Georges, le plaisir du silence à trois. Avant de revenir au comptoir il laissera sur la table, comme en cachette, les deux petits péchés qui ne passeront pas le seuil de notre porte : une cigarette pour nous deux, tirée de la poche de son tablier immaculé, et le journal du soir. A la page du milieu encore une chronique de l’atrocité du monde. On oscillera tristement de la tête, stupéfiés par la folie de vengeance, par la fureur de destruction au Proche-Orient. Il arrive qu’une photo me donne des frissons. Tu fermeras le journal, me caresseras la main et me rappelleras : loin. Loin. Demain c’est dimanche, les roses ont poussé, sauvages, il faut les tailler, puis le marché de midi, des œufs brunâtres, des pommes, et n’oublions pas les glaïeuls et le savon à la lavande. Sur le chemin du retour, le bleu tourne au violet. Les deux livres patientent au chevet du lit, et jusqu’à demain, patienteront sur la terrasse, le sécateur, tes gants en plastique jaune, les miens bleu ciel,

le chapeau en paille, déchiré, fidèle.

Traduit de l’hébreu par Dr. Isabelle Dotan

Publié in : Chacune a un nom, Femmes poètes et artistes d’Israël,
Anthologie établie par Ester Orner, Paris: Editions    Caractères, March 2008.

Israélienne, Tal Nitzán  est poète et traductrice de l’espagnol et de l’anglais vers l’hébreu. Elle a remporté en 1998 le prix des femmes écrivains, en 2001  le prix du ministre de la Culture attribué aux poètes débutants, et en 2009 le prix du premier ministre pour écrivains. Son livre “Domestica” (2002) a reçu le prix du ministre de la Culture attribué à un premier recueil de poésie. Son second ouvrage, “Un soir ordinaire” (2006) a reçu le prix de l’association des éditeurs , “Café Soleil Bleu” a été publié en 2007. “La première qui oublie” (2009) a reçu le Prix de la Société des artistes et écrivains récompensant une œuvre poétique remise anonymement. Ses poèmes ont été traduits en anglais, en français, en espagnol, en arabe, en portugais, en japonais, en allemand, en lituanien, en letton,  etc..

Elle est également la rédactrice de l’anthologie “D’un burin de fer” (2005), incluant 99 poèmes israéliens contre l’occupation Israélienne. Ses traductions ont obtenu plusieurs prix, dont, en 1995 et 2005, le prix de la création attribué à des traducteurs par le ministre de la Culture. La  médaille du président chilien lui a été attribuée en 2004 pour ses traductions de la poésie de Pablo Neruda.